La contribution des médecins lors de la deuxième guerre d’Artsakh est inestimable. Confrontée à deux guerres, visible et invisible contre la Covid, l’armée blanche a fait tout son possible - et l’impossible - pour faire face. Sans se ménager, sans relâche et sans émotion. Il fallait être opérationnel, chaque vie comptait.
Par Lusine Abgarian
Deux médecins, Eva Avetisyan d'Erebuni en banlieue d'Erevan et Avetis Darbinyan de l'hôpital militaire de Stepanakert, ainsi qu'un infirmier du même établissement, Stepan Harutunyan témoignent publiquement et pour la première fois de leur vécu de ces 44 journées en enfer. Le traumatisme est encore là.
« C’était un jour férié, nous étions chez nous. Lorsque nous avons entendu les premières explosions, j’ai vite fait descendre ma famille au sous-sol de la maison. Il n’y avait plus de connexion téléphonique ou internet. J’ai filé à l’hôpital où je travaille ». Stépan Harutunyan, infirmier à l’hôpital de Stepanakert se souvient aussi du premier blessé amené à l’hôpital, un civil. Chacun sachant ce qu'il doit faire, la réorganisation du travail n'est pas nécessaire dans un premier temps, mais le flux de blessés augmente tellement chaque jour qu'ils doivent libérer toutes les chambres afin de ne plus soigner que les blessés de guerre. « Certains jours, nous n'avions 10 nouveaux soldats blessés mais d’autres, plus de 40. Il y a même eu un jour où nous en avons accueilli près de 300 dans la même journée ».
A Stepanakert, entre quelques minutes de sommeil volées à dormir sur des fauteuils roulants et des nuits interminables sous leurs soupirs, ils dispensent les premiers soins aux soldats dans un hôpital partiellement bombardé et aux fenêtres couvertes de cellophane, avant de les évacuer sur Erevan, où les équipes des hôpitaux de ville, mobilisées comme jamais, les prend en charge dans des conditions plus normales.
Stépan, dont le père fut l’une des victimes civiles, n’évoque même pas sa perte. Sa voix se trouble par contre lorsqu’il parle des 200 policiers blessés suite au bombardement de la Maison de la culture de Chuchi. Un flux ininterrompu de blessés vers l’hôpital, du soir au matin.
Évacuation des soldats du champ de bataille, premiers soins en Artsakh, départ vers les hôpitaux d’Arménie, notamment ceux d'Erevan, pourtant dépourvus d'un nombre significatif de personnel déjà parti pour Stepanakert ou dans les provinces, en appui aux médecins locaux. Tel est le plan opérationnel de l’armée blanche pendant 44 jours.
L’"un de ces soldats", Eva Avetisyan, médecin anesthésiste réanimatrice à l’hôpital Erebuni, est de garde au matin du premier jour de guerre. Elle tient à ne garder que l'aspect "positif" parler des moments forts de cette expérience infernale qu’ils ont tous vécus : « On avait déjà l’expérience du travail en temps de guerre, suite à celle des quatre jours en 2016. Mais là, c’était tout à fait une autre histoire. L’armée blanche s'est montrée à la hauteur, bien qu’elle ait à lutter aussi contre la Covid. Les conditions sanitaires ne nous ont pas empêchés d’être efficaces. L’aide venu de l’étranger -les équipements, les médicaments, des médecins- s'est également révélée inestimable. Eva se souvient aussi qu’« il n’y avait même pas de blessé par balle, c’étaient toutes des blessures par mines à fragmentation, ou des brulures au phosphore ». La doctoresse tient à souligner que cette guerre a montré qu'il existe réellement de très bons spécialistes en Arménie, grâce aux efforts desquels des milliers de vies ont été sauvées.
44 jours de travail sans relâche, la fatigue et l’épuisement ne comptent pas. Pour Eva non plus, c’est psychologiquement que c’est le plus dur : elle doit délaisser son mari' au service à l’armée quant à lui, pour se consacrer entièrement à la survie de ces jeunes de 18 à 20 ans : « Je n’oublie surtout pas les files interminables de parents aux visages perdus qui venaient chercher leurs fils en réanimation. Sans nouvelles de leurs enfants, ils tentaient de les reconnaître parmi les blessés aux visages souvent mutilés ».
Eva travaille depuis 20 dans un service de réanimation. « À côté de la mort ». Elle constate néanmoins que « ce n’est pas pareil de voir mourir un malade et un jeune garçon de 18 ans plein de vie et d’espoir ». Le traumatisme a été trop fort pour qu'elle en soit déjà guérie. Des larmes involontaires coulent le long de ses joues dès qu’elle croise un jeune soldat dans la rue. « Je pense immédiatement à ceux qu’il a été impossible de sauver », -dit Eva.
Avetis Darbinyan, hématologue, effectue son service militaire à l‘Hôpital militaire d’Artsakh au moment où la guerre éclate. Il raconte :
« Il était 7h10. Le bruit des explosions nous a réveillé. J’ai pensé à un feu d’artifice, mais qui pouvait en tirer un si tôt le matin. Ma femme m’a demandé d’aller voir ce qui se passait. Je suis sorti dans la cour. La plupart de nos voisins étaient au service, ils m'ont dit qu’une guerre avait commencée. Les connexions étaient interrompues. Moi, je ne pouvais pas imaginer tout cela. Je suis rentré chez moi pour chercher ma femme et ma fille et nous sommes descendus. Je ne savais pas où les emmener. Il y avait des vieilles femmes dehors, elles leur ont dit d’aller au sous-sol avec elles. Je les ai installées et je suis rapidement parti pour l’hôpital.
Tout le monde était confus, on avait emmené les premiers blessés. J’ai vu le premier soldat mourir ce jour-là. Nous nous sommes battus seuls pendant plusieurs jours, jusqu’à l’arrivée des infirmiers des forces mobilisées. Nous ne sentions plus nos pieds. Il fallait déplacer des centaines de civières avec les blessés.
Les chirurgiens faisaient leur travail dans le bloc opératoire, nous, les thérapeutes, nous pansions les blessés et participions à l’évacuation. Nous avons travaillé plus ou moins tranquillement pendant environ trois jours, puis le bombardement de la ville a commencé. La plupart des bombes a été larguée sur des bâtiments de grande importance et par peur, nous avons descendu une partie du bloc opératoire au sous-sol. Il était dans un état lamentable, poussière, gravats, sols et murs abimés, radiations constantes. Quand les drones se sont faits plus fréquents au-dessus de l’hôpital, nous avons fait descendre le reste des équipements et toutes les opérations ont été effectuées au sous-sol.
Je ne restais pas beaucoup à l’hôpital, je m'occupais principalement des travaux d’évacuation. Je suis allé à Martakert amener des doses de sang et des médicaments. C’était presque sur la ligne de front. Mon père est venu d’Erevan en Artsakh pour récupérer ma femme et ma fille, je n’ai pas dit que j'avais quitté Stepanakert pour qu’il ne s’inquiète pas.
Puis j’ai commencé à emmener les blessés à Sisian. Nous, les thérapeutes, nous étions presque toujours sur la ligne. Avec tout cela, il fallait aussi faire face à la Covid. Plus de la moitié de l’hôpital était infectée par ce virus, nous avec, mais nous continuions à évacuer les blessés. Des médecins ont profité de l’infection pour repartir. Nous étions très affaiblis mais il fallait continuer, debout toute la journée. L’unique chose que nous pouvions faire, c’était de boire du thé, tout le temps. La plupart des civils qui se trouvaient dans les sous-sols des bâtiments étaient infectés et très souvent, atteints de pneumonie. Ils devaient se faire soigner à l’hôpital. Je ne connais pas le nombre de cas de Covid, mais des blessés, nous en avons eu 7000.
Les hôpitaux de Martuni et de Martakert fonctionnaient très bien. Après avoir reçu les premiers soins sur place, les militaires blessés venaient chez nous. Les ambulances du ministère fonctionnaient aussi, de jour comme de nuit. Des médecins bénévoles transportaient les patients. L’évacuation était bien rodée, grâce aux efforts des civils notamment. L’armée ne pouvait pas tout fournir, les médecins volontaires se débrouillaient par leurs propres moyens. Le ministère de la défense nous a juste fait parvenir 4 fixateurs Hoffman, vers le milieu de la guerre, des appareils destinés à consolider les fractures. À cause de cela, sous avons été contraints de pratiquer 10 amputations des jambes. Le supplément, nous l'avons obtenu grâce aux efforts des volontaires et des médecins. Sept traumatologues nous ont rejoint à l' hôpital. S’ils n’étaient pas venus… On nous a amené un grand nombre de soldats blessés le jour des événements de Qarin Tak. Il n’était pas facile de garder son sang-froid, nous sommes aussi des hommes. On ne comprenait pas ce qui se passait. Je me demandais : "pourquoi tout cela" ? Les habitants d’Artsakh en connaissaient le sens et le prix, ils avaient déjà ressenti tout cela. Je les ai compris plus tard, quand moi-aussi j’ai traversé la guerre. J’ai réalisé à quel point c’est invivable de penser qu’une bombe peut te tomber dessus à chaque instant.
Il y a eu des jours où ils ont essayé de bombarder l’hôpital. Heureusement, elles sont tombées plus loin. Une fois, c’était effrayant, le mur du sous-sol a tremblé très fort. La peur. Toutes les femmes se sont mises à pleurer. On essayait de se détendre en faisant des blagues, mais c’était horrible.
J’ai été très touché un autre jour lorsqu’un grand camion a amené des soldats blessés de Hadrout. Ils étaient tous entassés les uns sur les autres. Cela leur a au moins permis d’éviter de saigner.
Quand la Maison de la culture de Chouchi a été bombardée, à cause de la trahison de nos espions arméniens qui avaient transmis des numéros de téléphone aux Azéris, nous avons soigné beaucoup de policiers venus de Gumri et de Vanadzor. Une trentaine d'entre eux sont malheureusement décédés chez nous, .
Il y a aussi une autre histoire que je n’oublie pas. Lorsque le bâtiment du Ministère des Situations d’Urgence a été bombardé, beaucoup de blessés ont été emmenés à l’hôpital de Stepanakert. Les cadavres étaient rangés au premier étage. L’un des infirmiers se tenait à côté de l’un des corps et le fixait silencieusement depuis un moment. Puis il nous a dit que c’était son père. [NDLR Il s’agit de Stépan, l’infirmier, dont le père est décédé lors de cette explosion, alors qu'il aidait les soldats à déplacer des armes].
Le 1er novembre, je suis enfin né à nouveau. Nous allions à Karmir Chouka en ambulance pour y amener des générateurs et des talkie-walkie aux médecins de Taghavard. Le téléphone était inopérant, nous n'avions plus de connexion, il n’y avait personne pour venir nous chercher. Nous entrons à Karmir Chouka, quelqu'un nous dit de conduire vite. Le village est vide, personne. C’est la panique, nous pensons qu’ils vont bombarder, que les Azéris vont arriver avec leurs saboteurs. Finalement, nous apercevons une personne qui fait le signe de croix, nous reprenons notre calme. Nous entendons une explosion. Il nous a fallu moins d’une minute pour transférer les 12 générateurs à essence dans l’autre voiture ! Ce n’est que sur le chemin du retour que j’ai ressenti un choc énorme.
En fait, quand j’étais au front, sous les bombes, je me sentais mieux qu’à l’intérieur de l’hôpital. L’ambiance y était horrible. Je pouvais respirer dehors et je m’y sentais plus utile qu’à l’hôpital. À un moment donné, j'étais tellement blasé que je ne descendais même plus au sous-sol lorsque la sirène d’alerte retentissait.
Je préférais ne pas parler aux soldats, les informations qu'ils rapportaient étaient complètement différentes de l'un à l'autre alors qu'ils venaient tous du même endroit. L’un disait que nous progressions, l’autre que nous reculions. Ces informations contradictoires nous faisaient mal. Ce sont les informations erronées d’Artsrun Hovhannisyan qui nous ont aidées en réalité. Sans ces fausses nouvelles mais très encourageantes, beaucoup de médecins n'auraient pu continuer à travailler. Ils étaient complètement désespérés, nous avions besoin d'encouragements. Quand la guerre s’est terminée nous étions épuisés. Aujourd’hui encore, nous sommes très affectés psychologiquement. Toutes nos ressources étaient consacrées à la guerre. Maintenant, nous sommes déprimés et personne ne nous comprend vraiment, il va falloir des mois, des années même, pour se reconstituer.
Lorsque l’évacuation a commencé, tout le monde est sorti des sous-sols. De nombreux hommes s’y cachaient. Étonnamment, il y avait beaucoup de monde dans la ville. La file de voitures était très longue. Il y a eu un grand embouteillage ce jour-là. Heureusement, c’était brumeux et nuageux, les drones ne pouvaient pas identifier les voitures. Après l’évacuation, le directeur de l’hôpital a demandé aux employés du personnel de revenir, car certains, même des médecins, avaient fui dès le premier jour des combats. Il a menacé de licencier ceux qui ne revenaient pas au travail. Il ne l’a pas fait finalement, tout le monde se connaît là-bas. Parmi ceux qui n’ont pas réellement travaillés, beaucoup ont malgré tout reçu des médailles.
Le soir du 7 novembre, alors que même la police n’était plus là, nous avons décidé que ceux qui avaient des armes devaient faire la garde de l’hôpital. Je suis sorti avec l’un des infirmiers, nous avons fait une prière, nous n’avions pas peur du tout.
Nous entendions le bruit des frappes de drones du côté de Kerkejan, et nous comprenions qu’à tout moment, nous pouvions être touchés. L’infirmier est ensuite parti car on avait amené de nombreux blessés. Je suis resté seul. Je soupçonnais tous ceux qui s’approchaient de l’hôpital, en particulier ceux qui parlaient l’arménien littéraire, c'est la langue qu'apprennent les Azéris à l’école. À ce moment-là, j’ai compris tout le poids de la mission du soldat. Je ne suis resté debout que 2 heures mais j’avais déjà mal à la colonne vertébrale.
La situation était très tendue : nous pensions que les Azéris allaient entrer dans la ville et nous tuer tous. Il était très clair pour nous que nous ne devions pas partir, nous enfuir. Il fallait rester et mourir à Stepanakert, l’arme à la main. À un moment donné, j’ai voulu appeler ma famille pour un dernier adieu. Je ne l’ai pas fait finalement. Mon père voulait venir mais je lui ai demandé de rester pour prendre soin de notre grande famille, au cas où je ne rentrais pas.
J’ai perdu des amis. L’un deux, Narek, servait à l’armée en tant que diacre. Lors de l’un de ses déplacements, un drone est rentré dans sa voiture.
J’avais décidé de ne pas revenir à Erevan avant que la guerre se termine. Le 13 novembre, ma famille est venue à Dadivank pour le baptême de ma nièce. J’ai revu ma fille après presque 2 mois de séparation, elle avait beaucoup grandi et changé. C’était très émouvant. Quand ils sont repartis, ça a été plus difficile de rester. Je suis retourné à Erevan définitivement le 30 décembre.
Je ressens de la peine pour chaque centimètre de terre perdu. J’y ai vécu deux ans et voulais prolonger mon contrat. À mon retour, je ne pouvais pas sortir de mon appartement très longtemps. C’est facile pour les morts, c’est pour nous, les vivants que c’est le plus difficile. J’ai vécu une très longue période d’isolement. Aujourd'hui, je suis toujours dans le même état, mais j’arrive à mieux me gérer car je travaille. Tout est gris pour moi. Il faut du temps. Rien ne me peut me réjouir tant qu’il y a des cadavres qui restent à enterrer, tant que des parents n’ont pas retrouvé leurs enfants. »