Arménie – Azerbaïdjan : vers un nouveau conflit ?

Opinions
23.07.2020

Disputé entre Azerbaïdjan et Arménie, le Haut-Karabagh est depuis quelques jours la scène d’un nouveau regain de tensions. Les récents affrontements ont déjà fait plus d’une dizaine de morts. D’un conflit larvé depuis au moins 4 ans, peut-on assister à une nouvelle guerre sanglante entre Arméniens et Azéris comme dans les années 1990-2000 ? Dans cette région sensible du Caucase, quelles sont les puissances qui tirent éventuellement les ficelles ? Éclairage sur la situation avec Tigrane Yégavian, journaliste et essayiste, auteur de Arménie à l’ombre de la montagne sacrée, Névicata, (2015) et de Minorités d’Orient, les oubliés de l’histoire (Le Rocher, 2019). 

Propos recueillis par Roland Lombardi  

Roland Lombardi : Peut-on d’abord revenir rapidement sur les origines historiques et religieuses du conflit autour du Nagorny-Karabagh (Haut-Karabagh en français) ?

Tigrane Yégavian : L’ancienne oblast du Nagorny-Karabakh (Artsakh en arménien) constitue l’une des quinze provinces de l’Arménie historique. Jusqu’à la chute du royaume arsacide en 428, la frontière septentrionale de l’Arménie a toujours été le fleuve Koura, incluant l’Artsakh. Lorsqu’il y a eu la division de l’Arménie entre Perses sassanides et Grecs byzantins, la partie la plus importante étant passée sous la coupe des Perses qui avaient utilisé la traditionnelle tactique coloniale de diviser pour régner, en séparant pour la première fois l’Artsakh de l’Arménie. Et quand les Arabes ont pris la place des Sassanides, ils ont fait de même. Il faut ici comprendre pourquoi le Karabagh est resté si longtemps sous souveraineté arménienne. C’est surtout parce que les Turcs formaient un peuple des steppes qui ne s’aventurait guère dans les montagnes. Alors que l’Arménie avait perdu son indépendance depuis le XIVe siècle, suite à la chute du royaume de Cilicie, des mélikats (principautés arméniennes autonomes) au nombre de cinq, ont pu se développer au Karabagh. En cela témoigne d’une continuité historique arménienne que même les massacres azéris de 1918 et les guerres successives n’ont pu inverser. Sauf qu’en 1921, cette région est arbitrairement détachée de l’Arménie soviétique par Staline qui en fait « cadeau » à l’Azerbaïdjan turcophone, gage de bonne volonté vis-à-vis de cette république riche en pétrole et par ricochet, d’amitié à l’égard de la Turquie kémaliste.  À cette époque la région est peuplée à 94% d’Arméniens. La question du Karabagh refait surface à la faveur de la perestroïka. Les Arméniens du Karabagh réclament le rattachement à l’Arménie soviétique en février 1988, s’en suit une vague de pogroms anti arméniens font plusieurs centaines de morts dans plusieurs villes d’Azerbaïdjan. Le conflit gagne une nouvelle ampleur avec la chute de l’URSS en 1991. Les Arméniens du Karabagh déclarent à leur tour l’indépendance ; épaulés par l’Arménie ils bénéficient aussi de la neutralité positive de l’Iran. Les hostilités ont fait 30 000 morts, le cessez le feu (jamais respecté conclu en 1994 se solde à l’avantage des Arméniens. Par contre la guerre n’a jamais vraiment pris fin, les accrochages de part et d’autre de la ligne de cessez- le feu en Artsakh mais aussi à la frontière internationalement reconnue entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont quasi quotidiens. La dernière « guerre chaude » quant à elle date d’avril 2016 causée par une attaque azerbaïdjanaise et qui a fait des centaines de victimes. 

Il n’existe pas de force d’interposition sur le terrain mais des  États organisés au sein du groupe de Minsk, avec une coprésidence russe, américaine et française au sein de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), qui se sont emparés du problème en 1992 et sont parvenus à imposer un cessez-le-feu deux ans plus tard. Ce sont eux qui supervisent les négociations jamais interrompues.

Pour résumer, le conflit voit deux principes de droit international s’opposer : celui de l’intégrité territorial et celui de l’autodétermination. Les Arméniens voient dans le conflit un enjeu existentiel face au danger pantouraniste et panturquiste ; n’oublions pas que les Azéris turcophones sont bien plus que des alliés stratégiques de la Turquie. Ils se considèrent comme une seule nation en deux Etats.

Depuis le début du conflit la diplomatie de l’Azerbaïdjan, en appelle  à la solidarité des membres de l’Organisation de la Conférence Islamique avec un succès limité  (à l’exception notable du Pakistan et de l’Arabie saoudite qui exporte à plein régime son idéologie wahhabite alors que l’Azerbaïdjan est historiquement chiite). Au début des années 1990 il y avait eu aussi un contingent de moudjahidines afghans qui s’étaient battus au Karabagh contre les Arméniens.

RL : Quelles sont les causes des affrontements de ces derniers jours ?

TY : Il semblerait que des unités de l’armée arménienne aient voulu repousser des positions azerbaïdjanaises situées en territoire arménien dans la région septentrionale du Tavush. Comme on peut observer sur l’image satellitaire ci-dessous, des tranchées azéries se trouvent en territoire arménien. Les Arméniens ont tenté d’occuper une position stratégique au-dessus d’une colline dans le but de déloger les tireurs d’élite azerbaïdjanais. Cette région éloignée du Karabagh, se situe à moins de 30 kilomètres des gazoducs et oléoducs azéris. Il faut savoir aussi qu’il n’y pas de no man’s land et comme au Karabagh, il n’existe pas de forces d’interposition. Les postes militaires azéris se situent parfois à 300 mètres seulement des villages arméniens qui sont très régulièrement pris pour cible. A vrai dire les forces azerbaïdjanaises prennent généralement pour cible des infrastructures civiles. 

Ce que l’on peut comprendre de ces affrontements d’une part est l’origine de l’agression au vu du nombre de victimes côté azéri trois fois supérieur aux victimes arméniennes, l’agresseur ayant généralement un nombre de victimes plus important. Et, grande première, la capacité de dissuasion des nouveaux missiles anti-aériens arméniens qui ont abattu un  drone de fabrication israélienne Elbit Herms 900 (d’une valeur de 30 millions de dollars pièce), ce qui est un fait sans précédent. Autre preuve de dissuasion, la prise pour cible et l’élimination par les Arméniens d’un général azerbaïdjanais.

RL : Quid des États-Unis et surtout des relations turco-russes sur la question ?

TY : Les États-Unis ont lancé plusieurs appels à la désescalade tout comme les Russes et les Iraniens.  Les Russes ne souhaitent pas qu’un acteur tiers comme la Turquie qui est juge et partie s’immisce dans le dossier mais conservent, et c’est aussi une première, une attitude de retrait en attendant de voir se déterminer un nouvel équilibre des forces. Ce n’est qu’une fois qu’Erevan et Baku auront mesuré la réalité du rapport de forces que Moscou interviendra pour « siffler la fin de la récréation » et jouer à nouveau les médiateurs. 

RL : Au regard de la politique internationale très agressive du président Erdogan, peut-on voir la main d’Ankara dans cette nouvelle escalade ? Si oui, pourquoi ?

TY : La Turquie est le seul pays à avoir clairement pris parti pour l’Azerbaïdjan se félicitant de cette agression. Il semblerait que les marges de manœuvre de Bakou sont plutôt faibles vis-à-vis du grand frère turc, en témoignent l’alignement de l’Azerbaïdjan sur la politique erratique et agressive d’Ankara. Certains observateurs sont d’avis que la Turquie a encouragé l’escalade dans l’espoir de créer au Caucase une nouvelle brèche et de bouleverser un statu quo qui ne lui était pas favorable. Le clan des Alyev règne sans partage et de manière arbitraire sur cette république pétrolière au prix d’une corruption systémique. La rente étant inégalement redistribuée, la question du Karabagh sert de chiffon rouge pour détourner les regards sur l’impéritie des élites azerbaïdjanaises, canaliser un nationalisme belliqueux, instaurer un climat de haine hystérique depuis des générations comme en témoignent la manifestation monstre à Bakou dans la nuit du 14 juillet et les appels au massacre d’Arméniens qui rappellent les pogroms de 1988, 1990 mais aussi les massacres de 1918. Mais le régime d’Aliyev prend des risques à ce jeu. Si le Karabagh sert d’échappatoire, les revers militaires azéris sur le terrain déstabilisent un régime en perte de légitimité.

Source : https://www.globalgeonews.com/