En novembre prochain, la Tunisie reprendra le flambeau de la présidence du Sommet de la Francophonie que l'Arménie portait, exceptionnellement, depuis quatre ans. Éric Poppe, Représentant de l'OIF pour l'Europe centrale et orientale était en visite à Erevan cette semaine.
Interrogé sur sa venue en Arménie à un moment tout particulier de son histoire, Éric Poppe évoque les actions de coopération entreprises ou soutenues par son Organisation, la place qu'y détient l'Arménie, mais il s'exprime également sur le rôle et la vocation de l'OIF dans un tel contexte.
Propos recueillis par Olivier Merlet
Votre nouvelle visite s'inscrit dans le cadre des Rencontres théâtrales francophones, l'un des nombreux évènements promouvant la francophonie en Arménie. Pourquoi ce choix ?
En fait, je suis en Arménie à la fois dans le cadre des Rencontres théâtrales francophones mais aussi pour l'ouverture de la deuxième saison de l'Atelier d'art dramatique, deux activités théâtrales complémentaires que soutient l'Organisation internationale de la Francophonie. La première vise à faire venir en Arménie des auteurs francophones et à permettre au public arménien de les découvrir. Cette année ce sont des auteurs belges qui sont mis à l’honneur, l'année prochaine, j'ai cru comprendre que ce seraient des Québécois. L'Atelier d'art dramatique quant à lui représente un intérêt complémentaire car il a pour objectif de former des metteurs en scène, des réalisateurs et des acteurs, des gens qui ne parlent pas nécessairement français mais qui vont l'apprendre et l'intégrer petit à petit dans le cadre de leur profession.
Par ailleurs, dans les deux cas, on s'adresse à la jeunesse qui est très importante pour l'OIF, et de plus, une partie des événements prévus se déroulent en dehors de Erevan - toute une série d'activités se tiendront à Gyumri – ce qui permet d'atteindre un public peut-être plus éloigné de la francophonie.
L'équipe qui s'occupe de ces deux événements est très solide, ça donne confiance. Leur démarche est très professionnelle, ambitieuse, les dossiers sont bien montés et leurs projets auront un impact sur le long terme. C'est clairement le cas de l'Atelier d'art dramatique, puisque l'on va former des gens au français et participer à leur professionnalisation. Il est également prévu d'intégrer le français dans les études à l'Institut d’État du théâtre et du cinéma, ça va très loin, c'est très structurant. Tous ces éléments m'ont immédiatement attiré et nous allons donc probablement développer une relation sur le long terme. L'année prochaine, il est évident que nous allons poursuivre le soutien à ces deux activités.
Vous portez donc l'accent sur l'enseignement de la langue française. Les autorités françaises ont annoncé au début de cette année, la création d'un Institut français en Arménie, consacré notamment à ce travail. De nombreuses institutions et organismes locaux que vous soutenez, Alliance française en tête, se dévouent à cette tâche depuis de longues années. Quelle doit-être leur évolution dans ce nouveau contexte ?
Je n'ai pas de jugement à avoir sur cette décision qui est celle de la France, l'un de nos États membres, et je n'ai pas à me positionner sur la façon dont les autorités françaises souhaitent s'organiser, en ce qui les concerne, pour promouvoir l'enseignement de la langue française en Arménie. L'opportunité de savoir s'il faut un Institut français ou une Alliance française ressort de la seule autorité des autorités françaises. Pour notre part, nous sommes disposés à travailler avec toutes les institutions qui promeuvent la langue française. À la fois, bien évidemment, avec l'Ambassade de France - je reviens d'ailleurs d'un entretien avec l'Ambassadrice, Madame Anne Louyot, avec qui le contact est excellent - mais surtout avec les partenaires locaux, avec, ou non, la coopération de l'Ambassade de France, en fonction des dossiers. C'est le sens de mon mandat en tant que Représentant de l’OIF dans la région.
La Secrétaire générale de la Francophonie, Madame Louise Mushikiwabo, a effectué en octobre 2021 une visite officielle en Arménie au cours de laquelle elle a rencontré des étudiants francophones de plusieurs universités, celle de Brusov, l'Université d'État et l'Université française. Il est ressorti de ces entretiens une forte demande des étudiants pour de la mobilité, pour avoir la possibilité de rencontrer leurs homologues francophones de par le monde. Suite à cela, nous avons soutenu la mise en place d’un échange entre la faculté des Sciences politiques de l'Université de Bucarest et l’Université Brusov à Erevan pour permettre à un certain nombre d’étudiants de Brusov de se rendre cette année à Bucarest. Ils y bénéficieront d'un programme d'une semaine taillé sur mesure qui leur permettra de suivre les enseignements en français de l'Université de Bucarest, avec l'idée d’envoyer les étudiants de Bucarest à Erevan l'année prochaine.
Nous tenons beaucoup à promouvoir cette mobilité et à montrer aux étudiants l'intérêt de l'ouverture sur le monde que leur apporte le français, et pas seulement vers les pays auxquels on pense traditionnellement, Belgique, Canada, France, Suisse, mais aussi vers des pays membres de la Francophonie pour lesquels le français n'est pas forcément la langue officielle. C'est le cas de la Roumanie. On pourrait même aller plus loin et envisager ce genre d'échanges avec l'Institut d’État du théâtre et du cinéma ou d'autres institutions en Arménie. Nous sommes vraiment au tout début de cette initiative impulsée par la Secrétaire générale, et qui, je pense, va donner de très bons résultats pour la promotion du français en Arménie.
Quels sont les autres rendez-vous de votre agenda officiel en Arménie ?
C'est un court séjour. Je suis venu essentiellement pour les deux conférences de presse des Rencontres théâtrales et de l'Atelier d'art dramatique, mais je rencontre aussi d'autres partenaires. J'ai déjà parlé de l'Ambassade de France avec laquelle, je le répète, les relations sont excellentes, je dois également rencontrer au ministère des Affaires étrangères la "Correspondante nationale" de l’Arménie, c’est-à-dire notre "point de contact" francophone dans le pays. Toutes les questions liées à l’OIF passent par cette personne.
S.E. Mme Anne Louyot, Ambassadrice de France en Arménie, et M. Eric Poppe, représentant de l'OIF pour l’Europe centrale et orientale
Les liens que développe l'OIF avec ses États et les gouvernements se nouent au travers du ministère dit "de tutelle" qui est en l'occurrence celui des Affaires étrangères. Le Correspondant national est la personne en charge de préparer tous les dossiers, les réunions ou les Sommets de la Francophonie, les réunions de commission, etc. Elle est pleinement intégrée dans la boucle de diffusion de l'information entre l'Organisation et le pays membre, dans un sens comme dans l'autre, au même titre, en ce qui concerne l'Arménie, que le Représentant personnel du Premier ministre, l'Ambassadeur d'Arménie à Paris.
Justement, on parle généralement des actions de coopération de l'OIF vis-à-vis de l'Arménie, qu'en est-il de celles de l'Arménie envers la Francophonie ?
L'Arménie préside le Sommet de la Francophonie depuis qu'elle en a organisé la tenue à Erevan en 2018. À ce titre, les consultations entre le gouvernement arménien et la Secrétaire générale sont régulières. Tout dernièrement, le gouvernement nous a bien sûr informés de ce qui se passe à sa frontière avec l'Azerbaïdjan.
Et sur cette question très importante, l'OIF peut-elle jouer de son poids - 88 États et gouvernements de par le monde - représenter une quelconque influence sur le cours de la situation et avoir une action concrète vers le règlement du conflit ?
L'OIF ne s'est pas positionnée officiellement sur ce conflit et je pense que ce n'est pas a priori sa vocation, sauf bien entendu si elle est saisie d'un débat sur cette question par l'un ou l'autre de ses États membres. Évidemment, les différents États et gouvernements sont informés, au sein des instances de l'OIF, de ce qui se passe, mais jusqu'à présent, nous n'avons pas été saisis d'une demande de débat devant déboucher sur une position.
De manière générale, l'OIF n'a pas nécessairement vocation à porter sa voix dans les conflits ou à condamner des actions armées qui peuvent se produire sur le territoire de ses États membres. Elle leur vient en appui pour aller vers plus de démocratie ou renforcer l'État de droit. C'est là la plus-value politique de l'OIF. Dans certains cas, elle peut être saisie d'un débat et ses membres sont libres de débattre et d'adopter une résolution dans son enceinte, mais encore une fois, je crois que ce n'est pas là qu’est la plus-value de l'Organisation internationale de la Francophonie pour ses États et gouvernements membres.
Ceci étant, quelles sont les armes de l'OIF ? Ce sont la culture, la diversité culturelle, les actions de coopération, le soutien à la jeunesse et à la société civile… Ma présence ici vise donc à soutenir l'Arménie comme l'OIF peut et sait le faire.
Précisément : la défense de l'identité culturelle arménienne est aussi au cœur de ce conflit.
C’est en effet le cas pour ce qui concerne la région du Nagorny Karabagh, qui ne fait pas partie de l'OIF.
Pour l’OIF, le territoire arménien est celui reconnu par la communauté internationale.
C'est également la raison, commode, invoquée par de nombreuses institutions internationales pour justifier leur inaction, à commencer par la plus concernée, l'UNESCO…
Il y a une raison simple à cela. Je pense que la seule organisation qui est véritablement fondée à se positionner sur toutes ces questions, ce sont les Nations unies avec son Conseil de Sécurité et son Assemblée générale. Presque tous les pays du monde y participent et en sont membres. On évolue ici dans un contexte d'organisations internationales qui ont leurs compétences propres et qui, aussi, évoluent en fonction de contextes politiques qui leur sont propres.
Je crois donc qu'il n'est pas forcément opportun, ni productif, de porter ces questions dans toutes les instances internationales. La Secrétaire générale de la Francophonie a exprimé sa solidarité avec le peuple arménien à maintes reprises. Il existe réellement une sensibilité et une attention particulière de la Secrétaire générale pour ce pays, cela je peux le confirmer, et je le répète : les armes de l’OIF, c'est de soutenir les partenaires locaux, la société civile, la jeunesse, de faire en sorte que l'on puisse continuer à faire des choses intéressantes dans le domaine de la culture ou de l’éducation ou encore de promouvoir la Francophonie économique, etc… Voilà ce que peut faire l'OIF, et c’est là qu’est sa plus-value.
Votre dernier voyage ici remonte à un peu moins d'un an, vous déclariez à cette occasion vouloir « apporter un soutien à l'Arménie dans les domaines de la démocratie et du renforcement de l’État de droit ». De nombreux évènements agitent depuis la scène politique arménienne, aussi bien sur un plan extérieur, bien évidemment, que sur le plan intérieur où certaines mesures et attitudes sont vus par certains comme un recul de ces avancées démocratiques, notamment du pluralisme et de la liberté de la presse. Qu'en pensez-vous ?
Le rôle de l'OIF n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points. Pour soutenir l'État de droit et la démocratie, l'OIF dispose de deux leviers. Le premier, c'est de répondre aux sollicitations des États qui demandent un appui, par exemple pour réformer leur constitution, revoir leur droit judiciaire, leur code électoral…
L'Organisation internationale de la Francophonie peut dans ce cas dépêcher des experts en soutien aux États qui la sollicitent. Le deuxième mode d'intervention est continu, constant, il consiste à soutenir dans leurs actions les partenaires de la société civile comme l'Union de la presse francophone par exemple. Soutenir les médias, ou des organisations non gouvernementales, soutenir l’organisation de formations à l'éducation aux médias pour des étudiants ou des journalistes établis. C'était d'ailleurs la raison de ma présence en Arménie l'année dernière, pour appuyer la tenue d'un séminaire de formation au journalisme entrepreneurial. Ce sont là, vraiment, nos modes d'intervention privilégiés.
L'Arménie passera donc le flambeau de la présidence du Sommet de la Francophonie à la Tunisie en novembre prochain. Quelle place gardera-t-elle alors au sein de l'Organisation ?
Ce que je peux confirmer, sans aucune langue de bois diplomatique, c'est l'intérêt réel de notre Secrétaire générale pour l'Arménie parce que stratégiquement, c'est un pays très important dans la région pour la langue française, c'est une évidence, et son potentiel reste sûrement encore sous-exploité. Lors de sa visite officielle en Arménie en octobre 2021, notre Secrétaire générale a été très impressionnée par le nombre d'étudiants qui suivent ici un cursus en français. Le problème, c'est le manque de possibilités d’utiliser la langue dans le monde du travail en Arménie et donc sa tendance à se perdre.
Ce que nous voulons faire, c'est montrer à ces étudiants que le français est une grande langue internationale qui garde toute son importance, notamment dans une perspective européenne puisque le français est l'une des deux principales langues de travail de l’Union européenne. Les institutions de l'Union européenne sont d’ailleurs toutes installées dans des villes francophones : Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg. L'Arménie est vraiment un point d'attention pour nous et ce n'est pas un hasard si en une année, il s'agit déjà de ma quatrième visite.
À l'occasion d'un prochain séjour, je souhaiterais d'ailleurs rencontrer les membres du groupe des Ambassadeurs francophones avec qui il serait intéressant d'avoir une réflexion stratégique sur la manière dont on voit le français dans le pays et rencontrer peut-être à cette occasion certaines autorités comme le ministre de l'Éducation.
Les activités de coopération avec l'Arménie que nous menons aujourd'hui avec les Rencontres théâtrales et l'Atelier d'art dramatique sont d'excellents projets appelés à se développer et il y en aura d'autres. La tâche est vaste et il est essentiel pour nous de s'appuyer sur les partenaires locaux. Nous sommes appelés à encore intensifier notre coopération avec l'Arménie. En tant que Représentant de l'OIF pour l'Europe centrale et orientale, je veillerai personnellement à ce que l'Arménie garde cette place de choix au sein de notre Organisation.