Ervand Kotchar : l’artiste immortel face à un héritage en souffrance

Arts et culture
21.11.2024

En 2024, à l’occasion du 125ᵉ anniversaire d’Ervand Kotchar, alors que l’Arménie et le monde artistique rendent hommage à son génie, l’artiste dont les œuvres transcendent les limites du temps et de l’espace, des tensions viennent troubler l’héritage qu’il laisse derrière lui. Différends familiaux et controverses sur la gestion de son patrimoine assombrissent cette commémoration, mettant en lumière non seulement la valeur intemporelle de ses œuvres, mais aussi les fragilités des institutions chargées de les préserver.

 

Par Mariam Grigorian

Chef-d'œuvre ou copie ? Une collection sous la loupe

Ervand Kotchar a marqué l’histoire de l’art par son audace et son approche novatrice. L’une de ses contributions les plus remarquables à l’art moderne est son concept de « Peinture dans l’espace », développé dans les années 1930 à Paris. En fusionnant peinture, sculpture et mouvement, Kotchar cherchait à intégrer la quatrième dimension – le temps – dans ses œuvres. Ses créations invitent le spectateur à une interaction dynamique, où l’art se révèle sous de nouvelles facettes selon le point de vue et l’instant. Cette approche révolutionnaire, incarnée dans des œuvres comme Peinture dans l’espace (1934), inscrite dans la collection permanente du Centre Pompidou à Paris, témoignait de son ambition de dépasser les limites physiques de l’art. À l’occasion de son 125ᵉ anniversaire, un comité commémoratif a été créé, approuvant la réalisation de 11 événements pour lesquels 167 millions AMD (environ 430 000 $) ont été alloués par le budget de l’État de la République d’Arménie. 

 

Pourtant, plus de quatre décennies après la disparition d’Ervand Kotchar, son héritage soulève de nombreuses interrogations. Pour la première fois, Ruben Kotchar, fils de l'artiste, a rendu public ses inquiétudes concernant l’authenticité de certaines œuvres conservées au Musée Ervand Kotchar, dirigé par Kariné Kotchar, la petite-fille de l’artiste. Il a exprimé son désarroi face à ce qu'il perçoit comme une exclusion systématique dans les décisions liées à la préservation et à la présentation de l’héritage de son père.

 

Parmi les œuvres suspectées, un autoportrait de l’artiste intrigue particulièrement Ruben, en raison de certains détails manquants. « Le bois sous le tableau comportait deux trous de clous que mon père avait peints avec une précision incroyable. Il me l’a montré lui-même, très fier de ce détail unique. Aujourd’hui, ces éléments ont disparu. Si le cadre a été modifié ou réduit, c’est une autre question, mais Kotchar l’avait peint et était tellement fier de sa création, affirmant que personne d’autre ne pourrait l’imiter. Pourquoi ces détails distinctifs sont-ils absents ? », s’interroge Ruben lors d’une conférence de presse tenue le 20 novembre à Erevan. Face à ces suspicions et ce sentiment d’isolement, Ruben a appelé à une expertise officielle pour vérifier l’authenticité des œuvres, tout en déplorant l’inertie des institutions responsables.

Ces inquiétudes s’inscrivent dans un contexte plus large, où des disparitions d’œuvres viennent également fragiliser l’héritage de Kotchar.

 

Œuvres disparues : un mystère de 500 000 $

Ervand Kotchar a légué tout son patrimoine artistique à sa femme, Manik Mkrtchyan, qui s’est dévouée à préserver son héritage. Fondatrice du Musée Ervand Kotchar, Manik a partagé les œuvres de l’artiste entre leurs deux fils, Haykaz et Ruben, qui ensuite ont déposé leurs parts au musée, sous condition de restitution. C’est ainsi qu’en 1984, Ruben Kotchar a confié 21 œuvres de son père – peintures, graphismes et statues – au Musée Ervand Kotchar, alors fraîchement ouvert, accompagnées d'un document précisant qu’elles resteraient sa propriété. Aujourd’hui, il affirme que sept de ces œuvres, d’une valeur totale estimée à 500 000 $, ont disparu. 

 

Ruben Kotchar accuse le musée d’avoir cédé des œuvres sans son autorisation, que le musée n’a pas commenté. Parmi les disparitions signalées, un tableau aurait été retrouvé au musée de l’Église arménienne à Moscou. Ces accusations soulèvent des doutes sur la gestion des collections. Ruben précise qu’il n’a pas l’intention de retirer ces œuvres du musée, mais demande qu’elles ne soient pas dispersées et qu’elles restent accessibles au public, tout en étant placées sous une gestion plus rigoureuse.

 

La ministre arménienne de l'Éducation, des Sciences, de la Culture et des Sports, Zhanna Andreasyan, a reconnu la gravité de la situation, affirmant que l’affaire fait l’objet d’une enquête criminelle. « Nous espérons obtenir des réponses rapides et complètes », a-t-elle assuré, tout en admettant que les progrès restent limités. Cependant, le Musée Ervand Kotchar a catégoriquement rejeté ces allégations. Dans un communiqué officiel, le musée qualifie ces informations de « fausses et diffamatoires », rappelant que leur diffusion porte atteinte à leur réputation et demandant une rétractation immédiate des accusations.

Les résultats de cette enquête pourraient bien redéfinir l’avenir du musée et la gestion de l’héritage Kotchar.

 

Gestion des fonds muséaux : entre autonomie et transparence

La gestion des fonds du Musée Ervand Kotchar suscite des interrogations croissantes, notamment en matière de transparence. Bien que des inventaires soient censés être effectués tous les trois ans, le prochain contrôle, prévu pour 2024, a été repoussé à janvier 2025 en raison des célébrations symboliques. Actuellement, ces inventaires sont réalisés en interne par le musée, qui communique ensuite ses résultats au ministère.

 

La directrice du musée, Kariné Kotchar, a affirmé que les vérifications précédentes, menées entre 2000 et 2021, n’avaient révélé aucune absence d’objets du fonds. Cependant, ces déclarations contrastent avec les allégations de la Fondation Culturelle Kotchar et les inquiétudes exprimées par Ruben. Ces controverses vont bien au-delà d'une simple rivalité familiale et constituent un enjeu national concernant la gestion des trésors culturels. Elles reflètent un défi auquel sont confrontés de nombreux pays : comment concilier la propriété privée des héritiers et l’intérêt public ?

 

Cette pratique, où les musées gèrent eux-mêmes leurs fonds, est courante, tant en Arménie qu’à l’étranger. En France, par exemple, les musées labellisés « Musée de France » effectuent leurs propres inventaires, mais doivent aussi réaliser un « récolement décennal » obligatoire, garantissant une vérification approfondie de leurs collections, souvent encadrée par une supervision extérieure.

En Arménie, en revanche, l’absence de mécanismes similaires ou d’audits indépendants pose question. Dans le cas du Musée Ervand Kotchar, cette autonomie a alimenté les doutes face aux allégations de disparitions d’œuvres et de conflits familiaux. L’instauration d’un contrôle externe plus rigoureux pourrait renforcer la confiance du public et garantir une meilleure transparence.

 

Une année symbolique éclipsée par la controverse

Alors que 2024 devait célébrer le génie d’Ervand Kotchar, elle met en lumière les défis pressants d’une gestion patrimoniale plus transparente. L’artiste qui défiait les limites du temps attend désormais que son héritage traverse les épreuves du présent.

Ces tensions, qu’elles soient familiales ou institutionnelles, rappellent qu’honorer un héritage artistique exige plus que de la reconnaissance : il faut aussi garantir une préservation rigoureuse et une transmission intègre aux générations futures.