« Le Rwanda n’a jamais quitté la Francophonie !»

Actualité
19.10.2018

Journaliste à la télévision du Rwanda, Patrick Niyirdandi est secrétaire général de la section rwandaise de l’Union de la Presse Francophone (UPF). Son peuple, traumatisé, meurtri par le génocide de 1994, a su se relever, aller de l’avant. Il nous parle de son expérience et témoigne de sa vision de son pays qui a su renaître de ses cendres et prospérer.

- Vous étiez présent aux 47e Assises de la presse francophone à Tsaghkadzor, en Arménie. Aviez-vous entendu parler de l’Arménie auparavant ?  

Il est très difficile pour un Rwandais de ne pas connaître l’Arménie. Nos deux pays ont un point commun : ce sont deux peuples, deux nations qui ont enduré un génocide. Cette tragédie nous unit. Atroce expérience, avec laquelle il faut vivre et essayer d’avancer.

Jusqu’à présent, il était très difficile pour les Rwandais de pouvoir transmettre aux nouvelles générations l’expérience du génocide perpétré contre les Tutsis.

- Comment la mémoire du génocide des Tutsis est-elle enseignée au Rwanda ?

Déjà il convient de ne pas qualifier cet épisode de « génocide rwandais » comme de nombreux médias le font, mais d’être précis sur le terme : il s’agit du « génocide des Tutsis », lequel s’est accompagné de massacres perpétrés contre des « Hutus modérés ». Les Nations Unies reconnaissent à présent cette terminologie après une controverse qui a duré longtemps. Quant à la transmission, elle est toute récente. Jusqu’à présent, il était très difficile pour les Rwandais de pouvoir transmettre aux nouvelles générations l’expérience du génocide perpétré contre les Tutsis. Ce dernier est assez récent, on parle de 24 ans à peine.  

La nouvelle génération cohabite avec des adultes meurtris dans leur âme parce qu’ils ont perdu des êtres chers. Il se trouve qu’il y a un problème de communication: la question de la transmission de ces atrocités aux enfants pose problème. La première étape du processus passe par la réconciliation. Le Rwanda est un pays composé de trois ethnies : les Hutus, les Tutsis et les Twa (1). Il fallait réconcilier le peuple, tenant compte qu’une grande majorité de Hutus à du sang sur les mains, quand d’autres ont résisté aux appels au meurtre. Le problème a surgi au moment où les enfants innocents ont questionné leurs parents qui, d’une manière ou d’une autre, ont pris part à l’extermination.

Il n’est pas rare qu’ils aient des proches emprisonnés. Les enfants, nés dans la foulée du génocide, ont commencé à questionner leurs parents.  « Pourquoi papa est derrière les barreaux ? Qu’a-t-il fait ? » Il est extrêmement compliqué d’expliquer à son enfant que son père ou sa mère sont des tueurs, qu’ils ont massacré des innocents à coups de machette. Ce n’est que maintenant que les gens parlent aux enfants, que ces atrocités sont inscrites dans les manuels d’histoire. 

Il se trouve qu’il y a un problème de communication: la question de la transmission de ces atrocités aux enfants pose problème. La première étape du processus passe par la réconciliation.

A présent, chaque année se tiennent des commémorations qui ont lieu du 7 au 14 avril. Pendant une semaine, le pays tout entier est en deuil. Les gens se retrouvent pour parler, pour dialoguer. Tutsis, Hutus, chacun parle de son expérience et de son traumatisme.

 -Comment vivez-vous cela en tant que journaliste et témoin des événements?

Pour nous aussi, cela est extrêmement dur : nous filmons et nous interviewons. C’est très difficile de garder son sang-froid quand on a quelqu’un en face de vous qui vous dit avoir tué 20 personnes. On ne peut pas faire abstraction de la haine, mais un travail a été accompli. Les cœurs sont encore meurtris, la plaie est toujours ouverte compte tenu du caractère récent de ces événements. Il faut savoir vivre avec, sans oublier, tout en regardant de l’avant.

- Comment le Rwanda se positionne dans la Francophonie ? Quel rôle entend-il jouer, sachant que votre ministre des Affaires étrangères, Madame Louise Mushikiwabo, est élue au poste de secrétaire générale de l’OIF ?

Il faut savoir que le Rwanda n’a jamais quitté la Francophonie. Mais il y a eu des moments difficiles entre la France et notre pays, compte tenu de l’histoire récente, du rôle de l’armée et de certains politiques français sous le mandat de François Mitterrand qui ont joué un rôle déterminant. Il fallait bien armer la main qui a fait ce mal... Une fois le forfait accompli, on attend du responsable qu’il demande pardon. Or la France n’a jamais présenté d’excuses officielles.

Le Rwanda est un pays qui se trouve à l’intersection de deux zones. D’une part, la zone des grands lacs qui subit l’influence de deux grands pays anglophones : le Kenya et la Tanzanie ; ce sont des économies émergentes qui vont de l’avant. D’autre part, à l’Ouest et au Sud, se trouve un espace francophone avec la RDC et le Burundi. Il faut savoir tirer profit des deux côtés.

Il faut savoir que le Rwanda n’a jamais quitté la Francophonie.

A cela s’ajoute le fait que beaucoup de Rwandais se sont exilés dans les pays anglophones et francophones voisins, et ce depuis des décennies. Le génocide n’a en définitive pas débuté en 1994 mais bien plus tôt en 1959, à petite échelle, de façon insidieuse. C’est d’ailleurs depuis l’Ouganda anglophone que la rébellion du Front Patriotique du Rwanda a lancé sa bataille pour renverser le régime du président Juvénal Habyarimana.
Il y au Rwanda une expérience chargée de sens : « faites le travail ! ».  Pour un Européen, ou un étranger, cela veut dire travailler; chez nous, cela signifie « massacrez ! ».

- Qu’est-ce que le mot « avancer » signifie pour vous alors ?

Se développer, travailler dans le cadre de la cohabitation pacifique, partager les ressources…

- Qu’entendez-vous par « miracle rwandais » vous qui avez une économie profondément ancrée dans le high-tech ?

Notre gouvernement a compris que, pour aller vite, il fallait passer par les nouvelles technologies. Le Rwanda est devenu au fil du temps une plateforme de rencontres de tout ce qui tourne autour des nouvelles technologies en Afrique. Notre pays est apprécié pour cela d’autant plus que les infrastructures sont là, nous jouissons de la stabilité politique et d’une totale sécurité. Un étranger peut se balader dans les quartiers populaires de Kigali à 2h du matin sans que rien ne lui arrive.

- Est-ce que le Rwanda peut miser sur cette carte de l’économie numérique au sein de l’espace francophone ?

Il va de soi qu’en tant que Rwandais, j’ai soutenu la candidature de Madame Louise Mushikiwabo. Je pense que le monde francophone a beaucoup à gagner de son expérience. Elle a su donner une autre image de notre pays à l’étranger en sa qualité de ministre des Affaires étrangères. Aujourd’hui, pour beaucoup d’Africains, le Rwanda est devenu un pays de référence. Et pourtant il faut avouer que nous avons été « abandonnés » par la communauté internationale de 1994 jusqu’à 2000. Ce fut une période extrêmement difficile, le gouvernement n’avait que très peu de moyens et la population dans son ensemble a consenti à faire des sacrifices pour relever le pays. A titre personnel, pendant presqu’une année je n’ai pas reçu mon salaire. Le président Paul Kagamé a su insuffler une dynamique et le peuple a suivi, car on ne force pas quelqu’un à travailler. « Si personne ne vient vers vous, il faut vous prendre en main » tel est notre message.  

Louise Mushikiwabo a su donner une autre image de notre pays à l’étranger en sa qualité de ministre des Affaires étrangères.

- Pensez-vous que la relation arméno-rwandaise a un potentiel, sachant que les deux économies semblent s’orienter vers le high-tech ?

Je suis dans l’attente de mieux connaître l’Arménie en dehors de la lecture de livres ou le visionnage de documentaires télévisés. Nous pouvons imaginer la douleur ressentie par le peuple arménien, car nous avons vécu la même chose. J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille au cours du génocide.  Nous avons une empathie naturelle envers les Arméniens. On avance, mais on vit avec cette douleur. Et pourtant il faut avancer. Notre présence en Arménie fut fructueuse et nous a permis de nouer des contacts avec des Arméniens qui partagent un intérêt commun, notamment dans le numérique. A nos deux pays de créer une synergie. Nous pouvons également témoigner de notre expérience en matière de réconciliation, notre culture du dialogue. Ainsi, lorsque le génocide s’est déroulé, dans un premier temps, les grandes puissances n’ont pas réagi, car elles avaient conscience d’avoir leur part de responsabilité. Puis il y a eu une évolution : la société civile belge, par exemple, a fait l’effort de comprendre ce qui se passe chez nous, et il en va de même en France.   

 Propos recueillis par Tigrane Yégavian

Ndlr. 
(1). La société traditionnelle rwandaise, perçue par le colonisateur belge, se divise en trois groupes selon la profession exercée, mais considérés comme des races d'origines diverses:
-    les Tutsi : éleveurs, parmi lesquels se distinguaient de riches et puissants propriétaires de troupeaux ;
-    les Hutu : agriculteurs, paysans ;
-    les Twa : artisans et ouvriers.
(2). L’ONU estime qu’environ 800 000 Rwandais en grande majorité tutsis ont perdu la vie au cours du génocide de 1994.