Jean-Christophe Buisson : le double agenda d'Aliyev

Opinions
26.10.2022

Le journaliste français Jean Christophe Buisson comptait parmi les membres de l'équipe du festival Paris-Stepanakert-Erevan qui devait se rendre au Karabakh à la mi-octobre. De passage à Erevan, il nous a fait part des raisons de son engagement et de son analyse sur la situation en Arménie.

Par Olivier Merlet

Le nom de Jean-Christophe Buisson résonne familièrement pour tous ceux qui en France s'intéressent à l'actualité arménienne. Depuis l'automne 2020 en effet, depuis la troisième guerre du Haut-Karabakh, ce journaliste féru d'histoire, ancien reporter de guerre aujourd'hui directeur adjoint de la rédaction du Figaro Magazine consacre largement et très régulièrement sa plume à la cause des Arméniens d'Artsakh, et d'Arménie bien évidemment.

Il est à Paris lorsque les premiers drones s'abattent meurtrièrement sur le territoire arménien enclavé en Azerbaïdjan. Les élections américaines, l'épidémie de Covid, la crainte du confinement, le Brexit… La reprise du conflit entre les ennemis héréditaires du Sud-Caucase ne fait pas les gros titres, beaucoup trop peu à son avis en tous cas. Il décide donc de partir et pour que ses articles ne deviennent pas des « reportages lambdas » comme il dit, pour leur donner plus de poids, il convainc son ami Sylvain Tesson, écrivain-voyageur et personnalité publique dont la parole porte, de l'accompagner.

Au terme des 44 jours sanglants et du cessez-le feu russe du 9 novembre, les rares feux des projecteurs médiatiques étrangers qui suivaient encore les affrontements se détournent définitivement de l'Arménie. Pourtant, rien n'est fini, Jean-Christophe Buisson le sait. Et puisque personne n'en parle, puisque les journaux n'en veulent plus, c'est sur tweeter qu'il va faire passer les messages. « Tous les jours, tous les jours et tous les jours, j'ai continué à parler de l'Artsakh et de l'Arménie. C'est devenu mon travail depuis deux ans, de faire connaitre l'Artsakh aux Français. Ils avaient vaguement entendu le nom de Haut-Karabakh mais l'idée que l'Artsakh puisse être un pays qui ait une existence leur échappe complètement. »

Mais il se rend compte peu à peu que l'idée de faire connaitre un pays à travers sa guerre n'est peut-être pas la meilleure. « Pour faire comprendre que l'Artsakh n'est pas qu'un nom, un nom bizarre pour les Français, c'était de parler des gens qui l'habitent, qui y vivent, comment et dans quelles conditions. Pourquoi ils souffrent, pourquoi ils veulent parler arménien et rester sur cette terre ».

Au printemps dernier, Hugues Dewavrin propose à Jean-Christophe Buisson de participer au projet qu'il monte au travers de son association des Écrans de la paix, "Paris Stepanakert-Erevan" - un festival de cinéma en Arménie et au Karabakh. « Pour aller y porter un message de paix et de soutien à la hauteur de ce qu'ils peuvent et savent faire, c’est-à-dire un soutien culturel, de la joie, de l’émerveillement, la magie du cinéma ». Chargé de préparer l'équipe, de « la préparation des esprits des Français » sur l'Arménie, les traditions et le caractère local, sur ce qui les attend sur place, pour le journaliste, ce sera avant tout l'occasion d'y retourner et d'en parler de nouveau.

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Jean- Christophe Buisson : « Lorsque le projet a été lancé il y a 6 mois. Nous n'avions pas l’idée que la menace était aussi forte et ce festival prend encore plus de sens aujourd'hui après ce qui s'est passé les 13 et 14 septembre. Vraiment, on ne pensait pas que le danger était si imminent pour l'Arménie, même si depuis le début, depuis deux ans, on se disait que l’Artsakh n’était qu’une étape. Nous on sait ça, du moins on le pense, qu'il est dans la volonté d’Aliyev de conquérir aussi le Zangezur et pourquoi pas Erevan.

 

Vous en êtes convaincu ?

Oui, c’est ce que je pense. Quelques heures avant la réunion de Prague, Aliyev a quand même tweeté en anglais : « restore Karabakh and Zangezur ». Il annonce clairement son objectif : tout le Karabakh, ça on avait compris, et le Syunik avec. Il le dit 3 heures avant la réunion où il est supposé dire qu’il veut la paix.

Ce sont ses discours qui me poussent à en être convaincu et surtout l'idée de ce corridor du Zangezur dont il a absolument besoin parce qu'il obéit à ce que lui demande Erdogan. Et s'il veut le récupérer, il a besoin de construire une histoire le justifiant, de se persuader d'une histoire pour arriver à ses fins. Il a besoin de victoires, symboliques, il s'octroie avec l'Artsakh une vague légitimité basée sur du droit international, en disant que ses habitants sont des sécessionnistes, que personne ne le reconnaît et qu'il a donc ce droit-là, discutable, de régler ainsi la question. Par là même, il teste aussi la réaction de la communauté internationale, inexistante, et donc il se dit qu'il peut continuer.

 

Est-ce qu'au contraire, au vu des discours de ces dernière semaine, tant du premier ministre arménien que des plus hautes autorités russes qui disaient qu'une route traversant le territoire arménien est une route arménienne, la clé n'est-elle pas un échange du Karabakh contre la route du Zangezur ?

Je crois au contraire que ce corridor n'a de sens que s'il est turc. D'un point de vue politique, symbolique ou économique, il n'a de sens que s'ils en obtiennent le contrôle pour récupérer les droits de douane et couper la liaison entre l'Iran et l'Arménie. À la rigueur, s'il est contrôlé par les Russes, avec une route et des tuyaux par lesquels transitent les marchandises et les hydrocarbures azéries… Mais surtout pas une route arménienne, ça n'aurait aucun sens pour Aliyev. Encore une fois, cette route est aussi un symbole, celui d'un couloir turcique qui part d'Istamboul pour aller jusqu'au Xin Jiang. Le but d'Erdogan et d'Aliyev c'est que cette route soit turque, dans leur story telling, c'est relier Bakou au Nakhitchevan, le Zangezur occidental comme pendant du Zangezur oriental, «tout va bien, c'est chez nous. Et si c'est chez nous, on ne va pas mettre une route arménienne ».

Par ailleurs, le problème des dictatures à vocation impérialiste, voire colonialiste, c'est qu'elles ne s'arrêtent jamais tant que personne ne leur signifie que ça suffit. Ce faisant, Aliyev s'est presque trop engagé vis-à-vis de son peuple dans son discours en permanence militariste, belliciste. Il a lui-même revendiqué autre chose que l'Artsakh, de manière un peu floue, mais on comprenait bien que ça concernait le Syunik voire Erevan.

Lorsque vos livres d'histoire disent qu’ autrefois, Erevan était une terre azérie, comment voulez-vous ne pas être tenté de prendre Erevan. Je pense que c'est une conception raciste de l'histoire et de la géographie et je crois qu'ils veulent finir le travail, ils ne veulent plus d'arménien, finir le travail de 1915. Aliyev obéit à Erdogan.

 

Pour vous, donc, l'intention serait génocidaire ?

Je pense que si la communauté internationale n'intervient pas, sous une forme ou sous une autre et très vite, ne manifeste pas son refus de voir Aliyev continuer à avancer, il va se croire tout permis. Et il ne s'arrête jamais. On a du mal à comprendre en Europe qu'il est dans le même formatage que les Milosevic, les Hassad, les Poutine… Ils vont toujours plus loin, ils ne s'arrêtent jamais. Même s'il récupère l'Artsakh qui lui manque aujourd'hui, il continuera. Il ne s'arrêtera que si on le menace ou lui fait comprendre que son propre pouvoir est menacé.

 

Une personne du public avait une très bonne question, malheureusement non répondue faute de temps, sur la finalité, le poids, l'effet réel de ces actions culturelles par rapport a ces enjeux terribles.

Je crois que c'est avec une succession de notes de musique que l'on arrive à écrire une partition. Quand je passe un tweet ça n'a aucune influence, aucune importance, aucun poids pour qui que ce soit. Quand il y en a deux mille, ça commence à faire le début d'une note. Quand quelqu'un écrit à son député en lui reprochant de ne pas intervenir sur l'Arménie, ça n'a pas davantage de poids, s'ils sont deux, cinq ou dix mille à en faire autant, ça commence en avoir… Des petites gouttes d'eau qui finissent par former une rivière qui arrive aux oreilles des politiques. On sait très bien que s'il y a un règlement du conflit, il passera par les politiques. Depuis deux ans, mis à part Valérie Boyer ou Bruno Retailleau, les politiques français sont absents du sujet. Comment les touches-t-on ? Ça ne peut prendre que si l'opinion publique s'en empare et commence à faire du bruit au point que les politiques, pour ne pas risquer de ne pas être réélu, se décident à s'en occuper. Ça se passe comme ça.

 

Comme l'Ukraine ?

Il ne faut pas le souhaiter non plus mais justement, il faut prévenir pour qu'une situation comme celle de l'Ukraine ne se reproduise pas.

Je suis persuadé que si dès le 14 septembre, des journaux de tous les bords, des hommes politiques de droite de gauche, du centre et des extrêmes ont commencé à bouger et dire des choses qu'il n'avait pas dites il y a 2 ans, c'est grâce à cette petite musique qui existe depuis et qui a pris du sens avec la nouvelle attaque de l'Azerbaïdjan.

Je pense que toutes les initiatives qu'elles soient personnelles, individuelles ou collectives, qu'elles soient médiatiques, politiques, culturelles, spirituelles, toutes sont utiles.

Si les églises s'en mêlaient, ce serait très bien aussi, si La Croix en faisait des articles, très bien aussi, si le Pape désignait clairement l'Azerbaïdjan comme l'agresseur… Ce n'est pas pour en faire une histoire religieuse, bien que par certains aspects il y en ait une aussi, mais tous les aspects comptent. Quand Aliyev dit « je suis laïque » et qu'il laisse détruire des khaskars et des églises, des symboles de la culture chrétienne de l'Arménie, que la première initiative qu'il prend à Shushi c'est de faire construire une mosquée sur l'emplacement d'une église dont il a fait enlever les coupoles et les croix... Mais il n'y a pas que cela, c'est évident.

 

La mobilisation et les visites françaises est pourtant souvent marquée très droitière et très religieuse. Pourquoi cette mobilisation n'atteint pas un public plus large de l'échiquier politique et social en France ?

Je suis d'accord avec cette remarque et je n'ai pas du tout "anglé" sur cet aspect [NDLR : orienter un article dans le jargon journalistique ), car je pense justement que ce sujet concerne aussi bien les sensibilités de gauche que de droite. Si on est de gauche, que l'on croit aux droits de l'Homme, au progrès, à la tolérance, au vivre ensemble, on doit venir défendre et soutenir l'Arménie parce que ce que fait Aliyev c'est exactement le contraire de ces valeurs-là. C'est de l'impérialisme, du colonialisme, du refus de vivre ensemble. On l'a bien vu au Nakhitchevan et en Azerbaïdjan où il n'y a plus un seul Arménien, on le voit encore en Artsakh ou il mène une forme d'épuration ethnique.

Les Arméniens de France d'ailleurs, pendant longtemps, dans les années 70, c'était plutôt des gens de gauche. Et si on est de gauche et que l'on a envie d'en défendre une démocratie entourée de dictatures, ou de pays autoritaires, toutes les valeurs de gauche sont là en Arménie. Son premier ministre, c'est peut-être une erreur d'ailleurs, a essayé de mettre en avant la lutte contre la corruption, les droits des minorités, il a tout fait pour ressembler un homme de gauche. Malheureusement, les gens de gauche ne se mobilisent pas beaucoup.

Pour les gens de droite, si l'on parle de civilisation judéo-chrétienne, de l'église, de la religion, et cætera, c'est quelque chose d'important, ils devraient tous être derrière l'Arménie. Il y a quelques élus du parti de Zemmour, du Rassemblement national, mais pas tous. Du côté des Républicains qui sont aussi imprégnés de ces valeurs-là, ils n'y sont pas tous non plus.

Donc, que l'on soit de droite ou de gauche, on devrait défendre l'Arménie qui synthétise toutes ces valeurs à la fois, tout le monde devrait être derrière Arménie ! Or, on s'aperçoit que ce ne sont que des individualités, et de droite et de gauche, qui viennent jusqu'ici défendre ce pays.

 

Pourquoi l'Arménie n'arrive pas à mobiliser comme la Palestine en son temps, les Kurdes, les Chiliens, les Ouigours, toutes ces nations opprimées qui ont su émouvoir à un moment ou un autre l'opinion publique internationale ?

Les Arméniens de France, en ce qui les concerne, historiquement, ont considéré que la France les ayant accueillis, il fallait être plus français que les Français. C'est ce que disait Aznavour : qu'il ne fallait surtout pas faire de leurs racines et de leur communauté un combat. Toutes leur philosophie de la vie consiste à ne pas être communautariste. À la maison, on parle arménien, on mange arménien, on prie et on pleure arménien, mais dès que l'on sort de chez soi, on est Français. On porte un nom arménien, c'est donc parfois difficile à cacher que l'on est d'origine arménienne, mais il ne faut pas que ça déborde.

C'est sans doute cette espèce de pudeur dans leur revendication légitime qui a fait qu'ils ne se sont pas mobilisés comme ont pu le faire les Kurdes ou les Palestiniens. Encore une fois, ils sont hantés par cette idée qu'il s'agit de leur souffrance à eux et qu'il ne faut pas l'étaler sur la place publique. Ils n'ont pas les codes de la mobilisation militante, en tous cas pas en France, pour alerter l'opinion. De la même façon que les Arméniens d'Arménie n'arrivent pas à se trouver un chef fédérateur derrière lequel il se rejoindraient tous dans l'unité vue l'urgence de la situation, j'ai l'impression qu'ils reproduisent cela en France et passent plus de temps à discuter de l'opportunité de défendre ou non le gouvernement que de se mobiliser pour la cause.

 

Vous avez voulu aller à Stepanakert, comment s'est passé le voyage ?

Nous avions tout préparé et obtenu un accord du gouvernement d'Artsakh pour nous accueillir, nous avions les visas. Après avoir passé le premier check-point du corridor de Lachine, arménien, on nous a fait comprendre, au deuxième poste de contrôle qui était tenu par des soldats russes que nous étions indésirables. Nous étions pourtant attendus et sollicités par le gouvernement d'Artsakh. Nous avons tenté une deuxième fois de repasser le lendemain, même chose. Ce corridor est tenu par les Russes qui font la loi et décident de qui doit passer ou pas…  

Malgré tout, j'ai du mal à m'expliquer les raisons de ce qui s'est passé. Je sais que l'Azerbaïdjan fait pression sur les Russes pour que certaines personnes qu'ils trouvent indésirables n'entrent pas en Artsakh, je sais qu'il y a une liste, c'est peut-être cette raison-là… J'avais compris au cours d'un voyage précédent que les Russes obéissent parfois aux consignes de l'Azerbaïdjan, parfois pas... Il se trouve aussi que l'on est dans une période de très forte tension entre la Russie et la France, et encore plus forte depuis que Macron a dit qu'il allait de nouveau envoyer des canons César en Ukraine… Ce sont donc peut-être les Russes eux-mêmes qui n'ont pas envie de faire plaisir à des citoyens français, même s'ils viennent pour la culture, même s'ils sont écrivains et cinéastes et qu'ils n'ont rien à voir avec la politique.

Nous sommes donc restés aux environs de Goris sur les zones qui avaient été bombardées pour visualiser les conditions de vie dans ces villages-frontières devenus des villages "gardes-frontières " qui essaient de s'organiser. Ce qui est frappant c'est que la menace toujours là, permanente, et encore pire qu'avant. Les Azéris ont pris des positions qu'ils renforcent sans cesse sur les hauteurs de ces hameaux. La menace est permanente, leurs populations s'organisent et mettent sur pied des unités de protection, les villageois enfilent des treillis, prennent un fusil et partent en patrouille pour prévenir éventuellement une prochaine attaque. Tous sont persuadés qu'elle se produira, aucun ne part. Ils disent tous que Le seul moyen de leur résister c'est de leur dire qu'ils ne vont pas partir.

 

Ce sont donc des groupes d'autodéfense, des civils qui y participent et non plus les troupes professionnelles d'il y a deux ans ?

Franchement, il y a deux ans, il y avait des systèmes de front à trois tranchées : la première abritait des soldats un peu aguerris, la deuxième un peu moins et dans la troisième, c'était de simples civils à qui on avait donné un treillis, mis une casquette sur la tête et donné un fusil dont on n'était même pas sûr qu'il fonctionne. Et de toutes façons, il se retrouve avec des drones au-dessus de la tête. C'était et c'est toujours une guerre complètement asymétrique.

Je crois qu'il s'agit d'un jeu psychologique : les Azéris sont là-haut pour laisser entendre qu'ils sont là, qu'ils bombardent quand ils veulent et que les Arméniens feraient mieux de partir. Les Arméniens répondent que la vie continue, que non seulement ils ne partiront pas mais qu'ils sont prêts à se défendre avec leur petite unité de protection du village. Ce sont des signaux que les uns et les autres s'envoient. C'est très symbolique du côté arménien parce que si les obus leur tombent sur la tête, les patrouilles ne servent à rien, objectivement, mais elles sont là pour montrer qu'ils sont prêts à se battre. « Vous allez peut-être nous massacrer, mais nous allons nous défendre, ce ne sera pas une partie de plaisir. Et on continue à travailler, à vivre, parce que de toute façon on s'en ira pas de nous-mêmes ».

J'ai retrouvé la même situation que j'avais connue en Artsakh il y a un an avec des villageois, des agriculteurs et des cultivateurs qui font les foins avec les azéris à 100 m d'eux. Ils disent : « de toutes façons, on continue, vous ne nous faites pas peur et on ne partira pas » . C'est une terreur psychologique permanente exercée sur ces populations. Je sais que dans certains endroits à coups de haut-parleur on leur crie de partir. Exactement ce qui se passe en Artsakh. J'ai rencontré une famille de réfugiés justement, qui a quitté les environs de Lachine avec ses vaches, jusqu'à Goris, et de là; on les a envoyés dans ce village où ils revivaient ce qu'ils avaient vécu précédemment avec cette très belle formule : « nous sommes poursuivis par le feu ».

Ils sont animés d'une espèce de fatalisme mais qui ne va pas jusqu’à dire « on est fichu ». Ils sont poursuivis par des souffrances, c'est comme ça, ils ne se plaignent pas, ils ne vont pas s'arrêter là. C'est admirable de force, de foi et de dignité.

 

Avez-vous senti, avez-vous vu, le soutien et les renforts de l'armée régulière arménienne ?

Nous avons croisé pas mal de camions militaires qui allaient en direction de l'Est mais dans ces villages-là, rien du tout. Je leur ai demandé, ils m'ont répondu que l'armée vient de temps en temps, fait un passage pour s'assurer que tout va bien et sans doute aussi pour montrer aux Azéris que ces villages sont pas abandonnés, que l'armée n'est pas loin. Après, on peut supposer que ce sont de bons soldats, qu'ils savent se cacher et ça prouve qu'ils font bien leur travail. Les villageois n'en veulent pas à l'armée de ne pas être présente en disant que leurs villages ne représentent tellement pas des objectifs militaires.

J'ai l'impression que tout le long de la frontière, l'idée des Azéris est d'être sur toutes les hauteurs. Faire comme à Shushi ou à Stepanakert dans toute l'Arménie pour que le jour où ils attaquent, ils n'aient plus qu'à descendre. C'est pour cela que j'ai vraiment l'impression qu'à terme, Aliyev continuera à avancer. Dans ces villages, on assiste plutôt au renforcement des positions azéries qu'à leur recul.

 

Aliyev parle d'un cordon de sécurité autour de ses frontières…

S'il repeuplait les régions qu'il a conquis il n'aurait peut-être pas besoin de ce cordon de sécurité, mais bizarrement j'ai impression que ce n'est pas vraiment là son objectif. Il y a eu des travaux, des plans d'aménagement magnifiques mais Je n'ai pas l'impression que ça se bouscule pour venir habiter ces régions.

 

On parle aussi d'une échéance, d'un traité de paix devant être signé d'ici à la fin de l'année

L' échéance est diplomatique mais l'agenda militariste d'Aliyev peut s'y superposer ou s'interposer à sa convenance et à tout moment. Les ministres des Affaires étrangères arménien et azéri qui s'étaient rencontrées à Bruxelles avaient prévus en juillet de se revoir au mois d'octobre. Entre temps, attaque de l'Azerbaïdjan le 13 septembre. On ne peut pas faire comme si rien ne s'était passé, c'est extraordinaire !

Je crois qu'Aliyev ne fonctionne qu'au bluff et teste en permanence, un, la résistance des Arméniens, et deux, la patience du reste du monde. Il n’a de cesse d’envoyer des messages, peut-être à destination de son propre peuple pour lui dire : « regardez je suis le meilleur, un jour tout cela sera nous », mais en l’occurrence, il les dit et les écrit. Pour moi, ce sont des arguments suffisants pour que la communauté internationale puisse dire à son tour : « attendez, on essaye de respecter la souveraineté des territoires, les frontières internationalement reconnues, vous ne pouvez pas vous asseoir à une table pour négocier tout en disant que dans quelques temps vous allez violer ces frontières. » Ça me paraît étrange que l’on ne considère pas cela comme ça.

Je pense qu'Aliyev a deux agendas, son agenda à lui, de grignotage, de conquête, de "terrorisation" de la population, de pression psychologique, militaire, politique, diplomatique et humanitaire sur les Arméniens, et il a son agenda extérieur à la région, avec ses lobbys puissants en Europe, à Bruxelles. C'est d'ailleurs pour cela qu'il préfère voir Charles Michel qu'Emmanuel Macron en général, ou quand il le voit, il faut que Charles Michel soit présent. C'est son grand soutien et il a pleine confiance en l'Europe gangrenée par les réseaux d'influence azerbaïdjanais. Beaucoup plus qu'en la France où quand même, les contre-pouvoirs existent. Aliyev peut tout à fait participer à des négociations à deux, trois, quatre, à cinq ou à six, tout en gardant en tête son objectif, qui se définit par étapes... Il se dédouble sans aucune difficulté.

 

Et la retour américain de ces dernières semaines ?

C'est très intéressant de voir ce jeu politique changer. Je pense que les Américains ne pourront pas aller beaucoup plus loin parce que jamais l'Iran, qui reste un allié local des Arméniens, n'acceptera que les Américains aient un balcon au-dessus de leur chambre… ou de leur jardin… Pour l'instant, les Americains sont un peu occupés à autre chose mais je pense que l'on reste plutôt dans l'ordre des symboles : le voyage de Nancy Pelosi, la libération des dix-sept prisonniers, ça reste des petites choses.

J'ai l'impression que le gouvernement arménien lance des messages et est prêt à accepter une aide américaine, jusqu'au moment où la Russie ne l'acceptera plus. On va voir jusqu'où la Russie acceptera que le gouvernement arménien regarde ailleurs pour assurer sa sécurité, et notamment en armement. Quand Pashinyan a commencé à commencer à le faire, non pour assurer la sécurité de l'Arménie mais pour asseoir son renouveau économique, ça a été au détriment de sa défense et quand l'Azerbaïdjan a attaqué, elle lui a bien fait comprendre qu'il lui fallait se débrouiller tout seul.

D'un autre côté, la Russie n'est plus dans la même situation qu'il y a deux ans. Elle est affaiblie, elle ne peut pas se permettre d'assurer un second front, peut-elle-même défendre sa frontière Sud et l'Arménie ?

Je discutais avec deux jeunes soldats russes qui gardaient le check-point sur la route de Stepanakert lorsque l'on nous a fait attendre avant de nous demander de faire demi-tour. Ils me disaient n'attendre qu'une chose, c'était de partir en Ukraine et ils étaient d'une totale indifférence a ce qui passait sous leurs yeux. Quand je leur ai dit que quinze jours auparavant, c'était quand même une petite guerre qui s'était déroulée, ils m'ont répondu qu'ils avaient autre chose à faire de plus important -l'Ukraine- et que de toutes façons, dans deux ans ils ne seraient plus là. Et lorsque l'on sait que les soldats russes ne sont pas vraiment libres de leurs propos sinon de répéter ce que leurs officiers leur disent, il semble bien que l'Arménie n'ait aucune importance pour la Russie. Aucune, mais l'Arménie ne peut pourtant pas rompre avec la Russie aujourd'hui, surtout vis-à-vis des habitants d'Artsakh. Qu'on le veuille ou non, s'il n'y a pas de Russes qui surveillent la frontière, il n'y a plus d'Artsakh. Ce sont quand même eux qui formellement empêchent les azéris de l'envahir. Cela ne veut pas dire qu'ils protégeront l'Arménie à tout prix, mais aujourd'hui, ils la protègent.

 

Vous disiez travailler depuis deux ans à sensibiliser le public français à la situation au Karabakh et en Artsakh. Pour quelles raisons ? Avez-vous le sentiment d'y être parvenu ?

Quand la guerre des 44 jours a éclaté au Karabakh j'ai vite été agacé de constater que personne ou peu de gens en parlaient pour cause d'actualité différente. Au début, je faisais mes papiers depuis Paris, cela fait vingt ans que je ne fais plus de reportages de guerre, mais plutôt que de passer mon temps à me plaindre et avoir des regrets à ne pas être sur le terrain, j'ai voulu partir. Pour que mon travail consiste en autre chose qu'un reportage lambda, j'ai demandé à Sylvain Tesson que je connais depuis longtemps de m'accompagner nous avons couvert les événements. De retour à Paris, j'étais obsédé par l'idée de garder le feu sous la casserole parce que j'avais le sentiment que cette guerre n'était qu'une étape et que le peu d'intérêt qu'elle avait suscité aller très vite retomber. À partir de ce moment-là, j'ai pris la résolution d'informer les Français tous les jours. J'ai refait quatre ou cinq sujets dans le Figaro-Magazine et j'ai découvert l'intérêt du réseau social Twitter pour pouvoir diffuser largement et régulièrement une information ouverte. Après, c'est un travail de vérification. Il faut savoir aussi résister à la tentation d'arrêter quand on reçoit quinze menaces par jour, y compris de gens proches de l'ambassade d'Azerbaïdjan, des pressions plus exactement, des tentatives d'intimidation. Mais c'est de la rigolade par rapport à ce que vivent les gens ici, il n'y a vraiment aucune comparaison. J'ai donc continué, je pense que ça a eu un petit effet sur les confrères car j'ai vu mes informations souvent reprises un peu partout.

En tant que journaliste, mes sentiments étaient contradictoires, je me disais que mes confrères ne se gênaient pas, mais d'un autre côté, c'était ce qu'il fallait. Si c'est comme ça que l'info peut être diffusée à plus grande ampleur c'est comme ça qu'il faut faire.