Aznavour, une affaire de famille

Arménie francophone
28.03.2024

Lundi 25 mars, Petit frère, l’adaptation du livre éponyme d’Aïda Aznavour, la grande sœur, faisait son retour à Erevan au Théâtre dramatique. Organisée par la Fondation Aznavour, cette soirée a permis au public de découvrir le « biopic » théâtral du célèbre chanteur, mis en scène par Gaëtan Vassart.

Par Victor Demare et Paul Lombaert.

 

La Fondation Aznavour, « en haut de l’affiche ».

Lundi 25 mars, au Théâtre dramatique d’Erevan, Nicolas Aznavour navigue sur des eaux familiales. Dans quelques minutes, l’adaptation de Petit frère, l’ouvrage de sa tante, sera jouée sur scène, un récit des « années de formation » du jeune Charles Aznavour, bien des années avant qu’il ne devienne son père. Et c’est sous sa direction à lui, directeur de la Fondation Aznavour, que le célèbre chanteur fait son retour « en haut de l’affiche ».

Pour l’occasion, des invités de marque ont été conviés, ambassadeurs et ministres, responsables culturels arméniens qui remplissent peu à peu la salle de réception du théâtre. Il est vrai que l’événement d’aujourd’hui est plutôt discret, puisque seuls quelques dizaines de chanceux ont reçu une invitation. Il préfigure, en fait, d’autres festivités de plus grande ampleur, liées au centenaire de Charles Aznavour. Le 22 mai, date de sa naissance, un concert public se tiendra à la Cascade d’Erevan, une transposition symphonique de ses plus grands classiques.

En attendant que le spectacle débute, Nicolas Aznavour nous renseigne sur l’activité de sa fondation et sur les changements qu’elle a connus depuis 2020.  « Au départ, confie-t-il, on rêvait surtout de s’occuper de culture mais l’actualité nous a rattrapé avec la guerre ». Fidèle à un esprit qui était déjà celui de Charles Aznavour quand il a amorcé la campagne d’aide humanitaire pour l’Arménie après le tremblement de terre de 1988, la fondation a multiplié les projets pour réparer les blessures causées par le conflit. Avec 175 tonnes d’aide alimentaire livrée sur le territoire, la création, à Vanadzor, d’un centre de réhabilitation pour les soldats du Tavush et du Lori, la mise en place dans cette même ville d’un laboratoire de pathologie financé par l’ambassade du Japon, ou encore le développement d’un programme de bourse a destination des vétérans, maintenant étendu aux veuves, elle s’est illustrée comme un soutien de premier plan.

Malgré tout, son autre ambition, celle de la « mixité » des cultures et des passerelles jetées d’un pays à l’autre, test elle aussi bien affichée. En témoigne la pièce jouée cette semaine, en français avec des sur-titres arméniens, en témoigne surtout la figure de Charles Aznavour, emblème de la France comme de l’Arménie jusqu'à en porter le double drapeau, devant l’Assemblée des Nations Unies. Pour Nicolas Aznavour, il s’agit de transmettre les valeurs de son père « ce à quoi il était le plus attaché, la langue française, le travail, la tolérance, les valeurs que l’on essaye de distiller à travers la culture ».

Mais pour s’en rendre compte, place au spectacle.

 

La genèse du monument Aznavour

Gaëtan Vassart, metteur en scène franco-belge touche-à-tout, de temps à autres acteur, réalisateur et scénariste, nous avait habitués à se mesurer à des monuments de la littérature. Après l'adaptation remarquée d'Anna Karénine au théâtre parisien de la Tempête, en 2016, suivie quelques années plus tard par la mise en scène de Bérénice, la très classique pièce de Racine, à Ivry-sur-Seine, son goût pour les grandes figures féminines et les théâtres franciliens n'étaient plus des secrets. Aussi, prit-il son monde à contre-pied lorsqu'il défia une première fois le monument musical Charles Aznavour, en 2019 en terre arménienne.

Petit Frère, la Grande histoire Aznavour, est donc de retour à Erevan, grâce aux deniers de la Fondation Aznavour, après une récente tournée en France, de Arras à Uzès en passant par le festival d'Avignon. Il est vrai que la pièce se prête au nomadisme : le décor minimaliste, composé pour l'essentiel d'un tapis arménien, d'un vieux poste de TSF, de quelques revues illustrées et quelques bagages, n'est guère difficile à déménager.

C'est sur ce fond épuré que Gaëtan Vassart s'essaie à un exercice d'ordinaire réservé au cinéma : l'adaptation d'une biographie, un biopic. Alors que le septième art réserve pour cela luxe de costumes et avalanche de décors, la scène de théâtre plongée dans la pénombre se prête à des modes de désignation plus symboliques.

Deux acteurs (Grégoire Tachnakian et Laure Roldan), un homme et une femme, en tenue sobre, impersonnelle, presque sans âge - chemise noire cintrée pour l'une, robe droite en coton bleu nuit pour l'autre - incarnent tous les membres de la famille Aznavourian ainsi que certaines figures saillantes de leur environnement proche, tels qu'ensemble ils ont coexisté et se sont succédés pendant presque un siècle, de la fin du XIXème au soir de l'Empire russe et jusqu’aux "Trente Glorieuses".

Retracer l'histoire de la famille Aznavourian demande donc aux acteurs un art de la métamorphose. À partir du rôle d'Aïda Aznavour, sœur aînée de Charles à la fois mémoire de la saga familiale et conteuse de l'intrigue, Laure Roldan remonte à la génération des grands-parents et campe l'aïeule paternelle qui a vécu à Tbilissi, avant de s'aventurer vers le rôle de la mère d'Aïda et de Charles : Knar Baghdassarian, née à Izmit, tour à tour chroniqueuse culturelle d'une gazette de Constantinople, saltimbanque, réfugiée apatride, couturière et restauratrice à Paris. L'actrice revêtira plus tard les masques d'Edith Piaf et de Mélinée Manouchian.

Grégoire Tachnakian, quant à lui, lorsqu'il abandonne le personnage du jeune Charles, joue son père fantasque, Micha Aznavourian, sorte de gavroche rêveur des rues de Tbilissi. Ces transformations successives permettent de raconter "l'épopée" familiale, selon la métaphore de M. Verdian. L'histoire d'un Arménien de Géorgie qui épouse une survivante du génocide, avant de fuir avec elle le regain des violences anti-arméniennes de l'année 1923, rêvant d'Amérique mais échouant en France où ils survivront grâce à leur restaurant puis grâce à leurs enfants dont le cadet, Charles, à force de courir les rues et de redoubler d'assiduité dans les bouffes et les cabarets, finira par devenir l'un des symboles de leur pays d'accueil.

 

Aznavour, Piaf et Manouchian

Progressivement, la focale se resserre sur Charles, l'intrigue devient plus linéaire. Le public suit l'entrée de l'aspirant chanteur dans la carrière artistique, ses doutes, sa persévérance et son goût de l'effort, son ascension finale enfin grâce à l'entremise d'Edith Piaf, ici un personnage grotesque rendu hilarant par les mimiques de Laure Roldan. Un accent prononcé est mis sur cette relation de huit ans entre Aznavour et Piaf, choix qui donne à la pièce une facture comique et un certain relief people, où l'on a l'impression très agréable d'entrer dans la confidence d'un scoop. La trame moins mondaine de la vie du chanteur, celle constituée notamment de son amitié de chaque jour avec le compositeur Pierre Roche, est seulement mentionnée de loin en loin.

La figure de Missak Manouchian est elle aussi convoqué. Avec sa femme Mélinée, le couple de ces résistants communistes récemment Panthéonisé était en effet ami des parents Aznavourian. Sur la base de cette relation, d'ailleurs peu détaillée par la pièce, le metteur en scène a décidé d'interrompre l'intrigue en son milieu afin de dédier une séquence quelque peu tire-larmes au poète arménien et à ses compagnons de lutte. Le procès des Vingt-Trois de l'Affiche rouge est reconstitué, et la dernière lettre de Missak est lue au public.

Les dernières minutes de la pièce sont consacrées exclusivement au personnage de Charles Aznavour. Celui-ci y gagne une profondeur plus importante. On le voit s'émanciper de la tutelle de Piaf et se présenter à la porte de son premier succès. Une dernière scène le montre dans sa loge, deux heures avant un concert crucial où il pense jouer sa carrière. Le jeune chanteur est décomposé d'inquiétude malgré les regards bienveillants du public, Charles devient Aznavour. De retour dans sa loge, l'impétrant des music-halls, auquel se mêle la voix de la star accomplie, nous livre les ingrédients du succès : croire en soi, travailler sans repos, connaître ses défauts et corriger ceux qui peuvent l'être. Difficile d'identifier la singularité de Charles Aznavour dans ces maximes de développement personnel. Heureusement, son image est soudain projetée sur la scène, accompagnée de sa voix qui entonne Hier encore. Les yeux tristes et les cheveux blancs du petit frère rehaussent la mélancolie des paroles.

Quelques minutes auparavant, le jeune Charles déclarait encore : "Je suis en colère depuis trois générations". Davantage qu'un éloge de la persévérance, c'est peut-être la mue progressive, à l'échelle d'une famille, de la colère en tristesse puis en engagement politique auprès de l'Arménie, que nous lègue la trajectoire du père, de la mère, de la sœur et du frère, à nous qui n'avons eu ni la malchance ni la chance de faire partie de leur famille.