Le professeur Bertrand Venard, recteur de l'Université Française en Arménie achève sa mission en septembre 2022. Arrivé en Arménie six jours avant la guerre d'Artsakh de 2020 et prenant la direction de l'université en cette période difficile, le professeur, ainsi qu'il le dit lui-même, est devenu ami avec l'Arménie pour toujours. « Lorsque les Français se disent au revoir, ce n'est pas pour toujours... On se reverra », sourit le recteur de l’UFAR.
Dans un dernier entretien avec le journal en ligne Mediamax, il revient sur les joies et les peines qu'il a vécues en Arménie, sans jamais s'être départi de ce petit soupçon de lumière qui demeurait, même dans les moments les plus sombres.
C'est la mission la plus difficile que j'aie jamais effectuée de ma vie
« J'ai lu une annonce concernant le poste vacant de recteur de l'université française en Arménie en 2020. J'ai pensé que ce serait formidable de postuler et d'utiliser mon expérience et mes connaissances pour soutenir ce pays. À cette étape de ma vie, je voulais penser non seulement à mon épanouissement professionnel, à travailler sur ma carrière et mes recherches, mais aussi à faire quelque chose d'important sur le plan humain.
Six jours après mon arrivée en Arménie, la guerre a éclaté en Artsakh. C'est alors que j'ai réalisé que mon objectif intime, abstrait, de soutenir le pays devenait tout à fait réel et matériel. Les petits pays comme l'Arménie ont besoin d'autant d'amis que possible dans de telles situations. Avec le recul, je peux maintenant dire que ce fut le travail le plus difficile que j'aie jamais fait de ma vie. En deux mois, j'ai perdu 11 étudiants, j'ai vu la mort, la souffrance, des gens atteints du pire niveau de désespoir. Parallèlement à tout cela, une chose était claire pour moi : l’université devait continuer à fonctionner normalement. Nous nous devions d'offrir à ces jeunes une éducation du meilleur niveau. Je me souviens des paroles de l'ambassadeur de France en Arménie à cette époque. Il disait : « Vous êtes arrivé il y a seulement quelques semaines, mais j'ai l'impression que vous êtes en Arménie depuis des années. »
J'ai décidé que même aux heures les plus tragiques, nous pouvions et devions créer de nouveaux projets, donner de l'espoir, apporter de l’optimisme en montrant que l'avenir peut être radieux. Je suis un optimiste de nature, même dans les périodes les plus pesantes et les plus sombres, je vois toujours une petite lumière... La direction vers laquelle il faut aller et à laquelle il faut s'astreindre.
https://mediamax.am/am/news/interviews/41997/
Surmonter les difficultés en ne s'arrêtant pas et en travaillant encore plus
Gérer une université pendant la guerre était difficile, mais en même temps c'était l'occasion de faire rapidement le diagnostic de l’université, de comprendre ses problèmes et de cerner les opportunités. La guerre a été une impulsion qui m'a permis de démarrer très vite une coopération étroite avec l'équipe de l’UFAR. En tant que leader, j'avais la responsabilité de l'empêcher de sombrer dans le désespoir, je devais lui faire penser à l'avenir et refuser qu'elle ne se replie sur elle-même sans rien faire.
À l'université, nous nous sommes alors préparés à tous les défis inhérents aux situations de guerre: les élèves ont appris les premiers secours, collecté de la nourriture et des fournitures pour les réfugiés. Nous étions même prêts à les accueillir dans les salles de classe. Mon père et mon grand-père étaient officiers, ils ont tous les deux connus plus de 10 ans de guerre… Je suis très sensible à ces questions. J'ai réalisé qu'un programme spécial devait être développé pour nos étudiants militaires après leur retour de la guerre. Ces gars-là devaient savoir qu'ils étaient attendus.
En travaillant sur ce programme de soutien aux garçons qui revenaient de la guerre de 2020, j'ai remarqué que non seulement ceux qui avaient traversé la guerre, mais aussi tous ceux qui revenaient du service militaire obligatoire avaient besoin d'être aidé pour réintégrer la société et l'université. Environ 60 jeunes hommes reviennent du service militaire chaque année à l’UFAR. Mes études ont montré que 75 % des diplômés en Arménie sont des femmes. J'ai vu un lien entre le service militaire obligatoire de 2 ans et les difficultés de réintegrer ensuite le milieu universitaire et réussir ses études. Nous avons donc décidé de développer un programme spécialement adapté à leurs besoins spécifiques. La guerre nous a permis de remarquer ce problème.
Lorsque nous avons invité nos étudiants à une réunion après la fin de la guerre et leur avons annoncé que nous avions développé pour eux un programme spécial comprenant également un accompagnement psychologique, ils ont été vraiment surpris.
J'ai dit précédemment que même dans les situations les plus désespérées, il demeure toujours un soupçon de lumière. Le programme que nous avons mis en place pour les garçons revenant du service militaire obligatoire est devenu cette lumière.
Nous avons également travaillé avec les familles des étudiants décédés. En plus d'un certain soutien financier, nous les avons rencontrées régulièrement. C'est juste le minimum que nous devions faire. Nous avions partagé la tragédie de la guerre avec eux, nous devions les soutenir. Ce fut pour moi une épreuve d’une immense intensité.
Ces programmes, c'est ce dont je suis vraiment fier. Maintenant, quand je résume mon travail, je peux dire que même si je n'avais rien fait d'autre que de les mettre en place et de soutenir les familles de nos étudiants décédés, je serais très satisfait de mes 2 années en Arménie.
https://mediamax.am/am/news/ufar/45464/
Le phénomène de l'étudiant de l’UFAR
Imaginons une personne douée d'une grande motivation, d'une grande envie d'apprendre, qui est prête à affronter les difficultés, qui est flexible, prête à de nouveaux défis, qui trouve la force d'avancer même dans les situations les plus difficiles, et avec tout cela, qui parle français, anglais, allemand, russe et arménien. N'importe quel employeur dirait : « Je veux l'embaucher ». Éduquer et former de telles personnes, c' est le "phénomène UFAR".
Je voudrais partager un fait intéressant : 91% des étudiants admis à l’UFAR ne parlent pas français en première année. La "magie", c'est qu'en deux ans seulement, ils maîtrisent le français de telle manière qu'ils suivent et intègrent dans cette langue un certain nombre de cours professionnels. Et le français, je vous le rappelle, est l'une des langues les plus belles, mais aussi l'une des plus difficiles au monde.
Nous avons un tel système de sélection des étudiants, qu' il n'est ni nécessaire, ni suffisant, de simplement connaître la langue française pour entrer à l'université : vous devez avoir un esprit brillant, une grande détermination et un fort désir d'apprendre. Vous aurez énormément de travail à faire à l'université, vous devez donc être prêt. En plus des matières professionnelles, l'enseignement des compétences d'autonomie et d'autogestion appropriées est fondamental pour l’UFAR, ce sera d'ailleurs un point crucial de la vie et de la carrière futures des étudiants.
https://mediamax.am/am/news/ufar/45902/
Une autre caractéristique essentielle que nos étudiants doivent présenter, c'est l’intégrité. C'est la valeur fondamentale de l'université française, celle dont nous faisons preuve constamment, que nous démontrons, diffusons et inculquons à nos étudiants. Pour nous, l’intégrité n'est pas qu'un vain mot : nous nous efforçons de faire comprendre à l'étudiant que tout le monde est égal, que l'on soit fils de roi ou de paysan.
L’intégrité est extrêmement importante, car toute personne naît avec la tentation de trouver la voie la plus facile : entrer à l’université contre de l'argent ou solliciter les faveurs, un service, d'une personne "bien placée".
Pour être honnête, j'ai été surpris, la première semaine de mon arrivée en Arménie, de recevoir quotidiennement de telles demandes. Les gens s'attendaient à une "faveur" en échange d'un cadeau. Naturellement, ils ont été tous rejetés.
"L'énergie du petit matin" d'Arménie
J'ai beaucoup d'endroits favoris en Arménie et je les visite tous tôt le matin, alors qu'ils sont encore tranquilles. Je pense que c'est la seule façon de vraiment ressentir leur énergie et de les explorer en toute quiétude. Cette semaine, je suis retourné au monastère de Sanahin que j'ai visité plusieurs fois. Je suis arrivé très tôt et j'ai attendu devant la porte que l'employé qui nettoyait les bougies brûlées vienne m'ouvrir la porte.
J'aime aussi beaucoup Noravank, surtout tôt le matin. À cette heure-là, la lumière est magique là-bas, c'est fantastique.
Vous savez, si je veux résumer mes impressions sur l'Arménie et les Arméniens, je peux raconter l'histoire du monastère de Geghard. Vous rendez-vous compte que ses bâtisseurs ont construit un complexe monastique dans la roche et sans aucun outil moderne ? Ils ont creusé le rocher et créé un monastère de leurs propres doigts.
En Arménie, je suis très impressionné par l'architecture, les détails des monastères et des forteresses. Malheureusement, les bâtiments construits aujourd'hui n'ont pas cette caractéristique. Parallèlement à cela, je voudrais dire que telle ou telle église n'est pas seulement de l'architecture. En français, le mot église désigne à la fois une structure et une communauté. Le fait que vous ayez des églises construites il y a des siècles signifie que vous aviez une communauté, une civilisation autour d'elles. C'est l'une des caractéristiques les plus fondamentales de vos ancêtres : construire quelque chose pour l'avenir, construire avec des détails qui fascinent et étonnent encore.
Bien sûr, les Arméniens sont aussi très hospitaliers. À tout moment, vous pouvez devenir le compagnon de table de parfaits inconnus. Mes deux fils, par exemple ont essayé la vodka pour la première fois en Arménie [rires]. Une famille s'est assise à une table près d'une des églises et apprenant que nous étions français, ils nous ont invités et nous ont divertis.
Vos villes ont été rasées et vous les avez reconstruites
L'Arménie compte des siècles d'histoire et est liée à de nombreuses cultures. En France, nous pensons que les racines de notre culture remontent aux périodes grecque et romaine, mais les racines de la culture grecque sont aussi liées à un lieu qui, peut-être, est en partie arménien [sourire].
L'Arménie n'est pas seulement le pays où vivent les Arméniens. C'est une terre dont vous êtes le propriétaire parce que chaque morceau de terre est imprégné du sang de vos ancêtres. Sous chacun des rochers de la terre arménienne, sous chaque lopin de terre labouré, derrière toutes les pièces de vos édifices, il y a des milliers d’années d’acharnement à construire votre nation, à préserver votre civilisation, son histoire et sa religion.
L'Arménie n'est pas seulement une culture et une architecture séculaires, c'est la lutte qui se reflète dans chaque forteresse, chaque monastère. Dans chaque parcelle de terre se trouvent les racines des personnes qui sont mortes pour l'Arménie d'aujourd'hui et qui ont fait du présent de ce pays une réalité.
La guerre de 44 jours de 2020 a été terrible, et cette douleur restera toujours avec nous, mais si nous regardons l'histoire dans un contexte plus large, nous verrons que les Arméniens ont toujours traversé de telles tragédies et ont toujours su aller de l'avant.
Maintenant, nous devons trouver un nouveau moyen de nous projeter, une volonté, l'espoir. Au fil des siècles, vos villes ont été rasées mais vous les avez toujours reconstruites. Aujourd'hui encore, il faut accepter ce qui est là, se relever et reconstruire.
J’emporte avec moi une grande joie et une grande douleur de l'Arménie
Après avoir quitté le poste de recteur de l’UFAR et l'Arménie, je poursuivrai mes recherches dans le domaine de la cybersécurité. Je les ai mises en suspens en venant ici. Je pense que c'est aussi une question d'une grande importance sociale, surtout dans le monde d'aujourd'hui.
En Arménie, à l'université française, j'ai eu l'opportunité de travailler avec une équipe formidable, je serai très heureux de la rencontrer à nouveau et de retravailler avec elle. Je lui dis aussi : on se reverra.
Ces deux années passées en Arménie ont été une expérience non seulement personnelle mais aussi familiale. Le temps est passé très vite. J'ai l'impression d'être arrivé hier. Mais comme les Français aiment dire, je ne pars pas pour toujours, je reviendrai. Alors : à bientôt !
J'emporte avec moi de nombreux souvenirs, de nombreuses émotions et de belles scènes d'Arménie. Je porte aussi les souvenirs les plus douloureux, ceux de mes 11 étudiants décédés, des rencontres et des conversations avec leurs familles. La grande histoire est toujours tissée à partir de petites histoires individuelles. Chacun de ces garçons, et beaucoup d'autres, avaient leur propre histoire. J'ai vécu en Arménie de grandes joies et une grande douleur. Elles sont à jamais gravées dans ma mémoire.
Ces 11 garçons seront avec moi pour la vie. Il est impossible d'oublier qu'ils ont décidé de donner leur vie pour que d'autres puissent vivre. Bien sûr, ils auraient pu acheter un billet d'avion, fuir le pays, mais ils ne l'ont pas fait. Ils ont dit: "Qui, sinon moi?" Ils nous forcent tous à réfléchir maintenant : ce n'est pas le moment de l'égoïsme et de la faiblesse. Maintenant, il faut réfléchir : "Qui sinon moi?"
Source Mediamax.am