Situé aux confins d’Europe, l’Artsakh (connu aussi sou le nom du Haut-Karabagh, NDLR) est depuis des siècles en zone d’influence iranienne et russe. Cette dernière perdure et y est fortement ancrée, et il serait hors de propos de vouloir l’en déloger ou la concurrencer. Qu’il s’agisse de la culture, ou du mode de pensée, l’apport russe a été capital, et préserve à ce jour un arrimage à un voisin protecteur et un apport institutionnel loin d’être négligeables. Ceux qui penseraient le contraire feraient une lourde erreur d’appréciation, ignorant la situation enclavée de l’Artsakh et sa longue histoire détachée du monde européen depuis la séparation/partage intervenu en 385 après J.-C. La spécificité de l’Artsakh date de cette époque et s’est fortement consolidée, entre un monde russe orthodoxe et un monde musulman iranien. Il est donc légitime de se poser la question de l’intérêt ou non d’y développer une Francophonie, véhicule évident d’influence. La Francophonie présenterait-elle des atouts si elle devait se développer en Artsakh et quel serait le bénéfice que ce dernier pourrait en tirer ?
Par Gérard Guerguerian
Nous y voyons trois bonnes raisons !
La première, et probablement la plus simple à comprendre, procède justement de la situation enclavée de cette république auto-proclamée, détachée de l’Arménie et en conflit avec un voisin dont il ne souhaite pas faire partie. L’effondrement de l’Union soviétique et le retrait russe consécutif a laissé le conflit séculaire des arméniens de l’Artsakh avec le monde musulman sans arbitre. Il suffit de constater l’adhésion de cette jeune république aux efforts du groupe de Minsk pour comprendre leur attitude positive, à tout le moins vis-à-vis du pouvoir russe, et dans une moindre mesure de la France, les Etats Unis étant perçus trop éloignés avec des intérêts stratégiques souvent en opposition avec les intérêts de l’Artsakh.
Au-delà des aspects géopolitiques, la Francophonie répond ou du moins devrait répondre à l’ouverture européenne des anciennes régions sous domination soviétique.
La récente visite de J. Bolton l’a démontré amplement, et l’Arménie ne souhaite pas sanctuariser l’Iran. L’insertion de la France dans le format Minsk, sans que cette dernière y dispose d’intérêts stratégiques dans la région procède de cette ouverture qui répond à une stratégie de confinement et d’encerclement que mène l’ennemi héréditaire Turc pour faire plier une population longtemps dominée mais jamais envahie. L’échec des Protocoles de 2009 a révélé que le couplage de l’ouverture économique avec la résolution du conflit ne pouvait prospérer dans le monde arménien. Quand on n’a plus rien à perdre, on a du mal à plier.
Au-delà des aspects géopolitiques, la Francophonie répond ou du moins devrait répondre à l’ouverture européenne des anciennes régions sous domination soviétique. Or la ligne de contact avec le monde arménien est certainement un privilège pour la France en raison de l’historicité particulière qu’elle a entretenue avec le monde arménien, mais surtout de la présence d’une très forte communauté arménienne en France. Cette présence ne peut être aussi fortement soulignée dans les autres pays de l’Union Européenne. Elle constitue donc un lien qui peut se décliner sur le plan économique, mais aussi culturel et linguistique.
Il fut un temps où l’on disait que les Libanais constituaient le trait d’union entre le monde arabe et la France en raison de leur connaissance de l’arabe. Or, la population de l’Artsakh maîtrise parfaitement le Russe, souvent sa première langue, et la connaissance du français pourrait donner à la sphère russe les moyens de pénétrer, voire de faciliter ses interconnexions européennes. La grande confiance du monde russe vis-à-vis de l’Artsakh et sa population et la facilité linguistique sont un moteur de facilitation des échanges économiques qui vont se développer dans la région avec les nouvelles infrastructures qui vont relier l’Europe et l’Asie (route de la soie) et sur lesquelles la Russie moderne a fortement investi. On voit bien ainsi que ce n’est pas seulement l’intérêt Français qui prédomine dans une francophonie avancée, la Russie pouvant y puiser fortement pour ses échanges.
Il fut un temps où l’on disait que les Libanais constituaient le trait d’union entre le monde arabe et la France en raison de leur connaissance de l’arabe. Or, la population de l’Artsakh maîtrise parfaitement le Russe, souvent sa première langue, et la connaissance du français pourrait donner à la sphère russe les moyens de pénétrer, voire de faciliter ses interconnexions européennes.
La troisième raison et probablement la bonne procède de la volonté Artsakhiote de donner une priorité absolue à l’éducation et à la culture. Pour une toute petite république, ne disposant pas des ressources financières des Etats, l’éducation est placée au cœur du dispositif institutionnel. On pourrait chercher longtemps dans la région d’autres entités investissant autant dans les métiers artistiques, disposant d’autant de conservatoires de musique. Pour bien connaître la région désormais, je peux facilement affirmer qu’il y a plus de conservatoires de musique en Artsakh que de salles de cinéma, plus d’écoles que de parcs d’attractions, l’ensemble démontrant l’importance que revêt l’éducation et la culture dans le système politique. En cela, l’apprentissage d’une langue étrangère, en l’occurrence le français, est perçu comme un atout supplémentaire d’enrichissement culturel.
L’implantation du français dans la région est encore au stade des balbutiements. Néanmoins, quelques perspectives sont en voie de se dessiner lentement mais sérieusement. Grâce à la volonté de certains élus, des journées de la Francophonie en Artsakh ont été organisées il y a plus de trois ans, trouvant un fort écho auprès des pouvoirs publics et de la population, en présence de nombreux représentants de la diaspora arménienne. Depuis, dans la foulée, des cours de français sont organisés qui trouvent un large écho auprès des étudiants. A cet égard, les reportages qui apparaissent ici et là (voir le magazine Geo du mois de décembre 2018) donnent désormais du contenu et une visualisation de l’Artsakh qui dispose de grands atouts sur le plan touristique. Ces reportages sont la suite logique de la découverte de la région par de nombreux Arméniens de France qui arrivent à dépasser désormais l’Arménie, pour découvrir une région encore plaine d’authenticité et très accueillante.
L’apprentissage d’une langue étrangère, en l’occurrence le français, est perçu comme un atout supplémentaire d’enrichissement culturel.
L’ouverture de l’école professionnelle Yesnig Mozian, grâce à la volonté du gouvernement,et à un partenariat efficace avec le Fonds Arménien de France, a permis d’introduire la technicité professionnelle française dans le domaine des métiers du bâtiment, répondant à un besoin criant de formation professionnelle. Le français, dans ce contexte, est devenu incontournable.
Enfin, dans la logique d’un partenariat identique à l’école professionnelle citée ci-dessus, il est désormais sérieusement envisagé de donner corps et d’ouvrir un centre francophone à Stepanakert sous l’égide de la Fondation Paul Eluard. Le centre serai dédié à l’apprentissage de la langue, mais devrait également constituer une ‘passerelle’ entre des villes françaises à forte densité arménienne et l’Artsakh, faisant bénéficier à l’un et à l’autre, dans un sens comme dans l’autre, le savoir-faire de l’un et le goût de l’authenticité de l’autre. Si les astres arrivent à s’aligner dans le même sens, le centre devrait voir le jour au printemps 2020.
N.B. Le dernier ouvrage de Gérard Guerguerian: Le Nagorny Karabakh, https://livre.fnac.com/a10547672/Gerard-Guerguerian-Le-Nagorny-Karabakh