Sandrine Fourlon était la deuxième invitée des sessions de novembre de l’Atelier d’Art dramatique. Rétrospection sur son travail avec les jeunes artistes à Erevan, une expérience particulièrement émouvante.
Par Lusine Abgaryan
L'actrice, metteure en scène et directrice artistique française, dirige à Paris depuis 1998 l' "Escalier 4 collectif". Elle a travaillé dix ans avec l'écrivain et scénariste français d'origine arménienne Jean-Jacques Varoujean, dont elle a monté plusieurs pièces au théâtre dont "Des Harengs Rouges", "La Voix et le Mouvement" ou "Un Arménien sans Frontière".
Évoquant son œuvre encore peu connue en Arménie, Sandrine Fourlon confie sa grande émotion d’avoir entendu de la bouche des jeunes artistes à Erevan, en arménien, les textes qu’elle a l’habitude de travailler.
Dès les débuts de votre carrière, Vous avez travaillé avec et sur l’œuvre de Jean Jacques Varoujean. Quel écrivain était-il ? Comment son œuvre était-elle perçue en France ?
En termes de style théâtral, Jean-Jacques Varoujean a été désigné très tôt par Ionesco comme son «fils spirituel». Des années 60 aux années 90, les pièces de Varoujean sont très régulièrement montées et jouées en France, à la scène ou à l’écran et par de grandes figures du théâtre français : Pierre Fresnay, François Périer, Madeleine Renaud, Isabelle Huppert… J’ai eu le privilège de rencontrer Jean-Jacques Varoujean en 1996 et de travailler avec lui jusqu’à sa disparition en 2005. Nous avons monté ensemble plusieurs de ses pièces avec mon groupe, l’Escalier 4 Collectif.
C’est pendant cette période qu’il a choisi définitivement de signer ses œuvres du prénom arménien de "Varoujan" que lui avaient donné ses parents, des rescapés du génocide, comme pour signifier l’identité qu’il se donnait lui-même : « auteur arménien d’expression française ».
Varoujan est un auteur-chercheur qui, par l’écriture, est allé au plus profond de lui-même, et de nous-mêmes. « C’est quoi un auteur dramatique? », écrivait-il, « c’est un type qui va à la découverte de ce qu’il y a, en l’homme, de plus grand que l’homme. Et qui le découvre ». Le théâtre, Mozart et Monet l’habitaient continuellement. Pour lui, le théâtre etait un lieu fabuleux qui doit transformer le spectateur, pour une heure, une semaine : « Je veux montrer ce qui n’est pas visible. Monet a donné à voir ça, "Les nymphéas" ; c’est donner à voir dans la matière ce qui n’est pas la matière, c’est exactement ça. Voilà. Vois ça ».
Durant les dix dernières années de sa vie, Varoujan n’arrêtait pas d’écrire. À cette période, il créait non seulement ses œuvres théâtrales, à mon sens les plus essentielles, mais aussi une série d’essais philosophiques qui nous éclairent sur sa vision de l’Être, de l’Art, de l’Humanité et de son Histoire.
Je vous en lis cet extrait : « Le théâtre n’est pas seulement dans ce que la pièce représente. Non plus que dans ce que les personnages figurent, pas davantage dans ce que le spectateur pense qu’il est, un homme, une femme, quelqu’un, car la vie est tout autre chose que ce que l’on croit que c’est. Ce tout autre chose est la seule inconnue en ce monde qu’il faut ne pas cesser de chercher, sous peine de mourir d’ennui le restant de ses jours, ou d’être, sur le coup, frappé d’inexistence, bien que persuadé, par avance, qu’on ne saura jamais et comme si on devait le trouver.»
Pour votre participation à l’Atelier d’Art dramatique, vous avez choisi de travailler sur quelques scènes des pièces de Jean-Jacques Varoujean justement. Était-ce une évidence pour vous ?
Oui. Absolument. Jean-Jacques a fait quelques voyages sur sa terre d’origine mais jusqu’à maintenant, son théâtre a été peu représenté en Arménie : "Prométhée XII", un opéra en 1995, ou "L’os" en 1999, rien de plus. J’ai choisi de proposer aux étudiants de travailler sur deux de ses dernières pièces : " À plus " et " Mais qui donc a bloqué l’escalator ? ".
Pour ma part, c'était mon premier voyage en Arménie et mon émotion a été particulièrement intense à l’écoute des textes de Varoujan. Ils sont écrits en français mais joués en arménien par de jeunes actrices et acteurs. C’est comme un accomplissement, le symbole du retour à sa source d’inspiration originelle.
Qu'avez-vous souhaité transmettre aux jeunes artistes pendant cette semaine de travail?
J’espère leur avoir donné accès à une nouvelle écriture à travers quelques extraits du théâtre de Varoujan. J’espère avoir fait naître en eux l’envie de découvrir cette œuvre extraordinaire. Et qui sait ? Jusqu’à lui donner vie sur scène, peut-être.
En leur proposant une entrée en matière très imprégnée de ce que m’ont enseigné Rosine Margat du Cours Simon, Elizabeth Kemp ou Andreas Manolikakis de l' Actors Studio, et bien sûr Jean-Jacques Varoujean lui-même, j’espère aussi avoir ouvert le chemin qui nous conduit, actrices etacteurs, à notre intériorité. Ce qui, par l’expression de notre singularité, fait de nous, ensemble, dans ce travail d’écoute attentive et de découvertes inépuisables, des créateurs, libres et passionnés par notre art.
Quel est votre ressenti après dix jours de travail en Arménie dans le cadre de l’Atelier ? Qu'en retirez-vous ?
J’ai adoré ce moment de travail en Arménie dans le cadre de l’Atelier d’Art dramatique franco-arménien. Je remercie sincèrement Serge Avedikian d’œuvrer avec intelligence et conviction pour qu’un tel projet, fédérateur de rencontres humaines et artistiques, puisse exister.
Au fil des jours, j’ai appris à écouter la justesse et la pudeur de ces jeunes actrices et acteurs qui se sont entièrement donnés à leur travail. Je repars avec la musique qu'ils ont posée sur les mots de Varoujan, celle de la douceur profonde qui nous émeut aux larmes tant elle est fragile et belle, celle qui peut désarmer le plus redoutable des monstres jusqu’à lui rendre sa vulnérabilité.