Dans le débat public arménien, il occupe une place à part. Loin des « bruits de bouches » des éditorialistes qui polluent la presse écrite et audiovisuelle, Avétik Ishkhanyan, président du Comité Helsinki pour l’Arménie, a le verbe clair et concis. Cet ardent défenseur des droits de l’Homme ne mâche pas ses mots quand il s’agit de commenter la situation du pays. S’il salue un nouveau climat de liberté dans les médias et la tenue d’élections relativement libres depuis 1991, il se garde de toute conclusion définitive. Rencontre.
Par Tigrane Yegavian
Quel est votre bilan des élections législatives anticipées de décembre ?
Elles sont sans commune mesure avec celles que l’on a connues dans les années 1970. À l’époque soviétique, elles n’avaient d’élection que le nom. L’unique scrutin que nous pouvons qualifier de « légitime » a été l’élection du président de la République en 1991, marquée par la victoire incontestable de Lévon Ter Pétrossian. Pourtant ce scrutin avait été entaché de fraudes. Il en a été de même pour les premières législatives post indépendance : même si celles-ci ont donné lieu à une alternance, elles étaient perçues comme légitimes de la part de la population. Par la suite, tous les scrutins sans exception et à tous les niveaux ont été marqués par divers types de fraudes, caractérisées par des actes de violence et d’intimidation, des bourrages d’urnes, leurs disparitions remplacées par d’autres, des changements de listes électorales… Ces méthodes se sont poursuivies pendant des années. Progressivement, les violences ont cédé la place à l’achat de voix et l’usage des ressources administratives afin de contraindre les citoyens à voter pour tel ou tel candidat. Avec la Révolution du printemps dernier, les municipales d’Erevan en septembre et les législatives en décembre ont fait figure de test que nous avons observé méticuleusement : à l’évidence, il s’agit des premières élections libres et transparentes depuis 1991, elles ne peuvent faire l’objet d’aucune contestation.
Ces élections marquent-elles une nouvelle étape dans le processus de consolidation de la démocratie arménienne ?
Ma réponse est non et pour plusieurs raisons. Déjà, la démocratie ne se limite pas à un seul scrutin, comme l’attestent les élections de 1991 qui sont restées un fait isolé. Pour qu’il y ait démocratie, encore faut-il que nous parlions d’élections libres à répétition.
Est-ce que les nouvelles autorités ont eu recours cette fois-ci aux « ressources administratives » ?
Je suis quasiment convaincu que cela a été le cas. Les « ressources administratives » peuvent se décliner de différentes manières. Juste avant la tenue des élections il s’est passé un phénomène très significatif. Sous l’impulsion de David Sanasarian, le chef de l’autorité de supervision de l’État, on a poussé les responsables des collectivités locales à la démission. De même, on a observé en province que la plupart des maires ont troqué leur carte de membre du Parti républicain contre celle du Contrat civil, le parti de Nikol Pachinian. En un espace de temps très restreint, le pouvoir local a changé de main.
L’ont-ils fait sous la contrainte ?
Oui. Des consignes ont été édictées auprès des pouvoirs locaux pour collaborer avec le nouveau pouvoir. Notez seulement que cette fois-ci il n’y a pas eu d’argent qui a circulé ni d’achat de voix. Autres exemples de recours aux ressources administratives : l’amnistie avait été promulguée juste avant les élections et pourtant la loi était prête en mai ; quelques jours à peine avant les élections le gouvernement a augmenté les retraites… Toujours est-il que ces pratiques sont sans commune mesure avec celles exercées par le passé, pour la simple raison que le nouveau pouvoir n’était pas corrompu et tenant compte du contexte social et politique, cela ne faisait pas de sens de recourir à ces moyens. Du reste, les partisans de Pachinian étaient convaincus de gagner, la seule inconnue était le score de leur victoire.
Notez-vous cependant une tendance positive en cours ?
J’ai du mal à qualifier cette tendance de « positive » dans la mesure où les deux derniers scrutins (municipales et législatives anticipées) avaient davantage l’allure de référendums plébiscitaires que de réelles élections. Du reste, l’électeur conscient n’avait pas de choix malgré l’offre politique. Il avait face à lui une force révolutionnaire à laquelle il faisait une confiance aveugle. A côté, les forces politiques restantes ne pouvaient faire figure d’alternative crédible. Si nous vivons dans une société démocratique, celle-ci n’a pas encore atteint le stade de la maturité. Cette société n’a pas conscience que ce n’est pas forcément dans son intérêt par la suite que le parti de son choix fasse un score supérieur à 70%. Je pense que l’absence de choix explique en partie la proportion relativement élevée d’abstention. Les partis ont été laminés. Il y en avait certes de jure mais pas de facto. En l’absence de programmes et d’idéologie claire, l’électeur qui s’interroge ne sait pas comment se comporter.
N’était-ce pas dû également à une campagne très courte qui n’a pas permis aux nouvelles forces politiques en présence de bien se préparer ?
Certainement ! Je dirai même que cela était pris en compte dans les calculs de Nikol Pachinian. Plus vite les élections se tiendraient, plus élevé serait son score. Il aurait très bien pu également organiser les élections en juin tout de suite après la révolution ou en mai de cette année. S’il ne l’a pas fait dans la foulée de sa victoire, c’est parce qu’il avait besoin de consolider son assise et neutraliser les éléments liés à l’ancien régime au sein des services de sécurité et les éléments potentiellement dangereux pour lui dans le champ politique. Puis, il y a eu ce jeu de chaise musicale où il a placé ses hommes de confiance à des postes-clés. Une fois qu’il a eu les coudées franches, il ne lui restait plus qu’à organiser les élections…
Quel regard portez-vous sur l’évolution du paysage audiovisuel sachant que des débats de qualité ont eu lieu, sans doute pour la première fois, et que les dirigeants de la télévision et de la radio publique ont été limogés ?
Déjà il faut comprendre que l’on a trop souvent confondu en Arménie le terme « employé du service public » avec celui de « fonctionnaire aux ordres ». Pendant des années, la télévision publique a été la voix de son maître, mais il faut dire qu’à la faveur de la révolution elle s’est considérablement ouverte. Si cette tendance se poursuit, il faut la saluer, car la liberté d’expression devient une réalité palpable en Arménie. Attendons de voir et gardons-nous de toute considération hâtive ! De son côté, la radio publique a – et il faut le noter – joui d’une relative liberté de ton sous « l’ancien régime », l’antenne a toujours été ouverte à toutes sortes d’opposants. Il y a fort à croire que le remaniement de la direction de ces deux stations a été fait suite à une décision politiquement orientée.
Observez-vous un changement de politique concernant le dossier des minorités nationales ressortissantes de la République d’Arménie et la question de leur représentativité au Parlement ?
Par principe, je soutiens leur représentation au Parlement, mais que les minorités nationales me pardonnent, la loi en vigueur qui stipule leur représentativité est artificielle. Je n’ai, du reste, jamais constaté de la part de ces députés une prise de position claire et tranchée dans les débats. En général, ils sont toujours dans une posture pro pouvoir. Le problème n’est pas tant de garantir leur représentation au niveau parlementaire, mais de permettre qu’au niveau local et régional dans les zones où il y a des minorités, ces dernières puissent occuper des postes de responsabilité, que les télévisions et radios régionales puissent consacrer des programmes dans leurs langues maternelles, bref qu’elles puissent avoir voix au chapitre. Autre suggestion, on aurait pu mettre en place un organe officieux de représentation des minorités, elles auraient certes un pouvoir consultatif mais à forte portée symbolique…
Quelles sont à l’heure actuelle, vos préoccupations majeures en termes de respect des libertés publiques fondamentales ?
Ce qui m’inquiète le plus est l’hypothèse d’un pouvoir judiciaire non indépendant. Si nous restons les bras croisés, il y a un sérieux risque que le pouvoir judiciaire demeure dans les mains d’une seule personne. Les écoutes secrètes qui ont été dévoilées montrent que ce mal est encore présent. Un des problèmes majeurs de l’Arménie a été le manque d’indépendance du pouvoir des juges, source d’impunité et d’arbitraire. Nous nous trouvons encore aujourd’hui au même stade. Après l’alternance, on a vu une enquête fiscale de grande ampleur viser le ministère de la Santé, plus précisément les comptes de l’hôpital Sourp Grigor Loussavoritch. Je me garde de tout jugement de valeur, je me demande pourquoi seul cet hôpital a été visé ? N’était-ce pas dû au fait que son directeur est un parent par alliance de Serge Sarksian ? Le directeur de l’autorité de surveillance de l’État, David Sanasarian, a lancé une instruction contre le recteur de l’Université d’État d’Erevan, la même université où Serge Sarksian préside le conseil d’administration… Encore une coïncidence ?
Vous semblez également préoccupé par l’avenir de l’Artsakh.
Absolument ! Je suis très inquiet sur ce dossier car les différents bruits qui courent ne sont guère rassurants. Quand le ministre des Affaires étrangères dit que le plus important est la sécurité du peuple de l’Artsakh et que l’Azerbaïdjan promet de garantir la sécurité des Artsakhiotes, je ne vois rien de clair ! D’un côté, on peut se réjouir que Pachinian et Aliev se soient parlé dans un ascenseur à Douchanbé, qu’il y ait un calme relatif à la frontière, et de l’autre côté, comment se fait-il que pendant les rencontres de haut niveau, comme c’est le cas entre les différents coprésidents du groupe de Minsk, les Azerbaïdjanais qui violaient constamment le cessez-le-feu soient restés bizarrement l’arme au pied ? Et quand Pachinian, lors d’un meeting en août 2017, dit “ la décision revient au peuple ”, qu’est-ce qu’il entend par là ? Je trouve ce procédé inacceptable car on peut toujours manipuler à dessein la volonté du peuple. Quand je vois des responsables politiques comme Ararat Mirzoyan (le président du Parlement) prétendre qu’il faut consulter les Artsakhiotes, je réponds que cette question est l’affaire de tous les Arméniens et de leur avenir.
Mais ne pensez-vous pas plutôt que cette inquiétude est le fruit de l’impréparation des nouveaux dirigeants et du manque de ressources humaines compétentes ?
J’aurais aimé être d’accord avec vous et peut-être sont-ils sous l’influence de la position de Lévon Ter Pétrossian bien connue de tous. Nous faisons face à une crise de confiance, peu importe que les négociations se déroulent sous le sceau du secret, mais nos autorités doivent maintenir le langage de la clarté. Jusqu’à quel niveau feront-ils des concessions ? L’Artsakh fera-t-il partie de l’Azerbaïdjan ou non ? On nage en pleine incertitude…
Quid des réactions de Stépanakert ?
Il y a eu quelques déclarations que je qualifierai de pusillanimes. Si l’Artsakh est un État indépendant de jure, les autorités artsakhiotes sont dépendantes de l’Arménie à tous les niveaux (financier, moral, militaire…). Pour Stépanakert, critiquer Erevan est un point ultrasensible, on l’a bien vu après les déclarations de Sassoun Mikaélian, ce député proche de Pachinian, affirmant que la Révolution de velours était plus importante que la libération de l’Artsakh et le tollé qui s’en est suivi.