A Musaler, 110 ans de résistance et d’amitié franco-arménienne

Arménie francophone
23.09.2025

Dimanche 21 septembre, comme chaque année, le mémorial du sauvetage de Musa Ler a accueilli une cérémonie commémorative. À l'occasion de son 110^e anniversaire, le comité d’organisation a associé ses efforts à ceux de l’ambassade de France en Arménie pour réunir des personnalités françaises et des membres de la société arménienne autour d’un épisode trop peu connu du génocide des Arméniens, mais aussi des relations entre la France et l’Arménie.

 

Par Marius Heinisch

Célébrer les 110 ans de l’héroïsme

Depuis Erevan, il faut parcourir quelques kilomètres en direction de l’ouest pour apercevoir le mémorial de Musaler. Reconnaissable à ses pierres ocres, l’édifice, perché sur une colline, surplombe la route qui relie la capitale à l’aéroport de Zvartnots et invite chaque voyageur à se souvenir. Mais de quoi, de qui ? Le « sauvetage de Musaler », que commémore chaque année le village peuplé de quelque deux mille âmes et créé en mémoire de celui-ci, demeure un épisode méconnu du génocide des Arméniens et de l'histoire commune profonde entre les peuples arménien et français.

 


Le mémorial de Musaler

L’histoire de Musaler semble tirée d’une fiction — elle a d’ailleurs fourni son matériau au grand roman de Franz Werfel, Les Quarante Jours du Musa Dagh. En septembre 1915, fuyant les persécutions et les massacres perpétrés par les Ottomans, plusieurs milliers d'Arméniens quittent leurs villages pour se réfugier temporairement sur le mont Musa, au sud-est de l'actuelle Turquie. Acculés progressivement par les Ottomans malgré leur résistance farouche, ils se tournent vers la mer. Agitant un drapeau blanc frappé d'une croix, ils parviennent à attirer l'attention d'un navire de la Marine française, le Guichen. Son amiral, Louis Dartige du Fournet, hésite un temps : l’Empire ottoman est entré en guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’Entente, dont la France fait partie. Faut-il risquer d’approcher des bâtiments si près des côtes où les combats font rage ? En l’absence de réponse de son état-major, il décide d’agir sans ordre. En deux jours, ce sont alors plus de quatre mille Arméniens — en majorité des femmes et des enfants, les hommes étant restés à terre pour se battre — qui sont évacués sous sa responsabilité par cinq navires de la Marine nationale et répartis dans tout le Proche-Orient, entre la Syrie, le Liban et l’Égypte. La communauté des « Musalertsis » sont leurs descendants directs.

Dimanche 21 septembre dernier, vers dix heures, les nuages gris se sont progressivement dissipés ; le mont Ararat luit à travers le défilé du mémorial. Pour commémorer les 110 ans du sauvetage de Musaler, les « Musalertsis » ont su rassembler. Outre un aréopage de hauts dignitaires de la diplomatie, de la politique et des armées françaises, une délégation d'écrivains et de journalistes (dont Sylvain Tesson et Patrice Franceschi), ainsi que de nombreux Arméniens, se pressent aux côtés de divers représentants de la société civile. Ensemble, ils assistent au spectacle de danses arméniennes et de chansons françaises. Des discours de représentants politiques et religieux ponctuent ces moments et ravivent le souvenir d'une résistance et d'un sauvetage héroïques, célébrés comme un jalon dans la longue amitié entre les peuples français et arménien. Une gerbe est déposée en l’honneur de l’amiral Dartige du Fournet, sous l’arche du mémorial, par la Marine nationale. Lors d'une visite officielle en mai dernier, le ministre des Affaires étrangères, M. Jean-Noël Barrot, avait fait apposer une plaque en sa mémoire sur le mur du souvenir du mémorial du génocide arménien.

 


Commémoration du 110ème anniversaire du sauvetage de Musaler, le 21 septembre 2025

Mais les monuments ne sont pas seulement faits de pierres et de plaques. Dans son discours, l’ambassadeur de France en Arménie, M. Olivier Decottignies, s’adresse aux descendants des rescapés, venus assister à la cérémonie comme chaque année : « Vous êtes la mémoire vivante de Musaler. » Cette année, la commémoration coïncide avec la fête de l'indépendance arménienne. C'est l'occasion de mesurer ce que les célébrations d'aujourd'hui doivent aux actes d'hier, mais aussi de constater que la résistance de Musa Ler n'a pas été vaine.

 

Les “Musalertsis”, communauté vivante

Et pour cause, les « Musalertsi » se vivent aussi au présent. Leur communauté refuse de se dissoudre et continue de revendiquer l’identité de Musaler, en plus de l’arménienne. Le culte de cette mémoire a été favorisé par le retour, en 1947, des « Musalertsis » en Arménie, sur proposition de Joseph Staline. M. Berj Ghazarian, membre du comité d’organisation de l’événement, précise toutefois que « le village de Musaler n’a accueilli les Musalertsis qu’à partir de 1968, dans le sillage des grandes émeutes de 1965 à Erevan, à l’occasion du cinquantième anniversaire du génocide, et au cours desquelles le peuple arménien a imposé au pouvoir soviétique la reconnaissance de son identité nationale ». Le village n’a d’ailleurs pris officiellement le nom de Musaler qu’en 1972 et le mémorial a été achevé en 1976. La communauté compte plus de six mille membres répartis sur toute la surface du globe, de Los Angeles à la Syrie. « Il y a même deux familles de Musalertsis à Madagascar ! » s’amuse M. Berj Ghazarian.

À l'occasion de la commémoration de septembre, les Musalertsis offrent chaque année au public du harissa, un plat traditionnel des communautés arméniennes du plateau anatolien. La veille, quarante moutons ont été égorgés en mémoire des quarante jours de résistance avant le sauvetage français. Le plat a ensuite été béni par les prêtres avant d’être laissé à mijoter dans de grandes marmites de fer blanc. La distribution du harissa se fait dans une ambiance de banquet, et une fois le signal donné par le tamada (le chef de table, chargé d'animer le repas et de répartir la parole), Arméniens et Français communient dans sa dégustation.

Après quelques discussions entre convives, la foule se disperse lentement en descendant les marches qui mènent du mémorial au parking en contrebas. Sur le chemin de la descente, on remarque quelques tombes. Ce sont celles des Musalertsis, ceux qui ont perdu la vie lors de la première guerre du Haut-Karabagh, comme un rappel que, malgré les efforts déployés pour transformer les tragédies de son histoire en commémorations joyeuses, le peuple arménien n’a pas encore vu le bout de ses souffrances.