Du 20 au 30 novembre se tenait à Paris la 8ème édition du festival « Un weekend à l’est » dont la ville thème était Erevan. Expositions de peintres, photographes, sculpteurs, vidéastes arméniens, mais aussi spectacles, concerts ou encore projections, lectures, podcasts ainsi que des débats et même une conférence d’architecture ont eu lieu dans 25 lieux parisiens, permettant aux artistes et experts de s’exprimer et au public d’apprécier la riche culture arménienne, à la croisée entre l’Est et l’Ouest. Ce grand évènement nous a alors donné l’idée de nous concentrer sur un grand pan de l’art arménien : la littérature, et plus précisément la littérature arménienne francophone diffusée dans le monde. Ainsi, nous avons eu la chance d’interroger Anahit Avetisyan, traductrice du français à l’arménien et inversement, et Arevig Ashkharoyan, directrice de Ari Literary Fondation.
Par Layla Khamlichi - Riou
La littérature arménienne francophone : quelques faits importants
Née du croisement entre la riche culture arménienne et l’héritage francophone, la littérature arménienne francophone émerge principalement après le génocide de 1915, lorsque des milliers d’Arméniens trouvent refuge en France. Cette littérature devient alors un outil puissant pour préserver la mémoire, raconter l’exil et interroger l’identité dans un contexte de double appartenance culturelle. Ses thématiques majeures, telles que la transmission intergénérationnelle du traumatisme, le déracinement et la quête d’intégration, traduisent à la fois une volonté de rendre compte du passé tragique arménien et de dialoguer avec l’universel.
Des figures emblématiques illustrent la diversité et la richesse de ce courant. Henri Verneuil, avec son roman Mayrig, retrace l’histoire poignante de sa famille face à l’exil, marquant la mémoire collective grâce à une œuvre mêlant autobiographie et histoire universelle. Annie Nalbandian, quant à elle, s’est investie dans la diffusion de la culture arménienne à travers ses traductions, rendant accessibles des récits essentiels en arménien et en français. Serge Venturini, poète contemporain, se distingue par son écriture imprégnée de la dualité culturelle franco-arménienne, explorant des thèmes universels comme l’amour et la mémoire, tout en intégrant une profondeur philosophique unique. Un autre auteur intéressant est Shahan Sahnour, pionnier de la littérature arménienne francophone, mais aussi du double engagement littéraire : il a écrit des romans en arménien et des poèmes en français, sous le pseudonyme d’Armen Lubin. Ses romans, rédigés en arménien, comme Retraite sans fanfare, explorent les thèmes complexes de l’exil, de la perte identitaire et du déracinement culturel, reflétant les défis de la diaspora arménienne après le génocide de 1915. Parallèlement, sa poésie en français se distingue par une approche plus introspective et universelle. À travers ses poèmes, Shahnour utilise la langue française pour s’adresser à un lectorat plus large et capturer des émotions liées à l’exil et à la fragilité humaine, tout en enrichissant la tradition littéraire française d’une sensibilité arménienne. Cette dualité linguistique témoigne de son désir de préserver et de transmettre la culture arménienne tout en dialoguant avec le monde francophone. Elle illustre également l’hybridité de son identité, à la fois profondément ancrée dans ses racines arméniennes et ouverte à la culture universelle.
Si la littérature arménienne francophone s'est affirmée comme un espace de mémoire et d'identité, sa diffusion au-delà des frontières de la diaspora dépend largement du travail de traduction, essentiel pour faire entendre ces voix uniques à un public mondial.
Le rôle essentiel des traducteurs : Entretien avec Anahit Avetisyan
Les traducteurs jouent un rôle fondamental dans la circulation de la littérature arménienne francophone à l’échelle mondiale, servant de médiateurs culturels essentiels entre des mondes souvent séparés par des barrières linguistiques et géographiques. Anahit Avetisyan, traductrice avec une grande connaissance et expérience du sujet, met en lumière cette fonction fondamentale en affirmant que « l'arménien étant une petite langue en termes de sa diffusion, en termes de sa richesse ou de sa profondeur, on ne peut pas espérer qu'il y ait un grand nombre de lecteurs étrangers qui se mettraient à apprendre l'arménien pour lire des œuvres arméniennes ». Elle souligne ainsi la nécessité de recourir à la traduction pour faire accéder un large public à la littérature arménienne, en particulier au public non arménien qui ne parle pas la langue. La traduction devient donc, selon elle, « la fenêtre qui ouvre cette littérature vers le monde, même en quelque sorte son oxygène ». Elle décrit la traduction comme un moyen indispensable de faire connaître la culture arménienne et de la faire vivre dans d’autres contextes linguistiques et culturels. Sans ce travail de médiation, la littérature arménienne risquerait de rester confinée à un cercle restreint. C'est à travers les traducteurs que les auteurs arméniens peuvent se faire entendre à l'international.
Elle insiste également sur la démarche préalable à toute traduction : « Je commence par lire le livre, d'abord, si je ne l'ai pas déjà lu. » Cela montre que la première étape de la traduction est avant tout une immersion dans le texte original. Ce n’est pas simplement une question de langue, mais d’absorption du sens, de la structure et de la sensibilité de l’œuvre. Elle précise ensuite qu’en traduction « j’essaie de trouver des sujets un peu similaires et de lire un peu en français des textes qui traitent des mêmes sujets pour m’imprégner un peu du vocabulaire ». Ce processus de comparaison et d’appropriation d’un vocabulaire spécifique reflète l’importance d’une compréhension profonde des deux langues et des cultures pour effectuer une traduction fidèle et juste.
Pour Anahit Avetisyan, la tâche du traducteur n’est pas uniquement de transposer des mots, mais de comprendre et de restituer les nuances culturelles et émotionnelles du texte. Elle souligne également une difficulté particulière dans la traduction des spécificités culturelles, comme les expressions d’affection dans la langue arménienne. Elle explique que, par exemple, « dans l'arménien, en arménien donc, dans la langue, il y a des expressions d'affection, disons le « jan », vous avez certainement entendu parler, on ajoute ce « jan » au nom presque toujours, c'est « ma chère », « mon cher », mais c'est un peu plus que ça, c'est affectueux mais c'est aussi parfois, parfois c'est justement pour exprimer de l'affection, parfois c'est pour mettre de la distance, vous dites « un tel jan » c'est parfois pour mettre de la distance et c'est compliqué à traduire ». Cette complexité montre que la traduction va bien au-delà de la simple substitution de mots. Le traducteur doit aussi rendre des émotions, des sentiments, et parfois des subtilités qui ne se traduisent pas directement d’une langue à l’autre. « Si vous le traduisez par exemple par « cher », « un tel cher », c'est un peu plus officiel pour moi en français que le « jan » en arménien. » Ces nuances rendent la traduction littéraire encore plus délicate, car elle doit respecter à la fois le sens du texte et ses connotations culturelles.
« Les traducteurs, nous sommes là pour faire passer cette littérature dans d'autres langues, mais sans traducteurs, on n'irait pas très loin » : cette déclaration met en évidence le rôle indispensable des traducteurs dans la reconnaissance internationale des œuvres arméniennes. Sans eux, ces œuvres risqueraient de rester inaccessibles à un public mondial. Les traducteurs sont donc les vecteurs qui permettent à cette littérature de se déployer au-delà de la communauté arménienne et de se faire connaître dans le monde entier. Leur travail est crucial pour faire entendre ces voix arméniennes dans d'autres langues et cultures, contribuant ainsi à la diversification du paysage littéraire mondial.
Ainsi, pour Anahit Avetisyan, le rôle des traducteurs est bien plus que technique. Ils sont des passeurs de culture, des médiateurs indispensables qui permettent à la littérature arménienne de voyager, d'être lue et comprise par un public mondial. Grâce à eux, les œuvres arméniennes peuvent sortir de l’isolement et rejoindre le dialogue littéraire international, enrichissant ainsi la littérature mondiale de voix uniques et profondes.
Initiatives littéraires et diffusion Internationale : Entretien avec Arevik Ashkharoyan
Arevik Ashkharoyan, directrice de la Fondation Ari, joue un rôle clé dans la promotion de la littérature arménienne à l'international. Elle met en avant les nombreuses initiatives littéraires de la Fondation qui visent à accroître la visibilité des auteurs arméniens à l'échelle mondiale. Pour madame Ashkharoyan, la traduction est essentielle dans ce processus. Elle explique : « Nous n'avons pas de traducteurs de l'arménien vers beaucoup de langues. » Face à ce manque de traducteurs, la Fondation Ari s'investit activement pour « les trouver, les aider, de les faire travailler pour nous et les former. » Ce travail de recherche et de formation des traducteurs est crucial pour surmonter les barrières linguistiques et offrir une meilleure diffusion de la littérature arménienne.
Malgré ces efforts, la directrice de la Fondation Ari reconnaît que la représentation internationale de la littérature arménienne reste limitée, notamment lors des événements littéraires mondiaux. Elle indique :
« La représentation de l'industrie de l'édition arménienne et du domaine littéraire aux événements internationaux est très limitée. » Bien que la Fondation participe chaque année à la Foire du Livre de Francfort, grâce à un stand fourni par le Ministère de la Culture, force est de souligner que « c'est le seul salon international régulier auquel nous participons. » Ce manque de visibilité rend d'autant plus important le travail des traducteurs et des agents littéraires, qui permettent aux œuvres arméniennes de se faire connaître sur des scènes littéraires internationales. Pour les éditeurs, ils sont principalement intéressés par la littérature contemporaine. »
La Fondation Ari mène également des projets littéraires pour encourager le dialogue culturel entre des écrivains de différentes régions du monde. Un exemple marquant est le programme Write in Armenia, qui réunit des écrivains de pays voisins souvent en conflit. Madame Ashkharoyan a donc expliqué : « En 2018, nous avons fait une édition à cinq pays pour Write in Armenia et cela s'est passé avec les pays voisins en conflit les uns avec les autres. » Ce programme rassemble des écrivains d’Arménie, de Turquie, de Russie, d’Ukraine et de Géorgie, et permet de « faire parler les jeunes écrivains de ces pays en conflit les uns avec les autres et à exprimer leurs points de vue. » À travers ce type d’initiative, la Fondation Ari souhaite favoriser la réconciliation et la compréhension mutuelle entre ces pays, malgré les tensions politiques. Madame Ashkharoyan a aussi précisé qu’ « après le génocide, beaucoup de gens ne veulent pas apprendre à connaître l'autre. Les Arméniens ne veulent même pas savoir de quoi il s'agit, et les jeunes Turcs ne savaient rien de l'Arménie lorsqu'ils sont arrivés ici. » Cette initiative est donc un moyen de renforcer les échanges culturels et de rapprocher les jeunes écrivains de ces régions marquées par des conflits.
En parallèle, l’importance de la visibilité des écrivaines arméniennes, souvent sous-représentées dans le monde littéraire, a été évoquée. Elle note : « Il y a des écrivaines exceptionnelles en Arménie, mais elles ne sont pas suffisamment représentées, ni par les éditeurs ni par les médias. »
Afin de remédier à cette situation, la Fondation Arie a créé le Zabel International Women Writers Forum, un forum en ligne qui met en avant les écrivaines arméniennes et leur donne une plateforme internationale. Madame Ashkharoyan insiste sur le fait que « les défis que rencontrent les femmes écrivaines sont les mêmes partout dans le monde » et que ce forum est essentiel pour leur permettre de se faire connaître.
La directrice a mis également en avant l'universalité de la littérature arménienne contemporaine, qui aborde des thèmes qui résonnent au-delà des frontières arméniennes. Selon elle, « les histoires arméniennes sont très générales, et ce que la littérature arménienne contemporaine aborde, c'est aussi la quête de soi, qu'on soit arménien ou d'une autre nationalité, revisiter son identité, son passé. » Elle souligne que les écrivains arméniens, à travers leurs œuvres, parlent à un public international en abordant des thèmes comme la réconciliation avec le passé et la recherche de l'identité.
« Il faut être plus actif, avoir des stands à différents événements internationaux et parler plus de nous, de notre culture, de notre histoire, et de la littérature contemporaine. Si la culture est mieux représentée, alors la politique ira mieux. »
La meilleure représentation culturelle pourrait effectivement favoriser une amélioration des relations politiques entre les pays de la région, et vice versa.
Grâce à ces efforts, la Fondation Ari œuvre pour que la littérature arménienne trouve une place de choix sur la scène littéraire mondiale. Par des projets comme Write in Armenia, la mise en lumière des écrivaines arméniennes et la formation de traducteurs, Arevik Ashkharoyan contribue activement à briser les frontières linguistiques et culturelles, et à faire entendre les voix arméniennes sur la scène internationale.
Perspectives et enjeux pour l’avenir
Les efforts pour élargir la portée des auteurs arméniens passent par une multiplication des initiatives et une collaboration accrue entre écrivains, traducteurs, agents littéraires et éditeurs. Arevik Ashkharoyan souligne l’importance de la persévérance et de l'engagement dans ce processus : « Ce qu’il nous faut maintenant, c’est multiplier les efforts, participer à plus d’événements, et être invités à plus de festivals. » Pour elle, la visibilité est cruciale et chaque nouvelle occasion de présenter la littérature arménienne est une opportunité d’étendre son influence à un public international plus large.
Un autre défi majeur évoqué par Mme Ashkharoyan est la nécessité d’une plus grande coopération entre la France et l'Arménie pour la promotion de la littérature arménienne : « Nous avons besoin de plus de soutien de la part de notre gouvernement, qui nous aide avec des subventions pour la traduction. Mais nous avons également besoin de plus de visibilité en Europe. » Elle appelle donc à une coopération renforcée entre les institutions arméniennes et les partenaires internationaux pour surmonter les obstacles financiers et logistiques à la diffusion de la littérature arménienne.
L’avenir de la littérature arménienne francophone semble prometteur, mais il reste encore des défis à relever pour garantir sa reconnaissance mondiale.
La littérature arménienne francophone évolue et se détourne progressivement du cadre strictement historique et traumatique du génocide pour explorer des sujets plus contemporains, tout en restant ancrée dans son histoire. Anahit Avetisyan remarque à ce sujet : « De plus en plus d'écrivains arméniens aujourd'hui parlent de la réalité de l'Arménie moderne, du monde contemporain, des problématiques sociales et politiques actuelles. » Cette ouverture vers des thèmes plus variés et universels permet à la littérature arménienne de se reconnecter à un public plus large, en abordant des sujets que les lecteurs étrangers peuvent également comprendre et apprécier. Les écrivains arméniens, en adoptant une approche plus large et plus moderne, s'affirment ainsi comme des acteurs de la scène littéraire internationale, capables de produire des œuvres qui résonnent bien au-delà des frontières de leur propre culture. En parlant de l'évolution de la littérature arménienne, Ashkharoyan déclare : « Ce n'est plus juste une littérature liée à un événement tragique, c'est aussi une littérature de création, d'expression de soi, de réflexion sur le monde moderne. » Cela marque un tournant, où la littérature arménienne s'émancipe de son passé pour aborder des enjeux universels tout en conservant une identité propre.
La francophonie joue un rôle central dans l'avenir de la littérature arménienne, notamment par sa capacité à servir de pont entre l'Arménie et d'autres cultures. Le français, langue d'accueil de nombreux écrivains arméniens, devient un moyen de partager leur histoire et leur culture avec le monde, tout en permettant à la littérature arménienne de se faire entendre dans l'espace francophone. Arevik Ashkharoyan souligne l’importance de cette langue : « Le français est un outil précieux, car c'est une langue qui permet de toucher un public très large, non seulement en France, mais aussi dans de nombreux pays africains, en Europe, au Canada. »
Grâce à la francophonie, la littérature arménienne peut ainsi toucher des lecteurs de cultures et de continents divers, renforçant son rayonnement à l’échelle mondiale. Pour Anahit Avetisyan, la francophonie est également essentielle pour la reconnaissance de la littérature arménienne, car elle offre une plateforme privilégiée pour les auteurs arméniens. Elle note que « le français permet aux écrivains arméniens de se faire entendre à l'international, bien au-delà de leur propre communauté. » Elle met en lumière le rôle du français dans l’intégration des auteurs arméniens dans le dialogue littéraire mondial, expliquant que « sans la langue française, beaucoup de ces écrivains seraient invisibles au niveau mondial. » Ainsi, le français est non seulement une langue de traduction, mais aussi un véritable vecteur de la diversité culturelle arménienne dans la francophonie.
En somme, grâce à un soutien renforcé et à une plus grande coopération internationale, la littérature arménienne pourra continuer à enrichir la scène littéraire mondiale, tout en préservant et en célébrant son identité culturelle.
La littérature arménienne francophone, nourrie par l’histoire du génocide et la diaspora, s'affirme aujourd'hui comme un espace d'expression contemporaine, abordant des thèmes universels qui résonnent au-delà de ses racines historiques. Grâce à des traducteurs engagés comme Anahit Avetisyan et des initiatives comme celles de la Fondation Ari d’Arevik Ashkharoyan, cette littérature parvient à toucher un public international. La francophonie, en tant que carrefour linguistique, joue un rôle clé dans sa diffusion mondiale. En évoluant au-delà du traumatisme du passé, la littérature arménienne francophone se présente comme une voix dynamique et universelle, enrichissant le paysage littéraire mondial tout en célébrant l'identité arménienne, comme nous avons pu le constater lors du festival du « Weekend à l’est » de Paris.