Léon chez les soviets

Arménie francophone

Par Tigrane Yegavian

Levon Dayan a été  interprète de français en Algérie, à la fin des années 1970. Il est journaliste à la retraite. Il vit aujourd’hui à Erevan. Avis de nostalgie contagieuse sur les riches heures de la coopération algéro-soviétique.

Les rideaux sont fermés. Dehors résonnent les sons d’une ville engourdie par la chaleur de l’après-midi. Levon est assis sur son fauteuil, cigarette inspirée entre les doigts, regard absent. Derrière lui trône son Robert de la langue française, des manuels de grammaire témoins d’une  époque révolue. Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître... Plus que des outils de travail, ses bouquins sont compagnons d’arme et de cœur, omniprésents, rassurants, protecteurs.

Dans cette pièce, à l’abri du bruit et de la lumière, tout évoque le passé. L’époque soviétique où, pour survivre entre liberté impossible et obligations à tous les étages, on se précipitait vers ce qui n’était pas interdit en se constituant une bibliothèque; on se gavait d’art et de musique. Puisqu’on nous interdisait tout, on était les Marranes de la lecture et de la pensée, parce que les soviets n’avaient pas encore trouvé de quoi visiter nos cerveaux. Même de mauvais poètes trouvaient à se faire éditer, ils étaient payés pour çà !

Les images de France 24 défilent. « C’est un fonds sonore pour ne pas perdre l’usage de la langue de Molière », avoue Lévon, de son français limpide. Il a raison, un fond sonore, c’est bien çà, il n’a pas dit : « çà ronronne », mais çà y ressemble.

Lui qui n’a foulé le sol français que trop peu de fois, n’oublie rien, ne regrette rien.

Dans les années 1960, étudiant en langue et littérature françaises, il a même connu l’insouciance. J’ai même connu des Arméniens heureux, çà ferait un beau titre de roman ou de film, c’est selon. Cursus classique, il a le diplôme de l’institut Brussov d’Erevan. Après le service militaire, de retour à Erevan, pour joindre les deux bouts il prend tout ce qu’il trouve. Pas question de faire la fine bouche, il est responsable de son épouse et d’Isabela, leur petite fille.

« Pour se procurer un appartement de trois pièces, il fallait s’inscrire dans en liste d’attente. Cela pouvait prendre des années. Rien n’était possible sans passe-droit, on ne pouvait pas faire grand-chose » se souvient-il.

« A l’époque, il était plus facile pour un francophone de partir vers l’Afrique. Les anglophones, on les envoyait en Inde, au Bangladesh... »

A cette époque, il travaille pour un institut de recherches. Très vite, il comprend que le français, son outil de travail, est la clé de sa réussite. Il pense s’expatrier. C’est l’époque où, par milliers, des coopérants soviétiques sont envoyés partout  en Afrique et en Asie. « Il fallait que je sois coopérant, pour me procurer des devises étrangères indispensables pour mes projets » confie-t-il. Et d’ajouter : « A Erevan, seuls deux magasins vendaient des produits d’importation introuvables, inaccessibles. Tout le monde en rêvait ». « A l’époque, il était plus facile pour un francophone de partir vers l’Afrique. Les anglophones, on les envoyait en Inde, au Bangladesh... » Mais pour pouvoir partir, encore fallait-il se procurer une recommandation de la part d’une entreprise, avoir l’aval du parti communiste. « C’est ainsi que j’ai été contraint d’adhérer - non sans peine - au parti. Les communistes se méfiaient de l’intelligentsia, à leurs yeux moins contrôlable que les ouvriers ».

Restait à justifier son niveau de langue. Levon se souvient de cette entrevue à Moscou, dans une grande administration, au département de la coopération internationale. Un haut fonctionnaire, élégant et glacial, lui fait passer un test.

« Il m’a donné deux contrats commerciaux signés entre la Tunisie et l’URSS, me demandant de les lire à haute voix en français, de les traduire en russe, et vice versa ».  Version, thème. Levon se souviendra toute sa vie du mot sur lequel il a butté : négociation. « Je devais être ému ; à présent je peux t’énumérer tous les synonymes ! » dit-il, mélancolique. Comme il ne voulait pas des tropiques, on lui dit d’aller dans le Sahara algérien. Il sera donc traducteur interprète pour le  Ministère algérien de l’Energie et des Hydrocarbures : à raison de deux semaines de travail et une semaine de repos à Alger. Nous sommes en 1978, il y restera jusqu’en 1981.

Arrivé en Algérie, Lévon et sa petite famille sont installés dans des appartements exigus, au confort sommaire. Ils sont fournis par la SONATRACH, fameuse société pétrolière d’état. « Nous étions à Blida, petite ville à 50 km au sud d’Alger, au pied de l’Atlas. Il n’y avait pas d’eau courante, pour ma femme c’était très difficile de vivre dans ces conditions. Je lui avais appris des noms de fruits et de légumes pour qu’elle fasse son marché à proximité ».

11 mois plus tard, la famille déménage à Zeralda, petite ville côtière juchée à 30 km d’Alger où les Dayan s’installent cette fois dans une cité pour coopérants étrangers.  « Nous étions logés dans une cité internationale. On y croisait des Américains, des Italiens, des Palestiniens, des gens venus de partout et nulle part. Tous les matins je prenais le bus de la SONATRACH pour aller travailler à Alger. Alternativement on m’envoyait en mission dans le sud, sur les grands gisements gaziers de Hasi Harmel et Hasi Messaoud. On ne croisait que très peu de Français. Eux, ils vivaient dans d’autres campements ». Long silence. Un soupir passe, sa nostalgie est intacte.

Mais, en Algérie, la vie des coopérants n’a rien du village de vacances. Les loisirs sont rares, rares les baignades à la plage où Levon a gravé sa mémoire avec l’image d’une eau glacée. Constamment surveillé, il doit composer avec des indicateurs du KGB. « A la moindre indiscrétion, au moindre faux pas, nous étions rapatriés manu militari ». De même, ses contacts avec des ressortissants de pays tiers sont surveillés de près quand il se lie avec des Arméniens de la diaspora venus du Moyen-Orient ou des Etats-Unis.

« Une de mes fonctions consistait à accueillir les journalistes étrangers en visite en Arménie ; nous leur vantions les mérites de notre économie, les réussites du socialisme » dit-il, d’une ironie qui plisse les lèvres en jaune citron.

Arrivé au terme de son contrat, le directeur algérien dont il dépend veut le garder une année ou deux. Mais Levon a décidé de rentrer au pays. 

De retour en Arménie soviétique, Levon échoue à intégrer le ministère des Affaires étrangères. Il travaillera plusieurs années pour le bureau de l’agence Novosti à Erevan, grâce à sa maîtrise du français et du russe.

« Une de mes fonctions consistait à accueillir les journalistes étrangers en visite en Arménie ; nous leur vantions les mérites de notre économie, les réussites du socialisme » dit-il, d’une ironie qui plisse les lèvres en jaune citron.

« Bien sûr, on exagérait à enjoliver les choses. Cela faisait partie du jeu. Mais (une seconde fanfaron et patriote)  il faut se rappeler que l’Arménie soviétique était la seconde économie de l’URSS ! Nous étions à la pointe dans de nombreux secteurs industriels et technologiques ! » s’exclame-t-il.

Plus tard, Levon a vécu l’euphorie de 1988, le pays entier debout dans la rue pour sa libération, soutenant le comité Karabagh. Il paraît que même les voleurs s’étaient engagés à arrêter le travail pour soutenir le mouvement ! Puis il a vu le chaos du tremblement de terre, des milliers d’immeubles en mille-feuilles. Il était là aussi, quand l’URSS implose et que le 19 août 1991, Gorbatchev est sequestré et que la tentative de coup d’Etat avorte, portant pourtant un coup fatal au système. Il était là encore quand  l’Arménie accède enfin à l’indépendance le 21 septembre 1991, après plus de 70 ans passés chez les soviets. Période euphorique,  les années 90 sont aussi celles de pénuries, des hivers de 1992-93 avec quatre malheureuses heures d’électricité par jour et du recul du niveau de vie. C’est comme çà que, naguère, nombreux étaient les nostalgiques du soviétisme !

« La langue française doit maintenant retrouver en Arménie une place de choix, pour des raisons évidentes».

Mais aujourd’hui, même si sa génération, malgré ses compétences, peine à  trouver sa place dans la nouvelle Arménie de la révolution de velours, Levon ne se lasse pas d’enseigner le français aux jeunes. Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage. « La langue française doit maintenant retrouver en Arménie une place de choix, pour des raisons évidentes. Nos rapports sont constants sur plusieurs siècles, tant de choses nous lient. Nous étions un peuple, nous sommes maintenant un Etat. La dignité est montée de plusieurs crans. On nous reconnaît, nos diplomates sont partout à la manoeuvre. On parle de la langue de Molière. Très bien. Je propose maintenant qu’on parle de la langue d’Aznavour. Parce qu’à force de l’avoir pétrie, quelquefois même avec des arménismes inconscients, il existe bel et bien une langue propre au petit Charles, petit comme le petit caporal et grand... comme le Grand Charles, enfin presque ! Pourquoi n’enseignerait-on pas la langue d’Aznavour à l’université d’Erevan ?  Je verrais bien une chaire dédiée ».

Ainsi parlait Levon l’émérite, vétéran soviétique de la coopération, ci-devant prof de français, en l’an de grâce 2018, à la veille du XVII ème Sommet de la Francophonie.

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