Anne Louyot, ambassadrice de France en Arménie, a reçu le Courrier d'Erevan pour s'exprimer sur les dernières avancées de la coopération entre les deux pays, à l'occasion du trentième anniversaire de l'etablissement de leurs relations diplomatiques et dans le contexte du conflit en Ukraine.
Propos recueillis par Olivier Merlet
Une rencontre réunissant autour du Président de la République française et du Premier ministre arménien de nombreuses personnalités des deux pays ainsi que de la diaspora arménienne de France vient d’avoir lieu à Paris, "Ambitions France Arménie, un cap, une feuille de route, des actions ". Pourriez-vous nous préciser les points principaux qui ont été abordés ? Et surtout, cette fameuse feuille de route a-t-elle enfin donné lieu à un véritable document de travail ?
La visite de Monsieur Pachinian et le Forum Ambitions France Arménie ont eu lieu dans le cadre de la commémoration des 30 ans de nos relations diplomatiques. Je souligne que le maintien de cet évènement malgré le contexte la guerre en Ukraine est un signe fort de l'importance que nous accordons à notre relation bilatérale avec l'Arménie.
La délégation arménienne était très fournie, Monsieur Pachinian, le chef du gouvernement, était accompagné des Ministres des Affaires étrangères, des Infrastructures et de la Santé, et de deux vice-ministres pour l'éducation et la culture. Je précise que le Forum a été organisé par le Ministre Jean-Baptiste Lemoyne sur la base de la feuille de route de coopération qu'il avait signée le 9 décembre dernier avec le Ministre Mirzoïan.
Il reprenait les 4 grandes orientations évoquées dans ce document. La première concerne les aspects économiques et technologiques. Comme vous le savez nous devons déployer des efforts particuliers dans domaine. Nous avons des relations politiques de très haut niveau, une coopération culturelle et éducative dense, mais nos présence économique, qui est réelle, mérite d'être développée. Nous devons aller plus loin afin d'aider l'Arménie à mettre en œuvre réformes et grands projets, s'agissant en particulier de son désenclavement, sujet majeur, et de la modernisation de son économie, en appuyant les secteurs des nouvelles technologies et des énergies renouvelables. L'objectif de la feuille de route est bien d'aider l'Arménie à se projeter vers l'avenir.
Plusieurs entreprises ont assisté à cet atelier "économie et nouvelles technologies" animé par le directeur adjoint de l'AFD, l'Agence Française de développement, en compagnie de Bernard de Wit, directeur délégué d'Amundi, société très implantée en Arménie, ainsi que Marie-Lou et Pegor Papazian pour les aspects liés aux hautes technologies. Le Ministre des Infrastructures, Gnel Sanosyan, et Mané Adamyan, conseillère du vice-premier ministre, Mehr Gregoryan, ont présenté les mesures déjà prises par le gouvernement pour améliorer le climat des affaires en Arménie, les réformes à venir pour promouvoir la venue d'entreprises étrangères, et les implications de l'accord CEPA avec l'Union européenne, qui permettra de dégager des moyens pour financer des investissements majeurs . Le Ministre a beaucoup insisté sur la question des infrastructures, le réseau routier mais aussi sur la production d'énergies durables, l'eau, qui est un secteur clé pour l'Arménie, tant au niveau de sa distribution que de l'irrigation, etc.
Où en est-on justement au niveau des infrastructures, de cette enveloppe sur fonds européens de 2,6 milliards d'euros de subventions, de financements mixtes et de prêts ?
Ce ne sont effectivement pas 2,6 milliards de subventions mais de financements mixtes comprenant des prêts. Ce qui n'empêche pas un effet "accélérateur", les prêts permettant de lancer des appels d'offres pour des opérations très importantes comme c'est le cas par exemple pour la route Nord-Sud , sujet prioritaire pour le gouvernement arménien.
Ce forum a donc été une occasion pour le gouvernement arménien, par la voix de ses Ministres des affaires étrangères et des infrastructures, de préciser la stratégie et les grands projets sur lesquels l'Arménie espère mobiliser le secteur privé. L'administration française - ministères, ambassade - est là pour faciliter les contacts entre le gouvernement arménien et les entreprises, mais ensuite c'est à elles de se positionner, en fonction des opportunités et de leur stratégie.
Il y a eu également, pendant ce forum, des déclarations politiques dans le contexte du conflit en Ukraine. Emmanuel Macron s'est exprimé et je souhaiterais recueillir vos éclairages à ce sujet, ceux de la personne de terrain que vous êtes. Le premier concerne le conflit du Karabakh, au sujet duquel le président déclare que « tout n’est pas réglé » et que « la guerre qui est revenue en Europe ne doit pas nous faire oublier les autres guerres et les autres lieux de déstabilisation ». Est-ce un simple rappel ou le Karabakh est-il encore bel et bien à l'agenda des préoccupations françaises ?
La France n'a jamais cessé d'être coprésidente du groupe de Minsk de l'OSCE, ni de s'intéresser à la question. Il ne vous a pas échappé que grâce à la médiation française et de l'Union européenne, 8 prisonniers arméniens ont été libérés le 7 février dernier, à la suite d'un sommet virtuel réunissant MM. Aliev et Pachinian à l'initiative du Président Macron et du Président Michel (4 février). Ce qui est important, je crois, à retenir dans la déclaration du Président de la République, c'est que la guerre en Ukraine ne doit pas nous faire oublier le conflit entre l'Arménie à l'Azerbaïdjan ni nous empêcher de travailler aux moyens de mettre fin aux incidents armés et permettre aux populations de vivre en paix. Le Président de la République a tenu à rassurer son invité à ce sujet. Je crois que la réaffirmation du soutien de la France était important pour Monsieur Pachinian, dans le contexte difficile que nous connaissons.
Emmanuel Macron a ensuite fait remarquer que « la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine déstabilisait l’environnement régional et il y a des plans résolus de changer les équilibres profonds dans l’est de l’Europe et au Caucase. Il nous faut les contrecarrer ». Quels sont ces équilibres menacés dont parle le président et qu'entend-il par "plans résolus" qu'il convient de contrecarrer ?
Le "plan résolu" est très clair de la part de la Russie : elle a envahi l'Ukraine, sans aucune justification, pour l'empêcher d'exercer sa liberté souveraine en matière de relations internationales, de développer une pluralité de partenariats, comme celui avec l'Union européenne. Malheureusement, la guerre a déjà des conséquences humanitaires très graves, dont la Russie porte l'entière responsabilité. Vous l'avez vu, l'Union européenne a mis en place des sanctions inédites afin de faire cesser cette guerre meurtrière qui déstabilise l'Europe. La France maintient le dialogue avec la Russie dans l'espoir de contribuer à l'établissement d'un cessez-le-feu.
En ce qui concerne les trois pays du Caucase, leurs positions sont différentes. L'Arménie a une relation stratégique avec Moscou, nous en avons bien conscience. En même temps elle développe des coopérations fructueuses avec l'Union européenne et à titre bilatéral, notamment avec la France. Nous souhaitons l'aider à maintenir cet équilibre.
Justement, du fait de ses relations très étroites avec la Russie et de sa participation à l'OTSC, l'Arménie ne peut-elle craindre de devoir choisir son camp au détriment des liens qu'elle entretient avec la France et l'Europe ?
C'est une question que vous devez poser au gouvernement arménien. En ce qui nous concerne, qu'il s'agisse de l'Union européenne ou de la France, nous entendons naturellement poursuivre nos relations et notre coopération avec l'Arménie.
Quelles vont donc être selon vous les conséquences à court, moyen et long terme du conflit russo-ukrainien pour l'Arménie ?
Il y aura effectivement des conséquences, notamment sur le plan économique mais là aussi, je vous laisse poser la question au gouvernement arménien. Je veux toutefois insister, comme l'a fait le Président de la République, sur notre disponibilité à poursuivre nos relations avec l'ensemble des pays de la région. Nous ne souhaitons pas la division de l'Europe. L'Europe que nous appelons de nos vœux est un espace de paix où chaque pays dispose du droit légitime à la sécurité et la liberté de nouer une pluralité de partenariats. Nous sommes disposés, plus que jamais, à œuvrer dans ce sens. Mais notre premier objectif est de mettre fin à la guerre.
Par rapport à l'Europe, alors que Bruxelles vient de lancer la procédure pour l’examen des demandes d’adhésion de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie, le président Macron, toujours, déclarait que « l’élargissement de l’UE ne peut pas être regardé au cas par cas ». L'Arménie n'a pourtant pas fait de demande de rattachement à l'Union européenne. Dans le cadre de sa réunion avec l'Arménie, que voulait dire le président ?
La question d'actualité majeure concerne les conséquences de la guerre en Ukraine sur l'équilibre de l'Europe, et donc sur le positionnement de l'Union européenne et notamment de ses relations avec les pays qui font partie du Partenariat oriental de l'UE. Le Président Macron, dans le cadre de sa présidence du Conseil de l'Union européenne, a organisé les 10 et 11 mars le sommet de Versailles qui avait pour objectif de réaffirmer l'unité européenne face à la guerre, s'agissant notamment des sanctions contre la Russie, apporter un soutien résolu à l'Ukraine et renforcer ses capacités de défense. Il a aussi été question des demandes d'adhésion de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie. Leurs demandes seront examinées selon la procédure prévue par les traités. En attendant, l'UE entend renforcer ses liens avec ces pays, et notamment avec l'Ukraine qui doit pouvoir compter sur la solidarité européenne. C'est le sens de la déclaration du Président de la République lors du Forum.
Le parlement européen vient d'adopter par 634 voix pour et 2 contre la résolution 2582 condamnant les destructions et tentatives de falsification par l'Azerbaïdjan du patrimoine et de l'héritage culturel arménien dans son ensemble, au Karabakh comme au Nakhitchevan. Elle exige des autorités de Bakou le libre accès de son territoire aux missions spécialisées de l'Unesco. Est-ce enfin le bout du tunnel et comment va se dérouler la mise en œuvre de cette résolution sur le terrain.
Cette résolution du Parlement européen est importante sur le plan politique, naturellement, mais n'a pas de valeur contraignante.
Comme le Président de la République l'a rappelé, la France a demandé un déplacement de haut niveau de l'UNESCO à Erevan et Bakou pour établir les conditions d'une reprise de sa mission sur le terrain, mission qui consiste en l'identification du patrimoine menacé, et de recommandations pour que cessent les menaces et que les mesures de protection soient adoptées et mises en œuvre dans les meilleurs délais.
Y a-t-il un calendrier pressenti ?
C'est à l'UNESCO de l'établir. La France espère que cette visite pourra avoir lieu très rapidement.
La commission d'étude de l'Unesco chargée de ce problème est déjà constituée depuis bien longtemps, depuis dès la fin de la guerre d'ailleurs, pourtant rien n'a été possible depuis.
Nous souhaitons, comme je vous l'ai indiqué, que l'UNESCO puisse reprendre ses missions sur le terrain. Il convient d'aider les parties, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, à établir avec l'UNESCO les conditions favorables à cette reprise du travail.
Toujours sur le patrimoine, où en est-on de la coopération entre le Louvre et Erebuni ?
Je voudrais tout d'abord revenir sur le forum Ambitions France Arménie car c'est le premier de ce type que nous organisons. Je vous ai parlé des aspects économiques mais il comprenait trois autres ateliers, sur l'éducation, la culture et le patrimoine, et la santé. Celui sur la santé était très important car il avait pour objectif de faire évoluer une coopération centrée sur l'action humanitaire après la guerre de 2020, vers des projets structurants, à plus long terme. Des institutions publiques françaises comme l'AP-HP (Hôpitaux de Paris), ou les hôpitaux civils de Lyon étaient présentes, ainsi que des associations comme Santé Arménie. Martin Hirsch, directeur général de l'AP-HP était le médiateur de la table ronde, et a pu s'entretenir avec la Ministre de la Santé. Ces rencontres permettront, je l'espère, l'émergence de projets ambitieux.
Dans le domaine de l'éducation, nous disposons déjà d'un réseau dynamique. L'UFAR bien entendu, le lycée français Anatole France, le Centre d'enseignement professionnel franco-arménien qui a d'ailleurs été cité comme en exemple à modéliser et reproduire ailleurs en Arménie. L'objectif était d'examiner les domaines dans lesquels les associations ou les collectivités territoriales peuvent davantage intervenir. Je pense notamment au domaine de la formation professionnelle, prioritaire pour améliorer l'employabilité des jeunes Arméniens et aider les sociétés françaises qui veulent s'installer en Arménie à disposer ici du vivier de compétences.
Pour répondre à votre question, l'atelier "culture et patrimoine" a évoqué notamment un nouveau programme ambitieux de coopération en matière de patrimoine (financé par le FSPI - Fonds de solidarité pour les projets innovants), dont je ne veux pas dévoiler les détails que je réserve à une présentation officielle avec le Ministère arménien en charge de la culture, notre principal partenaire dans ce domaine. Je peux vous indiquer d'ores et déjà que ce programme, coordonné par l'Institut national du Patrimoine en partenariat avec le Louvre, portera à la fois sur la formation, la restauration et la coopération entre le Louvre et le musée d'Erebuni.
En conclusion, ce Forum nous a permis d'engager tous les acteurs français impliqués dans la coopération avec l'Arménie, qu'ils soient publics (au niveau national et local), privés ou associatifs autour de grands axes communs, et d'organiser un dialogue avec les autorités arméniennes.
Alors que nous commémorons cette année 30 ans de relations diplomatiques, nous voulions réaffirmer notre volonté d'accompagner les réformes très importantes que mène le gouvernement arménien, qu'il s'agisse de la consolidation de l'Etat de droit ou du développement en matière économique, éducative et culturelle. Je crois que c'est mission accomplie. L'Ambassade de France effectuera un suivi attentif des engagements pris pendant le forum, conjointement avec l'administration arménienne, pour qu'ils se traduisent par des projets concrets. Deux cent projets annoncés, c'est beaucoup, c'est le signe d'une grande vitalité de notre coopération. Le message était clair : « on est là, à vos côtés, on continue ».
Vous venez d'ouvrir officiellement la saison 2022 de la Francophonie. Que représente pour vous cette manifestation?
Cette année, le thème de la Fête de la Francophonie est "la Francophonie et l'avenir". L'objectif est de rassembler la famille francophone autour des enjeux majeurs pour sa jeunesse que sont l'éducation et l'emploi, mais aussi les valeurs de démocratie, diversité culturelle et développement durable.
De très nombreux événements sont organisés dans toute l’Arménie, je m'en félicite et remercie les nombreuses institutions impliquées. Je rappelle que l'Arménie fête ses 10 ans d'adhésion à l'Organisation internationale de la Francophonie en tant que membre de plein droit. Le Ministre des Affaires étrangères, M. Mirzoïan, a participé à la conférence ministérielle de l'OIF le 16 mars dernier, témoignant de son attachement à l'organisation. Dans le cadre de ce mois de la Francophonie, le Groupe des Ambassadeurs de la Francophonie en Arménie, présidé par l'Ambassadrice du Liban, rencontrera le 22 mars le Ministre de l'Éducation, des Sciences, de la Culture et du Sport pour évoquer avec lui les modalités de renforcement de la présence du français en Arménie et de la coopération francophone, notamment dans le domaine éducatif.
L'Ambassade de France contribue naturellement, avec ses partenaires, au mois de la Francophonie, en soutenant par exemple le festival du film francophone, organisé avec les Ambassades du Canada et de Suisse et le Cinéma Moscou, à Erevan, Gumri et Goris. Des rencontres, concerts (comme le quartet de Tigrane Kazazian) et des expositions seront organisées, comme celle de Romane Iskaria et Romain Bagnard, qui incarnent la jeune photographie française.
J'invite le public arménien à assister nombreux à ces événements, pour renforcer encore l'amitié francophone qui nous lie.