Du 8 juillet au 4 septembre les salles d’exposition du centre Cafesjian accueillent l’exposition : "Hanging garden Dadivank & beyond". Inspirés des émotions d’une journée passée près de ce géant spirituel de la région de Qarvachar, passé sous domination azérie depuis la dernière guerre, les artistes du collectif AHA racontent la guerre à travers leurs yeux et par leurs mains.
Par Lusine Abgaryan
Transmettre la cruauté et l’atrocité de la guerre, mais aussi la poétique dramatique qui en résulte. Quatre artistes du collectif AHA se sont précipités de porter leur regard sur la guerre, faire leurs adieux à Dadivank il y a bientôt deux ans, et graver sa mémoire sur feuille et argile avant que les inscriptions arméniennes historiques ne disparaissent de ses murs.
Anush Ghukasyan, Vahram Galstyan, Maïda Chavak et Naïri Khatchadourian, se dépêchent de prendre la route de Dadivank à trois heures du matin le 13 novembre 2020. Le temps est compté, il ne reste qu’une journée pour éterniser l’histoire et la mémoire séculaire avec la technique des masques mortuaires…
Les matériaux artistiques créés ce jour-là n’étaient pas conçus pour faire objet d’une exposition. Pourtant, la nécessité d’aborder la guerre sous tous ces aspects, documentaires et artistiques, a poussé les artistes à développer leur matériel ''témoignage'' de mémoire en représentation.
Regards d'artistes portés sur la guerre
Conçu sous forme d’un triptyque réparti dans des salles séparées, cette exposition fait preuve de l’immensité du sujet et des modalités que peut prendre la représentation artistique de la guerre, de ses aspirations qui dépassent la portée de la photographie…
Les empreintes (salle « Sasuntsi David »)
Le pèlerinage vers Dadivank a donc pris forme d’une exposition. Crayons, feuilles et argile, les outils des quatre artistes du collectif deviennent alors les témoins de la mémoire et de l’histoire qui dialoguent avec le présent. « On ne voulait pas endommager le monastère. Il y avait différentes réalités ce jour-là. Nous étions venus pour faire un acte de préservation, d’autres le faisaient en enlevant les pierres pour les transporter ailleurs et les garder en sécurité, en Arménie. Mais si on enlève les pierres et les khathchkars du monastère pour les protéger ailleurs, est-ce toujours une préservation du patrimoine ? », demande Naïri, la curatrice de l’exposition qui était présente sur les lieux avec les trois autres artistes.
La technique de l’acte n’était pas préméditée par le collectif, elle a été appliquée de manière spontanée tout comme leur décision de se rendre sur place. Ils ont opté pour la technique la plus ancienne pour recueillir les inscriptions : le calque. Si dans l’antiquité les gens laissaient les empreintes de leurs mains sur les murs, les artistes du collectif AHA ont décidé de prélever des empreintes du monastère par leurs mains. L’objectif n’était pas de faire un travail scientifique et de calquer toutes les inscriptions, ils souhaitaient « transmettre l’esprit de l’endroit », raconte Naïri.
L’argile a fait sortir les négatifs des inscriptions, alors que le papier en a fait des positifs. « Nous avons tout fait à la main, bien qu’il y ait aujourd’hui des appareils numériques qui permettent de faire sortir au détail près les images. Il était plus important pour nous d’avoir une approche artistique et de créer un lien interpersonnel avec le lieu, c’est pour cela que nous avons tenu à travailler à la main », explique Naïri.
C’est ainsi que sont nés les 35 empreintes qui dialoguent entre le passé et le présent et s’adressent au futur. Un geste manuel pour faire subsister l’émotion de la journée en dehors de la préservation de la mémoire. Une émotion qui se reflète de manière sensible sur les empreintes faites au crayon. Les lignes et les courbes intenses, claires ou foncées témoignent à leur tour du ressenti des artistes au moment du prélèvement des empreintes de l’église : « Cet acte artistique nous a permis de faire face au choc de la réalité de l’évacuation, de nourrir un lien physique et intime avec le lieu saint pour pouvoir développer et reconstruire par la suite une autre relation, ex-situ, avec ce patrimoine », disent les artistes.
Les contrastes
Les autres parties du triptyque, préparées ultérieurement, se réfèrent également à une réflexion sur la guerre : effondrement, effacement et destruction. Ce sont les sujets de la deuxième installation de l’exposition. « S’il n’y a pas de préservation, il y a l’effacement », dit Naïri. La suite de l’exposition se trouve dans la salle "Artsiv" où des œuvres réalisées par différentes techniques représentent les blessures et les disparitions causées par la guerre.
La technique combinant eau et argile a permis à l’artiste Vahram Galstyan de représenter le processus de l’effondrement et de la disparition, ainsi que la fragilité de l’homme face à la violence de la guerre. « Les sculptures que nous voyons sur l’écran sont faites à partir du premier matériau fabriqué par l’homme : l’argile. Les sculptures humaines et la relique culturelle avec des inscriptions arméniennes sont plongées dans l’eau », explique Naïri. Soudain, brutalement, sous la pression, les sculptures se fondent, se tordent, éclatent, se décomposent, la forme sculptée se transforme, elle devient brouillard et poussière, la terre redevient terre.
Une autre installation vidéo sous forme de diptyque intitulée "Lavage de cerveau" parle du moteur de la guerre, de sa source. C’est une installation politique, assez polémique.
« Que signifie être soldat ? ». C’est le titre de l’installation sculptée par Anush Ghukasyan qui accompagne les installations en vidéo. Le portrait du soldat à coté de son casque évoque le contraste des réalités : le casque en fer inversé est décoré de nuages, d’un paysage céleste : les deux facettes de la guerre sont évoquées : la lutte et la paix, le danger et le territoire infini du ciel où le soldat retrouve la paix…
Poésie éducative
La troisième composante de l’exposition est interactive.
Une police typographique, ''Artsakh Font'', spécialement élaborée pour ce projet, permet d’écrire une ligne poétique avec des tampons spéciaux. Ce concept est en lien avec la formule poétique que la poétesse arménienne Anahit Hayrapetyan avait élaboré au moment de la guerre et débutait quotidiennement par cette formule "une ligne" sur les réseaux sociaux.
La formule du poème en une ligne a été reprise par les organisateurs de l’exposition, devenant la base pour la troisième installation. Maïda Chavak et Naïri Khatchadourian ont réalisé un film court-métrage en inscrivant les lignes de ces poèmes, véritables déclarations d’amour à Artsakh, sur 12 drapeaux blancs, symboles de paix et de capitulation à la fois. Une année après le cessez-le feu, les drapeaux ont été installés sur les pentes du massif du Pambak dans la région de Lori.
Aujourd’hui, les visiteurs de l'exposition peuvent inscrire leur propre ligne de poème en caractères ''Artsakh Font'' sur un grand rouleau de papier qui sera déroule sur les marches de l'escalier monumental de la Cascade d'Erevan.
L’histoire du pèlerinage des artistes à Dadivank et de l’exposition sera résumée dans un livre bientôt imprimé.