Les droits humains en Artsakh: entretien avec Gégham Stepanyan, Ombudsman d’Artsakh

Opinions
10.09.2021

Un an après l’éclatement de la guerre de 44 jours et bien que la grande crise humanitaire semble être surmontée, les droits humains en Artsakh continuent à être bafoués de manière régulière. Ces violations continues restent bien souvent ignorées, faute de reconnaissance internationale de ce pays.

Gégham Stepanyan, Ombudsman d’Artsakh, livre au Courrier d’Erevan les principales préoccupations actuelles de son équipe.

Par Lusiné Abgarian

À quels obstacles liés à la non reconnaissance d’Artsakh, l’Ombudsman est-il confronté ?

Cette non-reconnaissance par la communauté internationale crée de nombreux obstacles tant pour les structures étatiques de l’Artsakh que pour la population en général. Si nous parlons des individus, les problèmes rencontrés sont principalement liés à la libre circulation. Les restrictions à la participation à divers programmes internationaux par exemple.

Quant aux organismes publics, eux, n'appartenant pas à un état reconnu, ils sont carrément négligés. S’il n’y a pas de relations officielles établies d'état à état, les pays tiers ou les organisations internationales s’abstiennent de travailler avec les organisations gouvernementales de ce pays.

Dans une certaine mesure, cela concerne également les relations avec l’Institut de l’Ombudsman, à ceci près que notre structure en pâtit peut-être moins que d'autres. À contrario du ministère des Affaires étrangères, par exemple, l’institut de l’Ombudsman en tant qu'organe étatique indépendant peut continuer à suivre quasi-normalement son agenda, entièrement dévoué aux droits de l’homme. À cet égard, c'est un avantage en termes de coopération. Mais en effet, l’isolement et le manque de reconnaissance nous posent de gros problème lorsqu'il s'agit de faire entendre notre voix sur la scène internationale.

Pour y remédier, nous utilisons différents canaux : celui de l’Ombudsman d’Arménie ou de ses missions diplomatiques, celles d’Artsakh à l'étranger, etc. Nous essayons de surmonter les obstacles, dans certains cas cela fonctionne, dans d’autres non.

 

Près d’un an après la guerre, peut-on dire que la crise humanitaire est presque surmontée? Quels principaux problèmes préoccupent  encore l’Ombudsman d’Artsakh.

La période qui a immédiatement suivi la guerre s'apparente à une véritable catastrophe humanitaire. Les bombardements ont détruit les maisons ou les logements d'environ 40 000 personnes. Elles ont dû trouver refuge à Erevan ou ailleurs, incertaines quant à la possibilité de leur retour en Artsakh. Nombre de ces populations déplacées tenaient absolument à revenir, et nous nous devions de les héberger du mieux que nous pouvions. On peut considérer que cette situation désastreuse est aujourd'hui derrière nous. Elle se normalise peu à peu et grâce aux programmes sociaux mis en œuvre, les questions les plus brûlantes ont été traitées.

Néanmoins, tout n'est pas réglé. L’Ombudsman reste très sollicité pour les questions liées au logement. Bien évidemment, elles dépassent largement nos compétences, mais d’un point de vue humain, nous les comprenons et essayons d’être solidaires d’une manière ou d’une autre. En Artsakh en général, et à Stepanakert en particulier, le fonds immobilier actuellement disponible ne peut répondre à la masse des demandes, il y a un problème très sérieux en termes d’accès aux logements collectif. Des appartements sont en construction qui devraient être achevés d’ici 2023, selon le gouvernement. Il faut comprendre que pendant ces deux prochaines années, nous devrons donc encore suivre ces personnes en attente et résoudre leurs problèmes. Certaines familles vivent dans des conditions déplorables, privées de conditions de vie élémentaires. Beaucoup de ceux partis à Erevan veulent aujourd'hui rentrer en Artsakh mais nous sommes dans l’impossibilité de les héberger.

Le droit à l’éducation est lui aussi menacé. Les écoles de Stepanakert sont surchargées. Des salles de classes prévues pour 25 élèves avant la guerre, doivent en accueillir 35 désormais. L'impact est on ne peut plus négatif sur l’efficacité de l'enseignement et la qualité de l’éducation des enfants. Les écoles maternelles sont dans la même situation, en manque de places disponibles dû au fait que la majorité de la population déplacée s’est réinstallée à Stepanakert.

Ces mêmes personnes s’adressent également à l’Ombudsman au sujet de leurs titres de propriété. Beaucoup n’ont pas eu le temps d’emporter leurs documents quand ils ont dû quitter leur maison précipitamment pendant la guerre. Nous essayons de les soutenir en leur indiquant leurs droits, les divers programmes sociaux ou de santé dont ils peuvent bénéficier et tentons enfin de négocier des solutions avec les structures gouvernementales.

Pour revenir à votre  question, alors oui, de manière générale, la situation humanitaire catastrophique que nous avons connue est presque résolue, mais de nombreux problèmes subsistent. À cet égard, l’État a l’obligation de prendre des mesures actives. Et comme les droits de l’homme impliquent une mobilisation universelle, moi, en tant qu’Ombudsman, j’attends le soutien des organisations internationales pour sortir les gens de cette situation difficile.

 

Que peut faire le Défenseur des droits de l’homme face au harcèlement physique et psychologique de l’Azerbaïdjan sur le peuple d’Artsakh?

Nous étudions tous ces cas d’agression et en informons les autorités concernées, celles d’Artsakh mais aussi les organisations internationales. Elles n'ont qu'un seul but : maximiser la pression psychologique afin de semer le désespoir parmi notre peuple et le forcer à quitter le pays. L’Azerbaïdjan ne ménage aucun effort en ce sens. Je comparerais cela à la période qui a précédé les années 1990, lorsque les autorités soviétiques en Azerbaïdjan ont tenté de procéder au nettoyage ethnique de l'Artsakh, de créer des conditions telles que notre population quitte son territoire. Ils disposaient évidemment de leviers bien plus importants à cette époque-là. Dans les années 80 par exemple, ils avaient rendu obligatoire l’apprentissage de la langue azerbaïdjanaise dans toutes les écoles de la région autonome du Haut-Karabakh, même dans les écoles arméniennes. Aujourd'hui, les moyens sont différents, plus insidieux, mais ils causent tout autant  d’anxiété et de tension dans ces mêmes zones frontalières. Ils perturbent les communications, brouille l’accès à Internet, détournent les ressources en eau et en accusent nos usagers dans les médias. Tout cela fait partie intégrante de l’ensemble de leur politique.

 

Le Défenseur des droits humains effectue-t-il un travail particulier en matière de recherche des disparus et du retour des prisonniers de guerre ?

Durant toute la guerre, nous nous sommes occupés de documenter les cas de disparition, de collecter les données à propos des captifs, d'établir des listes et de les fournir aux organisations internationales ainsi qu'aux organismes arméniens ou d’Artsakh concernés. Nous avons effectué ce travail jusqu’en mars-avril 2021. Nous avons mis à jour nos listes régulièrement, travaillé avec les parents et récolté toutes les informations utiles à nos démarches.

Cependant le bureau de l’ombudsman n’a pas d’autorité directe en la matière, notre fonction n’est que de support. Une nouvelle commission a donc été formée en Artsakh, chargée de la question des otages et des prisonniers. Nous leur avons transmis toutes le matériel en notre possession.

Bien sûr, nous continuons à recevoir des témoignages et gardons un contact étroit avec les proches des personnes disparues. Lorsque de nouveaux éléments sont portés à notre connaissance, nous les fournissons aux organismes compétents. Mais nous n’avons pas d’implication directe dans la question du retour des prisonniers.

À l’heure actuelle, l'Artsakh dénombre 45 prisonniers officiellement reconnus par les autorités d'Azerbaïdjan, dont 3 civils, et 42 personnes prises en otage lors des combats. Mais nous disposons aussi de preuves sur la captivité d’environ 180 personnes supplémentaires, non confirmée par la partie azerbaïdjanaise. Nous préparons régulièrement des rapports à ce sujet et adressons des courriers aux organisations internationales. Je constate avec regret que nous n’avons pas encore de résultats tangibles en la matière, mais cela ne veut pas dire que nous devions nous arrêter. Nous travaillerons jusqu’à ce que nous obtenions gain de cause.

       

Une coopération avec l’Ombudsman d’Azerbaïdjan est-elle envisageable ?

Je sais que l’Ombudsman de l’Azerbaïdjan refuse de travailler avec l’Ombudsman de l’Arménie. S’il ne souhaite pas collaborer avec son homologue arménien, imaginez la réponse qu'il pourrait donner à son homologue d’Artsakh.

Je suis pourtant prêt à coopérer avec lui et tiens à lui adresser ce message : «ne vous faites pas le relais de la propagande des autorités de Bakou, la défense des droits de l’homme doit rester votre seul agenda ».

S’il en a la volonté, je suis prêt à coopérer avec lui.