Mardi 16 novembre, des combats entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont fait plusieurs morts, annonçant une potentielle recrudescence des tensions. Revenant sur l'origine du conflit, l'historien et adjoint au maire de Nice, Gaël Nofri déplore un abandon de l'Arménie par la communauté internationale.
On ne peut comprendre ce qui se passe aujourd'hui sans songer à ce qui se joue ici depuis maintenant un siècle, c'est-à-dire depuis le jour où l'Union Soviétique de Lénine et de Staline a décidé de rattacher le Nakhitchevan et le Haut-Karabagh, terre historiquement et culturellement arméniennes, à l'Azerbaïdjan. Cette décision a entraîné une perte jamais acceptée par l'Arménie, d'autant plus qu'elle s'inscrivait dans un contexte, celui du lendemain du génocide arménien perpétré par les «Jeunes Turcs» et que les Azéris appartiennent eux-mêmes à l'ethnie turque. De l'autre côté, la situation a engendré à Bakou une volonté profonde, et une politique terrible, visant à désarméniser ces terres afin de s'en assurer durablement la possession. Le traumatisme de la désarménisation massive et violente du Nakhitchevan, frontalier de la Turquie et séparé du reste de l'Azerbaïdjan par la province arménienne de Syunik marque les esprits.
Ce qui caractérise le plus le conflit de l'année 2020 jusqu'au cessez-le-feu du 9 novembre, c'est le silence de la communauté internationale.
Gaël Nofri
Dans ce contexte le Haut-Karabagh représente un enjeu à la fois culturel mais aussi historique qu'il est impossible de sous-estimer : parmi les facteurs qui expliquent la dislocation de l'URSS sous les coups du fameux réveil des Nations, notre regard très européo-centré nous amène d'abord à considérer l'effondrement du mur de Berlin en Allemagne et la percée de Solidarnosc en Pologne, mais l'aspiration à rejoindre l'Arménie manifestée, contre Moscou, par les populations et les dirigeants du Haut-Karabagh furent, pour cette région, aussi symboliques et fortes de sens.
La guerre qui s'ensuivit, et qui fit quelque 30.000 morts, permit à l'Arménie de récupérer de fait le Haut-Karabagh sans pour autant qu'une reconnaissance internationale et une paix durable ne viennent consacrer cette situation pourtant ratifiée par les urnes. Face à la volonté des peuples à disposer d’eux-mêmes librement manifestée dans ce territoire, la communauté internationale a toujours opposé l'intangibilité des frontières… même dans le monde libre les coups de crayons de Staline sur une carte valaient plus que l'avis et la vie des populations locales.
Pendant un quart de siècle, la situation fut gelée… mais pas réglée. Or, durant ce laps de temps où chacun pouvait comprendre que la querelle n'était pas purgée, les rapports de force n'ont cessé d'évoluer : alors que l'Arménie se débâtait avec l'apprentissage de la démocratie et l'expérience de l'indépendance, la dictature Azérie, largement favorisée par les exportations d'hydrocarbure et la diplomatie du caviar, s'armait dans un esprit de revanche. Elle s'armait d'autant plus que la question du Haut-Karabagh était devenue autant un enjeu d'orgueil national qu'un combat stratégique. L'idée d'une continuité azérie incluant le Haut-Karabagh, mais aussi le Nakhitchevan, en passant par-dessus l'Arménie et la région du Syunik, apparaissait pour Bakou d'autant plus essentielle que la famille Aliyev - qui règne sans partage et de façon népotique sur le pays - est elle-même originaire de l'enclave azérie du Nakhitchevan.
Ce projet ambitieux ne pouvait que trouver un écho favorable chez le grand frère turc, partagé entre un nationalisme panturquisme à l'origine du génocide arménien qu'il refuse toujours de reconnaître et un néo-ottomanisme évident, Recep Tayyip Erdogan ne pouvait qu'applaudir une initiative dont l'objectif aboutirait de facto à la création d'un espace turc de 90 millions d'âmes, allant de la mer Capsienne à la Méditerranée sans discontinuité.
La guerre de 2020 et ses quelque 6.000 à 7.000 morts, sans compter les blessés et les déplacés, ne peut se comprendre qu'ainsi. Mais ce qui caractérise le plus le conflit de l'année 2020 jusqu'au cessez-le-feu du 9 novembre, c'est le silence de la communauté internationale. Quand je dis silence, je devrais plutôt dire l'impuissance, car l'honnêteté doit conduire à dire que certains ont fait du bruit, ont dénoncé, ont demandé… mais n’ont pas agi, préférant le rôle de spectateur à celui d'acteur. Alors que l'Azerbaïdjan était appuyé par la Turquie, renforcé par des contingents de djihadistes recrutés en Syrie, armé par tous ceux qui bénéficient des exportations en gaz et pétrole de Bakou, l'Arménie n'avait d'autres armes que les siennes, d'autres soldats que ses fils… Acculée, elle ne pouvait pas lutter et finit par comprendre que personne n'interviendrait la sauver.
Et en effet, personne n'est intervenu pour sauver l'Arménie. Quand le 9 novembre Moscou est descendu dans l'arène, sachant Erevan incapable de réaction et le dos au mur, ce n'était pas pour l'Arménie qu'elle l'a fait mais pour la Russie elle-même. Avant même l'accord de paix signé, les chars russes traversaient le pays pour rejoindre Goris et par là même le corridor de Latchin.
L'Arménie sait que l'objectif final de l'axe Bakou-Ankara n'est pas atteint et que celui-ci ne s'arrêtera pas avant de l'avoir atteint.
Gaël Nofri
La réalité, c'est qu'abandonnée de tous, l'Arménie a été poignardée dans le dos et s'est vue imposer une situation qu'elle ne peut accepter. Autant parce qu'elle ne peut accepter la perte du Haut-Karabagh - à l'exception de plus en plus théorique de Stepanakert -, que parce qu'elle sait que cette paix est une paix de dupe. Elle sait que l'objectif final de l'axe Bakou-Ankara n'est pas atteint et que celui-ci ne s'arrêtera pas avant de l'avoir atteint.
Les combats qui se sont engagés ne peuvent se comprendre qu'ainsi. Évidemment, les deux pays se renvoient mutuellement la responsabilité du déclenchement des hostilités. Pourtant l'état de la défense arménienne et sa dépendance actuelle à la force d'interposition russe ne permettent pas d'accréditer la thèse de Bakou d'une initiative militaire ourdie par Erevan. C'est bien les troupes d'Aliyev qui sont entrées sur le territoire de la République d'Arménie, dans la région convoitée de Syunik, qui ont emporté deux positions stratégiques, qui ont pris des otages.
Peut-on craindre une nouvelle flambée des violences ?
À très court terme il y aura d'autres flambées de violence car les Azéris éprouvent la communauté internationale, ils testent pour savoir jusqu'où ils peuvent aller, jaugent les forces en présence… et comme personne ne dit rien ils ne s'arrêteront pas. À moyen terme en revanche, ce qui est à craindre ce n'est pas des conflits sporadiques ou des explosions de violence temporaires, c'est un règlement définitif du conflit.
Tous les éléments de la pièce sont posés, mais on continue de feindre de ne pas comprendre le scénario qui se joue. Il est pourtant évident. Les Azéris partiront à la conquête du Syunik, qu'ils appellent Zanguezour, et peut-être plus encore dans le grand sud de l'Arménie. Ils le feront à la fois pour parvenir à l'unité territoriale qu'ils cherchent, pour se débarrasser du verrou arménien, mais aussi pour donner satisfaction à Ankara qui projette ici ses ambitions démesurées dans la région. À ce titre, le compte rendu de l'entretien entre le Général Hulusi Akar, Ministre de la défense turc et son homologue azéri Zakir Hasarnov ne laisse la place à aucune ambiguïté : Ankara est et restera aux côtés de son allié dans la dernière étape d'une conquête décidée à deux.
Cette étape est historique car le combat est pensé comme une action historique, c'est-à-dire qui fait écho à un passé qu'il conviendrait de refaire vivre, à une finalité dont leurs ancêtres ont été privés.
Dans ce cadre, la Russie, qui joue ici les fausses ingénues, laissera faire comme elle a déjà laissé faire. La partition et les intérêts de chacun son bien compris : il convient que les uns dépècent le sud si l'on veut pouvoir légitimer le fait d'accroître « la protection » sur le reste du pays. Une protection chèrement payée puisqu'il s'agit en réalité, sans le dire, d'une domination et du retour de l'Arménie dans l'espace satellitaire russe avec la main mise sur les principaux leviers de l'économie et du pouvoir, brisant toute velléité d'indépendance, tout regard aussi vers l'Occident. Cet Occident il est vrai si muet…
Paris a appelé au respect du cessez-le-feu. La France, et plus largement l'Europe, doivent-elles intervenir pour faire cesser les affrontements ?
L'Europe, laissons là où elle est, c'est-à-dire, en matière diplomatique, nulle part. Nous sommes notamment otages des Allemands qui ont une relation complexe avec les Turcs, tant du fait de leur histoire que de leur politique migratoire dont ils sont aujourd'hui les prisonniers. L'Europe ne parvient même pas à fermer officiellement les négociations d'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne, alors même que l'on parle d'un pays qui soutient des djihadistes, occupe illégalement une partie du territoire d'un pays membre de l'Union, menace des pays membres de conflits armés…
Je crois profondément qu'une action diplomatique forte, une implication de la France au plus haut niveau, aurait du sens.
Gaël Nofri
Quant à la France, le sujet n'est pas le même. Paris, qui a des liens anciens et profonds avec l'Arménie, appelle à des cessez-le-feu, à la fin des exactions et des massacres en Arménie depuis plus de 100 ans… lorsqu'il préfaçait l'ouvrage Massacres d'Arménie Georges Clemenceau – déjà ! - déplorait notre inaction coupable. Dans cette partie du monde nous jouissions historiquement d'un vrai crédit. Après l'effondrement de l'URSS et avec la première guerre du Haut-Karabagh, nous avions acquis un poids particulier qui s'est trouvé institutionnalisé grâce à notre coprésidence du groupe de Minsk… qu'en reste-t-il ?
Le groupe de Minsk n'existe pour ainsi dire plus, le cessez-le-feu de 2020 s'est fait sans lui, et personne ne pense plus à le consulter face aux défis qui se présentent aujourd'hui. Nous avons abandonné le terrain à la Turquie et à la Russie qui se partagent l'Arménie à la découpe et n'ont pas vraiment l'intention de se soumettre à nos protestations. Ils ont en outre l'avantage d'être physiquement et militairement présents sur le terrain. C'est toujours beaucoup plus facile dans ce cas de donner corps et poids à sa parole.
Pourtant je crois que la France pourrait relever le défi. Je crois profondément qu'une action diplomatique forte, une implication du pays au plus haut niveau, aurait du sens. Cela pourrait être assorti d'une prise d'initiatives auprès des partenaires commerciaux de Bakou ainsi que des pays avec lesquels Ankara essaie de renouer, comme l'Égypte. La mise en place d'un vrai front du refus, la menace de sanctions crédibles… sortir l'agressé de la solitude et l'agresseur de l'impunité ne serait pas neutre. La priorité est d'agir et par là même de redonner confiance en la France. Il y a une voie pour nous, à condition d'être un peu audacieux !
Source : Figaro Vox - Léo Satgé