Turquie : entre appels à la paix et aspirations véritables, Varuzhan Geghamyan, turcologue

Opinions
09.11.2021

Le processus de l’ouverture des frontières arméno-turques et la normalisation des relations bilatérales ont revêtu de nouvelles nuances depuis la deuxième guerre d’Artsakh dans laquelle la Turquie s’était directement engagée aux côtés des forces armées azerbaïdjanaises.

Propos recueillis par Lusine Abgarian

Nous avons discuté des enjeux et de l’actualité des relations arméno-turques avec Varuzhan Geghamyan, Docteur en histoire, professeur d'études turques à l’Université d’État d'Erevan.

L’histoire montre qu’à chaque fois que la Turquie fait un appel à la paix et que nous y croyons, les résultats sont néfastes pour nous. Croyez-vous qu’un jour, les intentions de la Turquie et ses appels à la paix adressés à l’Arménie seront dépourvus d’aspirations négatives implicites ?

Pour répondre à la question, il faut faire la différence entre ce qui résonne au niveau de la rhétorique et ce qui se passe en réalité. Notons d’abord que depuis le 9 novembre, nous nous retrouvons dans une situation où la Turquie envoie deux types de messages à l’Arménie.

Le premier est le suivant : « nous sommes prêts à normaliser les relations avec vous si vous remplissez les conditions suivantes », et les conditions sont posées. Le deuxième type de message est : « si vous n'acceptez pas nos conditions, voici ce qui se passera pour vous ».

Il s’avère alors que nous avons des messages différents de l’extérieur, mais en termes de contenu, c’est la même chose. Ce n’est pas, comme on a souvent tendance à l’interpréter, une main tendue de la part de la Turquie mais bien une menace cachée, dans une rhétorique à l'orientale. C’est un langage de menace, dissimulé par le doux discours de la diplomatie orientale.

Si nous comparons les récentes déclarations avec celles d'avant le 27 septembre 2020, nous observons une nette différence. Les exigences précédentes, les trois principales conditions préalables posées pour la normalisation des relations n’ont pas disparu aujourd’hui, au contraire : il y a eu des « suppléments ». 

En fait, nous avons déjà consenti à d'importantes concessions et en particulier celles concernant l'Artsakh. Au lieu de reconnaitre ces avancées, la Turquie surenchérit en exigeant de l’Arménie l'octroi à la Turquie d'un couloir à travers le Syunik. Ces conditions s’intensifient chaque jour. Il y a dix jours encore, Istanbul déclarait : « pas un mot sur les relations normalisées avec l’Arménie tant qu’elle ne fournira pas toutes les cartes des zones minées ». Cette déclaration a été faite au plus haut niveau. Nous constatons que ce qui est présenté positivement par la presse, voire par certains groupes d’experts, n’est rien d'autre qu’une menace. Il n’est donc pas question de paix.

Sur le terrain, la situation est pire encore car les exercices militaires autour de l’Arménie, les menaces et leur mise en œuvre, continuent. Ils affirment au plus haut niveau que le Syunik leur sera cédé, tôt ou tard. Et que dire de certains points des accords de cessez-le feu qui stipulent le renforcement de la présence turque dans la région, notamment dans les territoires occupés d’Artsakh, depuis l’ouverture d’un Consulat jusqu'à une présence militaire ?

Ce n’est rien d’autre qu’une tentative d’encerclement et d’étouffement de l’Arménie. Et je ne parle pas des tentatives qui sont faites pour forcer l’Arménie à renoncer à son armée. Tout cela ne vise pas la paix dans la région : celui qui lutte pour la paix ne renforce pas son armée ni ne planifie de nouvelles opérations militaires et respecte nos frontières.

Parler de la paix durable est vain : il n’existe pas de paix durable dans le monde en général, ni dans le cas qui nous intéresse. S'il ne peut y avoir de paix qu’au prix de concessions sans fin de la part de l’Arménie, cela signifie que nous ne sommes plus représentés en tant négociateur d'un accord, mais que nous sommes exclus de ce processus.

En un mot, la réponse est donc : impossible. Si les intentions militaro-politiques de la Turquie pour le Caucase du Sud se confirment, reflets d'une véritable stratégie d’État, cela signifie qu’ils ne veulent pas d'un État géopolitiquement fort nommé Arménie dans la région. Tout vise à affaiblir l’État arménien, ne nous laissons pas bercer par les nuances mielleuses d'un discours à l'orientale.

Comment l’Arménie peut-elle résister aux ambitions du panturquisme, qui vont perdurer probablement aussi longtemps que l’Etat turc existera ?

Un combat réussi et efficace nécessite un bilan sobre et une stratégie reposant sur des scénarios évolutifs. En d’autres termes, la partie arménienne est obligée non seulement de tenir compte des déclarations récentes, mais aussi d'envisager la situation de manière globale et sur le  long terme. Et là, il sera évident où va la dynamique.

Le deuxième paramètre à prendre en compte est le fonctionnement de l’appareil d’État dans son ensemble. Sans une approche étatique exhaustive, il est impossible de lutter contre le défi de l’expansion turque. Tout l’appareil d’État doit être mis à contribution et travailler en ce sens. Ce n’est qu'à cette condition que nous aurons une chance de contrer efficacement la politique de conquête turque.

Une autre implication réside dans la mobilisation de toutes les capacités et ressources pan-arméniennes. C’est pour nous un vrai défi et il est de taille. Il ne sera pas possible de résister à ce mouvement avec nos seules ressources d’État. Nous avons besoin des efforts de chaque communauté arménienne.

Enfin, nous devons aussi renforcer la coopération avec les pays dont les intérêts coïncident avec les nôtres, et il y en a. Je parle, par exemple de notre voisin, l’Iran, aussi bien que de la France, qui comprennent très bien quelles seraient les conséquences de la conquête turque, non seulement pour le Caucase du Sud, mais également pour l’Europe de l’Est, avec le renforcement de ses positions en Méditerranée orientale et jusqu’en Europe de l’Ouest, si elle s'accapare les infrastructures énergétiques de la région.

Après tout, il y a des alliés situationnels et idéologiques de l’Arménie. En l'occurrence, les pays du Moyen-Orient qui connaissent des problèmes avec la Turquie et ont formé une coalition, une alliance antiturque. Ces alliés potentiels, au moins sur certaines questions, peuvent nous permettre de pallier à nos maigres ressources.

Je pense que ces différents éléments peuvent suffire à lutter contre les dangers et les menaces turcs du moment. Pour une réponse « plus durable et plus vaste » en revanche, des programmes à bien plus long terme sont nécessaires : l’amélioration de la situation démographique, la restauration de l’intégrité territoriale de l’Arménie, de celle de l’Artsakh, etc. Bien sûr, tout cela est nécessaire à terme, mais aujourd'hui, chacun des préalables que j'évoquais précédemment constitue une priorité dont la non prise en compte d'un seul d'entre eux nous condamnerait à l'échec. L'approche globale et multilatérale est une nécessité.

Les intérêts personnels d’Erdogan Les intérêts de l’État turc et coïncident-ils toujours dans la politique régionale et internationale ?

Je pense que oui. La Turquie est un État bien établi avec des traditions impériales, où la politique principale peut changer en termes de nuances, mais pas en termes de contenu. Les préocuppations restent les mêmes.

Peu importe qui est au pouvoir dans ce pays, le style et l’approche peuvent être différents, pas le problème ni l’objectif. À titre d’exemple, je peux citer Bülent Ecevit, Premier ministre de la Turquie dans les années 70, considéré comme l’un des politiciens les plus libéraux, un personnages des plus populaires. Mais c’est sur son ordre que la République turque a envahi Chypre, pays membre de l’Union européenne, et l'occupe  toujours aujourd'hui, illégalement, invasion suivie par ailleurs de nettoyage ethnique.

Peu importe qui est le leader, ce qui compte, c'est qu’il n’y ait pas de changement dans l’approche de l’État : l'idéologie et les documents fondateurs de la Turquie moderne font clairement référence  à des entités territoriales vis-à-vis desquelles elle doit assurer sa sécurité nationale et ses intérêts.

Quelle est l’attitude de la société turque envers le tandem turco-azerbaïdjanais ? Soutient-elle ses visées expansionnistes et notamment celles dont est victime le Haut-Karabakh aujourd'hui ?

La société turque est complexe et diverse, il faut être très prudent avant toute généralisation. On peut dire que cette politique est bien accueillie par une grande partie de la société. On peut le mesurer facilement au travers des sondages ou des élections.

La majorité des forces d’opposition elle-même soutient en fait cette politique extérieure. Un certain nombre de forces marginales remettent en question son efficacité, tentent de la contester ou de l’inverser, mais les principaux partis d’opposition soutiennent cette politique.

Elle est ressentie de façon positive et souhaitable par la société turque et lui est présentée comme telle : la Turquie s’est impliquée dans la guerre d’Artsakh et elle l'a gagnée.

Cette politique expansionniste menace non seulement l’Arménie et la région, mais aussi l’Europe. Comment la société civile peut-elle s’engager dans cette lutte ?

En ce moment, il est très important pour les pays européens, notamment pour la France, de renforcer les relations avec l’Arménie au niveau stratégique. Ce qui s'y passe, en Arménie et tout autour, va directement affecter la France et ses intérêts régionaux. Sa contribution active  nous offrirait la possibilité de faire valoir de concert les intérêts de nos deux pays. Le cas échéant, il peut même être nécessaire d'engager une coopération multilatérale, et non plus bilatérale, impliquant d’autres acteurs régionaux dans ce processus, comme l’Iran par exemple.

Je pense à ce propos que le rôle des acteurs de la société civile est capital, tant en Arménie qu'en France. Ils se doivent de faire réinscrire cette question à l’agenda des décideurs politiques et d'user sur eux de toute leur influence, dans le bon sens.

L’Union Européenne soutient le développement de la société civile en Arménie. Il est temps qu'elle le fasse aussi pour le règlement de questions aussi problématiques. Après le 9 novembre, des citoyens qui n’étaient impliqués dans aucun processus ou organisation politique sont descendus dans la rue. Leur nombre était largement supérieur à celui des membres inscrits et des sympathisants des partis officiels. Il existe diverses mouvements qui mènent des activités publiques dont l'objet reflète l’idéologie de notre nation et, surtout, ses problèmes. Je me considère moi-même comme faisant partie de cette société civile et consacre une partie de mon temps à ce type d'activités que je considère comme cause civile nationale.

C’est notre chance de salut car je dis avec regret que toutes nos forces politiques sont aujourd’hui épuisées. Il est temps pour notre génération d’agir, nous, les enfants de cet État. Ceux que nous considérons comme une élite politique et qui ont réussi à construire l’État dans les années 90 avaient notre âge à l’époque.

Tout échec que nous subirons en tant que nation et État à partir du 20 juin sera exclusivement de notre faute, la mienne et la vôtre. Il est temps d’agir, on n’aura pas une autre chance, c’est notre seul plan d’action.

Quel atout nous a donné la reconnaissance du génocide par les Etats-Unis ?

L’utilisation du terme du génocide par le président américain revêt plusieurs aspects positifs, au niveau moral tout d’abord, car il induit la notion de justice.

D'un point de vue de "realpolitik" ensuite, cette reconnaissance est importante à deux titres : premièrement, c’est la victoire de notre campagne internationale en sa faveur, l’un des fondements de notre politique extérieure, celui sur lequel nous construisons des relations avec le monde. Elle nous aide à faire pression sur nos ennemis, nos adversaires, c'est un nouveau « bras de levier » qui nous a été offert.

Le deuxième bénéfice de cette reconnaissance par les Etats-Unis est de nous fournir un petit atout supplémentaire que nous pouvons utiliser au cours des négociations que nous menons avec la Turquie pour contrer sa surenchère d'exigences préalables, d'où son importance pratique

 

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