
Trois mois après la signature de l'accord de paix du 8 août, les gestes d'ouverture entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan se multiplient. Cependant, derrière ces avancées, le discours révisionniste de Bakou et le sort des prisonniers arméniens detenus à Bakou montrent que la paix dans le Caucase du Sud reste fragile.
Par Zacharie Mauboussin
Un apaisement des tensions se traduit par une ouverture économique...
Le 21 octobre dernier, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a annoncé la levée des restrictions sur le transit de marchandises entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Le premier train de marchandises est arrivé le 5 novembre au soir. Cette décision, annoncée lors d'un déplacement au Kazakhstan, marque un tournant symbolique : elle traduit un apaisement relatif entre Erevan et Bakou, tout en ouvrant de nouvelles perspectives économiques pour l'ensemble de la région.
« L’Arménie est prête à assurer le transit des trains de marchandises de Maragha à Kornidzor », a déclaré Nikol Pachinian, saluant une initiative « inattendue, mais positive ».
Cette ouverture favorisera la circulation des flux économiques à travers le Caucase, reliant la Turquie et l’Europe d'un côté, et l’Asie centrale et la Chine de l'autre.
... fruit des efforts consentis par l'Arménie.
Si la surprise a été réelle du côté arménien, il convient de rappeler que cette avancée s'inscrit dans la continuité du processus de paix engagé ces derniers mois.
L'accord sur l'établissement de la paix, signé à Washington en août 2025, constitue une étape décisive. Par cet accord, Erevan a reconnu la souveraineté azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh. Une fois la paix établie, les belligérants se sont engagés à abandonner les procédures juridiques engagées les uns contre les autres, notamment devant la Cour pénale internationale, où étaient examinées des accusations de crimes de guerre et de nettoyage ethnique.
Sur le plan symbolique, l'Arménie a franchi une étape importante en retirant, le 1er novembre, l'image du mont Ararat des tampons des gardes-frontières. Ce geste, lourd de sens, illustre les pressions géopolitiques qui s'exercent sur Erevan. Le Premier ministre, Nikol Pachinian, justifie cette décision en estimant qu'il s'agit d'« exprimer quelque chose dans le cachet ; cette expression doit être liée au territoire internationalement reconnu de l'Arménie ».
Cette décision fait suite à la déclaration d'avril 2024 de Nikol Pachinian, dans laquelle il affirmait que « nous devrions nous concentrer sur les intérêts de l'Arménie réelle, tout en admettant l'impossibilité de revenir à la logique de l'Arménie historique à l'avenir
Mais il a suscité une vive émotion au sein de la population arménienne, pour qui ce mont, bien qu'il se trouve en Turquie, reste un symbole identitaire indissociable de l'histoire et de la mémoire collective. Depuis 1992, l'Ararat figure en effet sur les armoiries de la République d'Arménie.
Pour Nikol Pachinian, il s'agit de bâtir une politique de bon voisinage fondée sur « des frontières ouvertes », « des relations diplomatiques complètes » et une « coopération économique et politique » avec l'Azerbaïdjan et la Turquie. Le Premier ministre a d'ailleurs invité ses homologues turc et azéri à Erevan à l'occasion du huitième sommet de la Communauté politique européenne. Cette doctrine contraste avec ses prises de position précédentes. En août 2019, lors d'un discours sur la place principale de Stepanakert, il affirmait que « le Karabagh est l’Arménie. Point barre. »
Cependant, ce réchauffement diplomatique apparent ne s'accompagne pas nécessairement d'un changement profond dans le discours du pouvoir à Bakou.
La persistance d'un révisionnisme azéri
À Bakou, le ton est sensiblement différent.
Lors d'un discours prononcé le 4 novembre à l'occasion de l'anniversaire de l'Académie des sciences d'Azerbaïdjan, Ilham Aliev a tenu des propos révisionnistes teintés d'agressivité.
Selon lui, « il suffit de regarder les cartes du début du XXe siècle, publiées par la Russie tsariste, pour constater que la plupart des toponymes de l’actuelle Arménie sont d’origine azerbaïdjanaise. Il n’y avait pas de lac Sevan sur ces cartes, mais le lac Goycha, ainsi que d’autres toponymes historiques azerbaïdjanais que nous utilisons encore aujourd’hui. »
Très vite, le 6 novembre, Nikol Pachinian a réagi en rappelant que des cartes antérieures mentionnaient bel et bien l’Arménie avec des toponymes arméniens, tandis que l’Azerbaïdjan n’apparaissait pas. « Il ne sert à rien de revenir en arrière, il faut aller de l’avant », a-t-il déclaré, soulignant l’importance du processus de paix.
Un double discours préoccupant
Toutefois, le discours azéri ne s'arrête pas là.
Selon les révélations d'OC Media, la présidence azerbaïdjanaise aurait « coordonné et financé le narratif de l'Azerbaïdjan de l'Ouest ». Si cette campagne était présentée comme humanitaire, elle jette les bases d'éventuelles revendications irrédentistes sur le territoire arménien.
Selon Zaur Shiriyev, chercheur au Carnegie Center Russie-Eurasie, « cette initiative, d'abord perçue comme un simple exercice rhétorique, semble désormais être devenue un véritable levier de pression pour Bakou ». Ce narratif irrédentiste doit aussi être lu à la lumière de la volonté persistante de Bakou de contrôler la région du Syunik, un corridor stratégique qui relie l'Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, et à la Turquie par la même occasion.
Selon l'analyste britannique Thomas de Waal, cette posture contraste avec celle d'Erevan, qui a reconnu la souveraineté azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh. Ce double discours — normalisation d'un côté, révisionnisme territorial de l'autre — révèle les ambiguïtés de la stratégie de Bakou.
La situation des prisonniers de guerre : un angle mort de la normalisation.
Si la poignée de main entre Erevan et Bakou est historique, la guerre n'est pas pour autant terminée : des dizaines de prisonniers arméniens croupissent toujours dans les geôles azerbaïdjanaises.
Comme nous le mentionnions dans notre article du 6 novembre dernier, le régime refuse toujours de communiquer la moindre information à leur sujet. La Croix-Rouge, qui rendait visite aux prisonniers, a été interdite dans le pays en juin 2025.
Pour Bakou, ces hommes ne sont pas des prisonniers de guerre, mais des terroristes. Cette distinction est lourde de sens, car elle permet au régime de justifier leur détention non pas comme une violation du droit international, mais comme une sanction contre ceux qui ont combattu pour l’Arménie.
Entre gestes d'ouverture et discours révisionnistes, le Caucase du Sud reste traversé par des tensions latentes. La paix, bien qu'esquissée, demeure fragile tant que les récits historiques et les blessures humaines, notamment celles des prisonniers, ne trouvent pas de solution commune.









