Les Loups gris rôdent-ils dans les stades de l'Euro?

Région
04.07.2024

Passé d’abord inaperçu, le "salut du loup" du défenseur turc Merih Demiral inscrivant  le but de la victoire de son équipe contre l’Autriche à Leipzig (Allemagne), a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux et initié une crise diplomatique entre Berlin et Ankara.

Par Théotime Coutaud

 

Le "salut du loup", un geste à forte connotation politique 

Seize ans après, l’équipe nationale turque est de retour en quart de finale du championnat d’Europe de football. Une belle performance sportive gâchée par une polémique qui a rapidement pris de l’ampleur. Le joueur turc d’Al-Ahli (Arabie saoudite) a célébré son second but par un geste qui a inondé médias et réseaux sociaux : les deux bras vers le ciel, l’index et l’auriculaire tendus, les autres doigts pliés, formant deux oreilles et un museau. Bien que l’intéressé se défende d’aucun message politique et déclare avoir simplement exprimé sa « fierté d’être Turc », le "salut du loup" est pour beaucoup une célébration politique en référence aux "Loups gris", groupe d’extrême-droite turc. 

Selon la mythologie turcique, un loup gris aurait sauvé les ancêtres des peuples turcs avant de les aider à s’emparer d’un pouvoir important. Depuis, le symbole incarne la turcité des différents peuples turcs et leur désir de réunification en une seule entité. Il a notamment été repris lors de la création de la République de Turquie en 1923 ou lors de l’émergence de nouvelles républiques après la chute de l’URSS (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan et Kirghizistan). 

Aujourd’hui, ce geste est avant tout associé aux "Loups gris", surnom que se donnent les partisans d’Ülkücü, un mouvement lié au Parti d’action nationaliste (MHP), allié à l’AKP du président Erdogan. Ce dernier est un mouvement nationaliste, suprémaciste et panturquiste créé à la fin des années 1960 qui a assassiné de nombreuses personnes en Turquie et en dehors. Il s’est progressivement imposé comme un parti incontournable des gouvernements de droite. Ses militants extrémistes, les Loups gris, sont ouvertement hostiles aux populations kurdes, grecques et arméniennes, au christianisme et au judaïsme ainsi qu'à l’homosexualité.

Réseaux sociaux et tensions diplomatiques

De nombreuses organisations ont exigé une sanction à l’encontre du joueur turc. Le ministre allemand de l’Agriculture, Cem Özdemir (Verts), a dénoncé un « message politique qui prône la terreur et le fascisme ». La ministre de l’Intérieur, Nancy Faeser (SPD), a réclamé des sanctions à l’UEFA. L’instance dirigeante du football européen a annoncé une enquête disciplinaire pour « comportement inapproprié présumé », sans préciser si celle-ci aboutira avant le prochain match de la Turquie, ce samedi 6 juillet, en présence du président turc. En réaction, la Turquie a convoqué hier l’ambassadeur d’Allemagne à Ankara. Le ministère des Affaires étrangères a qualifié l’attitude des autorités allemandes de « politiquement motivée et xénophobe ». Omer Çelik, porte-parole du parti au pouvoir, a indiqué qu’elles feraient mieux de « se concentrer sur les résultats des récentes élections dans certains pays d’Europe », où des partis d’extrême-droite ont connu des succès historiques.

Protégés par le pouvoir turc, les "Loups gris" ont des postes clefs en Turquie et comptent des réseaux dans plusieurs pays. Contrairement à l’Autriche où leur salut est interdit et contrairement à la France où le mouvement lui-même est interdit (après des heurts en 2020 entre membres des communautés turques et arméniennes, il est dissous par le gouvernement), l’Allemagne se contente de la surveillance de ses quelques 12 000 membres. Peu au regard des 2 millions d’Allemands d’origine turque et des 2 millions de Turcs d’Allemagne dont 67% ont voté pour Erdogan lors des dernières élections présidentielles de 2023 (soit 15 points de plus que la moyenne nationale). Le ministre allemand de l’Agriculture a demandé l’interdiction du salut, faisant un parallèle entre « le fascisme turc » et le principal parti d’extrême-droite allemand, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). L’Union chrétienne-démocrate (CDU), parti historique de la droite allemande, s’y est montré favorable.

Le football et l’expression d’un nationalisme décomplexé

La ministre allemande de l’Intérieur s’est indignée de l’utilisation de « l’Euro comme plateforme pour le racisme ». Les Loups gris utiliseraient de plus en plus la scène sportive comme plateforme politique. Le salut a notamment été aperçu lors de célébrations par des supporters turcs dans des villes allemandes. Il y a peu, l’ancien international allemand Mesut Özil, avait suscité la polémique en publiant une photo de son loup tatoué. En 2019, des joueurs turcs - dont Demiral - avaient mimé le salut militaire en guise de célébration à Saint-Denis (France), quelques jours après des opérations de l'armée turque contre les Kurdes en Syrie. La Société pour les peuples menacés souligne que le "salut du loup" de ce 2 juillet 2024 choque d’autant plus qu’il a été effectué le jour de la date anniversaire du massacre de Sivas dans le Kurdistan turc. Le 2 juillet 1993, 37 citoyens turcs alévis (minorité représentant 10 à 15% de la population turque) étaient assassinés, notamment par des "Loups gris".