Erevan rend hommage à Missak Manouchian : une semaine pour célébrer une mémoire universelle

Arménie francophone
17.03.2025

Le 14 mars, le Musée de la Littérature et de l’Art Yeghiché Charents d’Erevan a accueilli le lancement officiel de la semaine de commémorations en hommage à Missak Manouchian, une figure emblématique de la Résistance, mais aussi un poète et un militant communiste. Jusqu’au 18 mars, une série d’événements culturels et scientifiques viendront éclairer les multiples facettes de cet homme hors du commun, à travers l’histoire, le théâtre, la littérature et le cinéma. 

 

Par Layla Khamlichi-Riou

Un héros sans frontières

L’ambassadeur de France en Arménie, Olivier Decottignies, a ouvert la cérémonie en insistant sur le caractère unique de Manouchian, un héros sans nationalité officielle mais dont l’héritage dépasse les frontières. « C’est la figure d’un héros qui nous réunit aujourd’hui, un héros français et arménien. Mais un héros paradoxal, puisqu’il n’a jamais eu la nationalité française ni la nationalité arménienne. Il est un héros universel. » Derrière ces mots, se dessine la trajectoire singulière d’un homme né apatride, qui, bien qu’exclu administrativement, a embrassé les valeurs d’un pays qu’il considérait comme sien, au point d’y sacrifier sa vie.

L’émotion a atteint son apogée lorsque Daniel Danielyan, vice-ministre de l’Éducation, des Sciences, de la Culture et des Sports, a lu un extrait de la dernière lettre de Manouchian à Mélinée. Dans cette ultime déclaration, le résistant s’adressait à celle qu’il savait ne jamais revoir, sans amertume ni peur, mais avec une sérénité déchirante. « Je vais mourir avec mes vingt-trois camarades, tout à l’heure. Avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car, personnellement, je n’ai fait de mal à personne. » Une lettre d’adieu qui résonne encore aujourd’hui comme le témoignage d’un engagement total, où l’amour et la fidélité aux idéaux surpassent même la perspective de la mort.

Au-delà du devoir de mémoire, certains voient dans cette commémoration un point de départ pour une réflexion plus large. Saté Khachatryan, organisatrice de l’événement, a souligné que cette semaine Manouchian ne devait pas être une parenthèse, mais un appel à prolonger l’hommage au-delà du cadre institutionnel. « Nous espérons qu’avec cette semaine, cela ne va pas se terminer le 18. Au contraire, c’est à partir du 18 que nous devons nous réveiller et faire encore plus de projets autour de Manouchian », a-t-elle affirmé avec conviction. Pour elle, transmettre son histoire ne se limite pas à la raconter : il s’agit de la faire vivre, de l’intégrer dans un dialogue contemporain sur l’engagement et les valeurs qu’il défendait.

L’image de Missak Manouchian ne se résume pas à celle du résistant exécuté en 1944. Il était aussi un poète, un homme amoureux, un fils du génocide arménien devenu une figure majeure de la lutte contre le nazisme. « Deux orphelins issus du génocide arménien, apatrides, qui terminent par rentrer au Panthéon… C’est extraordinaire ! Nous espérons qu’ils continueront d’inspirer », a rappelé Katia Guiragossian, petite-nièce de Mélinée Manouchian, en évoquant la mémoire de son aïeule et son combat pour préserver l’héritage de son mari.

 

Ainsi, à travers cet hommage, Missak et Mélinée Manouchian ne sont pas seulement célébrés comme des figures du passé, mais comme des modèles intemporels de courage et d’engagement. Cette première journée a donné le ton d’une semaine où se croiseront histoire, art et transmission, avec un objectif clair : que l’esprit de Manouchian ne soit pas figé dans la pierre du Panthéon, mais qu’il continue de souffler, ici et ailleurs.

 

Mélinée, gardienne de la mémoire

Si Missak Manouchian est aujourd’hui une figure emblématique de la Résistance, c’est en grande partie grâce à Mélinée, son épouse, qui a consacré sa vie à préserver et transmettre leur histoire. La publication de Manouchian. Témoignage suivi de poèmes, lettres et documents inédits a constitué un moment clé du lancement de cette semaine de commémoration, offrant une plongée au cœur des écrits de Missak et du combat de Mélinée pour que son souvenir ne sombre pas dans l’oubli.

Réédité après l’entrée du couple au Panthéon, ce livre rassemble des lettres, des poèmes et des documents inédits, dévoilant un Missak Manouchian plus intime, loin des clichés héroïques. Pour Katia Guiragossian, petite-nièce de Mélinée et fervente défenseuse de cette mémoire familiale, il s’agissait d’une reconnaissance essentielle : « Pendant des années, l’histoire de Missak et de ses camarades n’a pas été valorisée. Après l’entrée au Panthéon, il était crucial de donner la parole à Mélinée, celle qui l’a le mieux connu, celle qui a porté seule cette mémoire. »

Exilée, menacée, Mélinée n’a jamais cessé de raconter leur combat, malgré le poids du chagrin et de l’injustice. Katia Guiragossian se souvient de sa grand-tante comme d’une femme impressionnante, marquée par une retenue presque énigmatique : « Elle m’impressionnait beaucoup. On aurait dit un sphinx. Elle parlait peu et attisait ma curiosité. Mais son silence en disait long sur la profondeur de son engagement. »

À travers ce livre, Mélinée ne se contente pas de relater l’histoire de son mari, elle livre aussi sa propre vérité, celle d’une femme qui a traversé l’après-guerre en portant seule le poids d’un passé héroïque et douloureux. En lisant ces pages, le lecteur découvre non seulement le poète et le résistant, mais aussi l’homme derrière l’image de martyr, ses doutes, ses espoirs, et son amour inébranlable pour Mélinée.

Au-delà du témoignage personnel, cet ouvrage constitue une archive précieuse, un pont entre la grande Histoire et les émotions profondes de ceux qui l’ont vécue : « Je trouve qu'il est intéressant d'approcher la grande histoire par l'histoire personnelle. » explique la petite-nièce. Par cette réédition, la voix de Mélinée continue de résonner, rappelant que derrière chaque figure héroïque, il y a aussi ceux qui restent, qui se battent pour que les noms ne s’effacent pas.

 

Un héritage qui se poursuit

Au-delà de cette semaine de commémorations, l’objectif des organisateurs était clair : faire de l’héritage de Manouchian un engagement vivant et non un simple hommage ponctuel. À travers des colloques historiques, des expositions et des projections de films, la mémoire du résistant a été abordée sous différents angles, dans une volonté de transmission et de dialogue avec le présent.

Pour Saté Khachatryan, l’initiatrice du projet, cet hommage ne peut se limiter à quelques jours de cérémonies. Avec passion, elle a rappelé que le combat de Manouchian dépasse le cadre de l’Histoire et s’inscrit dans une réflexion plus large sur les valeurs universelles qu’il incarnait : « Nous espérons qu’avec cette semaine, cela ne va pas se terminer le 18. Au contraire, c’est à partir du 18 que nous devons nous réveiller et faire encore plus de projets autour de Manouchian, courant toute l’année, l’année prochaine, toutes les années. » Un engagement qui, selon elle, doit passer par l’éducation et la culture, mais aussi par une appropriation de son histoire par les jeunes générations.

À travers cette initiative, c’est aussi une manière de réaffirmer les liens entre la France et l’Arménie. Manouchian, figure de la Résistance française, est aussi le fils du peuple arménien, héritier d’une diaspora marquée par l’exil et la quête d’un foyer. Saté Khachatryan a insisté sur cette double appartenance, qui, loin d’être une contradiction, est au contraire une richesse : « Comment peut-on être 100 % français et 100 % arménien ? C’est ce que nous enseignent des figures comme Missak Manouchian, comme Charles Aznavour. Nous avons deux patries, comme on peut avoir deux parents, et nous devons en être fiers. »

Le rôle de la francophonie a également été au cœur des échanges. Pour Saté Khachatryan, qui a œuvré à la diffusion du théâtre contemporain français en Arménie et de la culture arménienne en France, cet hommage dépasse les commémorations officielles : c’est aussi un dialogue permanent entre les cultures. « Nous ne sommes pas simplement francophones, nous sommes francophiles. Nous ne sommes pas simplement admirateurs de Manouchian, nous sommes Manouchianophiles. »

Cette volonté de faire vivre son héritage au-delà des frontières a été partagée par l’ambassadeur de France en Arménie, Olivier Decottignies, qui a rappelé l’importance de la diversité des approches pour honorer sa mémoire : « Nous allons essayer de l’approcher par de multiples chemins : la recherche historique, le documentaire, la création artistique et théâtrale. » Une approche globale, qui fait de Manouchian non seulement une figure historique, mais aussi une source d’inspiration pour les artistes et penseurs contemporains.

L’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon en 2024 avait marqué une reconnaissance officielle de leur engagement. Mais cette semaine d’hommages à Erevan a démontré que leur mémoire ne peut être enfermée dans un mausolée, aussi prestigieux soit-il. « Il n’y a pas une semaine Manouchian, il y a toute une vie Manouchian », a insisté Saté Khachatryan, soulignant que la meilleure façon de lui rendre hommage est de continuer à faire vivre ses idéaux à travers l’art, la transmission et l’engagement quotidien.

 

Alors que la semaine Manouchian bat son plein, l’émotion et l’enthousiasme qui entourent cet hommage confirment l’importance de son héritage. Entre histoire, théâtre, littérature et cinéma, ces commémorations ne se contentent pas de raviver la mémoire d’un résistant tombé il y a 80 ans : elles interrogent notre rapport à l’engagement, à l’identité et à la transmission. Mais au-delà de cette programmation, c’est une véritable dynamique qui semble se mettre en place, portée par celles et ceux qui refusent que Manouchian soit un nom que l’on honore seulement à dates fixes. À Erevan comme en France, une certitude se dessine : l’esprit de Manouchian n’est pas enfermé dans les pages d’un livre ou les murs du Panthéon. Il vit dans chaque projet qui fait résonner sa voix, dans chaque initiative qui prolonge son combat, dans chaque transmission qui inscrit son histoire dans le présent.