De Stepanakert à Paris : parcours d'une étudiante d'Artsakh, entre mémoire et avenir

Région
19.06.2024

Lilit Shahverdyan, née en 2002 à Stepanakert, en Artsakh aujourd’hui sous occupation azérie, a grandi avec une passion dévorante pour le français depuis ses 10 ans. En août prochain, l´étudiante prendra son envol vers la capitale française. Pour Lilit, c’est le début d’un nouveau chapitre, riche de promesses et de possibilités

Propos recueillis par Darya Jumel

 

En 2020, Lilit quitte son foyer, pleine d’ambition, pour poursuivre des études de journalisme à l’Université Américaine d’Erevan. Mais ses rêves sont rapidement bousculés. La pandémie de COVID-19 et la guerre des 44 jours plongent sa vie dans le chaos, interrompant brutalement son parcours universitaire.

Deux ans plus tard, un autre défi se dresse. Séparée de sa famille pendant dix mois à cause du blocus de la route de Latchine, imposé par les forces armées de l’Azerbaïdjan, Lilit se retrouve désemparée. Cette crise humanitaire précède la prise de contrôle de sa région natale par le régime du président Aliyev. Sa famille, contrainte de fuir, trouve refuge à Erevan.

Malgré ces épreuves, Lilit ne perd jamais de vue son rêve d’un avenir meilleur. En mars, un rayon d’espoir éclaire son chemin. Elle reçoit une lettre l’informant de son admission en Master à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po).

 

Quelle a été ta motivation pour apprendre le français et comment es-tu parvenue à si bien le maîtriser ?

J’ai commencé à étudier le français à l’école dès l’âge de 10 ans, à Stepanakert. Ce fut une véritable révélation pour moi, j’ai rapidement compris que cette langue était une passerelle vers un nouveau mode de pensée. Parler français est devenu pour moi une façon d’affirmer mon identité, et me donne un sentiment de fierté et d’émancipation. Ce qui me rend particulièrement heureuse aujourd’hui, c’est l’opportunité d’étudier dans une université française aussi prestigieuse et de côtoyer des étudiants du monde entier. Mon parcours académique précédent a été bousculé par des perturbations politiques qui ont fini par limiter mon épanouissement scolaire.

 

Comment as-tu découvert ton intérêt pour les sciences politiques et qu’est-ce qui t’a poussé à poursuivre cette voie ?

Après la guerre de 2020, lorsque les journalistes étrangers pouvaient encore se rendre en Artsakh, j’ai rencontré de nombreux reporters de guerre qui m’ont inspiré. J’ai souhaité moi aussi tenter  ma propre aventure dans le journalisme. J’ai publié mon premier article en septembre 2021- j’avais 18 ans -  sur des femmes déplacées d’Artsakh qui avaient trouvé refuge dans un petit atelier de tissage du Syunik en GTArménie du Sud. La collaboration avec le media dans lequel il est paru m’a fait réaliser l’importance d’une compréhension approfondie des enjeux politiques, tant nationaux qu’internationaux, pour enrichir mes reportages.

 

Comment as-tu réussi à poursuivre tes études et tes ambitions malgré les épreuves que tu as traversées ?

J’ai trouvé la force et la résilience dans la personne que je m’imaginais devenir après l’obtention de mon diplôme. Je suis allée à l’université avec une vision précise de ce que je voulais être, et c’est ce qui m’a poussé à traverser toutes ces épreuves., l’Arménie traverse depuis toujours des périodes de turbulences politiques et sociales. Les médias arméniens, tout comme le pays lui-même, sont empreints de complexité. Cette réalité a nourri ma détermination à mieux comprendre l’environnement géopolitique de mon pays afin de pouvoir en parler avec plus de précision et me faire ainsi ma propre opinion.

Enfin, j’ai compris que je ne pouvais compter que sur mes efforts et mon travail personnel pour atteindre les objectifs que je m’étais fixé. Dans les moments les plus difficiles, je repense à mon avenir et je reste déterminée.

 

De quelle façon ton expérience en tant que réfugiée influence- ta vision du monde et ta passion pour le journalisme ?

Les histoires sur le froid et la faim dans les années 90, après l’effondrement soviétique, me semblaient toujours très éloignées, en quelque sorte surréalistes au 21ᵉ siècle. Quand la seule route reliant le Haut-Karabagh à l’Arménie a été bloquée, ces  années-là ont brutalement réapparues dans toutes les vitrines vides de mon Stepanakert natal. Je sais à combien de défis et d’injustices ont été confrontées les personnes déplacées et j’ai développé une sensibilité particulière aux droits humains, à la justice sociale et à la diversité culturelle. Selon moi, l’Arménie est souvent sous-représentée ou mal comprise sur la scène mondiale, aussi mon vécu me pousse à donner une voix aux marginalisés et à mettre en lumière des problématiques souvent négligées par les médias traditionnels. En racontant des récits qui ont tendance à disparaître avec le temps, je veux non seulement rendre hommage la résilience de mon peuple, mais aussi attirer l’attention sur les réalités quotidiennes de ceux qui vivent en marge des conflits géopolitiques.

 

Quelles compétences ou expériences espères-tu acquérir en étudiant en France ?

Je souhaite maîtriser toutes les formes de journalisme, qu’il s’agisse de presse écrite, du reportage vidéo ou des podcasts. Grâce à mon double diplôme, j’apprendrai également les fondamentaux de la diplomatie internationale et de la gouvernance, un domaine qui me passionne de plus en plus. Une autre acquisition importante pour moi sera le réseau que je vais développer avec mes camarades de classe et mes professeurs, qui sont des journalistes renommés, des politiciens influents et des diplomates éminents. Par la suite, j'espère pouvoir travailler entre la France et l’Arménie.

 

Si tu pouvais donner un conseil aux jeunes qui traversent des situations difficiles similaires, que leur dirais-tu ?

Au cours de ces trois dernières années, j’ai compris que la vie et la paix sont des réalités fragiles. Parfois, nous les prenons pour acquises et réalisons à peine leur véritable importance. La dernière fois que j’ai vu ma maison et ma famille en novembre 2022, je ne leur ai même pas dit un dernier au revoir car j’étais sûr que je reviendrais quelques semaines après. Les semaines sont devenues des mois, et les mois un "plus jamais". Bien que mes nuits me transportent souvent vers les souvenirs de ma maison, mes journées sont tournées vers un avenir que je pense prometteur où mon travail apporte un véritable soutien à ma communauté.

Dans les moments de crise, je recommande à mes pairs de rechercher une passion ou un objectif professionnel qui les motive profondément : engagez-vous pleinement dans cette voie ! Utilisez la résilience acquise dans votre passé pour atteindre votre liberté.