Pour le renforcement de l’état-nation : appel à la création d’un conseil pan-arménien de la résistance

Opinions
07.03.2024

En réaction aux annonces de modification des textes fondateurs de la République d'Arménie, l'ancien Secrétaire général de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Philippe Raffi Kalfayan (*), prône au contraire le renforcement de la « constitution de l’État-nation » déjà existante en y intégrant davantage encore l'indissociable relation diaspora-Arménie. « Un État sans prise en compte de l’élément diasporique n’a aucune chance de survie », écrit-il.

 

Sa tribune est parue en anglais dans l'"Armenian mirror spectator" sous le titre original « By pleasing foes, Armenia is diving headfirst into the abyss », « En donnant satisfaction à ses ennemis, l'Arménie plonge la tête la première dans l'abîme ».

 

 

Au fil des années, j’ai régulièrement alerté sur les menaces auxquelles l’Arménie était exposée en raison de l’absence de cohésion et de stratégie nationales couplée à une exacerbation des divisions internes (voir https://mirrorspectator.com/author/philippe/ ). Les conséquences tragiques de ces erreurs sont connues. Elles se poursuivent : nous assistons à un processus ininterrompu de concessions unilatérales pour établir la paix à tout prix avec un voisin qui en exige toujours plus. Nos voisins turc et azerbaïdjanais ne signeront un traité de paix que lorsque la République d’Arménie aura renoncé à ses aspirations nationales et à sa souveraineté. Jusqu’où le gouvernement arménien est-il prêt à aller ? Le projet de modification de la constitution de la République d’Arménie risquerait de porter un coup fatal s’il se concrétisait, car elle porterait atteinte à l’âme de cette République, à son identité, et romprait les liens avec la diaspora.

Je soutiens la nécessité d'une réforme constitutionnelle, mais pas une réforme destructrice de l'identité nationale arménienne mais au contraire une réforme qui la renforce, en tenant compte de la réalité de la diaspora et sans oublier le droit à l'autodétermination de la population arménienne d'Artsakh ou l'histoire de la nation arménienne.

L’État-nation arménien, patrie de tous les Arméniens, est le seul moyen de perpétuer la République d’Arménie. À cette fin, j’appelle toutes les composantes de la nation arménienne à résister au projet actuel.

 

De l'esprit de résistance

Tout récemment, la France a honoré l'esprit de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale en transférant la dépouille de Missak Manouchian, un étranger apatride et communiste qui a pris les armes contre les occupants nazis du pays qui lui avait refusé la citoyenneté, au Panthéon, la plus prestigieuse reconnaissance que la France peut accorder. Lui et sa femme, Mélinée, ainsi que les 23 membres de leur célèbre groupe de Résistance – tous étrangers – ont été honorés.

Triste ironie de l’histoire, les Arméniens dans leur très grande majorité ont abandonné tout esprit de résistance et la présence du chef d’État arménien, qui dirige un gouvernement dont les actes sont précisément une suite ininterrompue de concessions sans résistance, fut en ce sens un paradoxe lors de la cérémonie.

L’Artsakh est la première victime de ces concessions. Il est tombé lui aussi tombé sans aucune résistance. La République d’Arménie n’a pas même anticipé l’attaque de septembre 2023 ni prévu une exfiltration sécurisée des leaders de la République d’Artsakh qui incarnaient la résistance. Ils ont été arrêtés par les forces azerbaïdjanaises en violation du droit international. L’Azerbaïdjan les détient toujours et certains sont déjà mis en examen sur la base d’accusations graves.

Le consentement du gouvernement arménien concernant l’abandon du Haut-Karabakh ne fait plus aucun doute. La manière dont il a clos la question du point de vue politique et les menaces à peine voilées proférées contre les personnes et groupes qui prennent des initiatives à partir du sol arménien pour réclamer le respect du droit à l’autodétermination de la population du Haut-Karabakh en témoignent. Plus douloureux encore, une partie de la diaspora se comporte également comme si l’affaire était close, alors que les réfugiés sont toujours en état de choc et vivent dans des conditions précaires.

La diaspora pratique la fuite en avant en détournant les yeux des véritables problèmes. Certains soutiennent que la diaspora ne peut décider à la place des citoyens d’Arménie sur les choix à faire, d’autres, opportunistes, suivent aveuglément les gouvernements quels qu’ils soient pour se mettre en avant ou en tirer des avantages politiques ou personnels, et enfin ceux qui refusent le défaitisme sont plus divisés que jamais et ne mettent pas en avant des solutions et des nouvelles figures politiques capables de créer un sursaut populaire national unifié. Alors, la diaspora se retranche dans les domaines qui sont les siens : se positionner en permanence sur le plan victimaire, alerter sur les dangers extérieurs qu’encourt la République d’Arménie, faire de l’humanitaire. C’est louable et utile dans l’absolu, mais c’est aussi la marque d’une absence de résistance face à la trajectoire annoncée de manière imprudente du gouvernement arménien : la destruction de l’État-Nation conçu et adopté tant par les fondateurs de la Première République d’Arménie (1918) que par ceux de la Troisième République d’Arménie (1991). Cette destruction serait fatale à l’Arménie mais aussi à la diaspora, faute d’occupations.

Nous pouvons lire des opinions appelant à la réorganisation de la diaspora, voire même à une « Constitution » de la diaspora, pour prendre en charge et promouvoir les idéaux nationaux indépendamment du gouvernement. C’est irréaliste et ineffectif. Il convient de rappeler que nos pays de résidence n’ont que faire de nos aspirations pan-arméniennes et ils n’y prêtent attention que si l’État arménien leur demande de le faire. Deux exemples soutiennent cette affirmation. Le premier est révolu : la diaspora s’est mobilisée pour défendre la condamnation pénale du négationnisme du génocide des Arméniens alors que le gouvernement arménien défendait dans les antichambres de la Cour européenne des droits de l’homme la liberté d’expression en concert avec la Turquie. Le second est actuel : la diaspora est mobilisée pour défendre le droit à l’autodétermination des Arméniens du Karabakh, alors que le gouvernement arménien considère ce sujet comme clos. Les gouvernements de nos pays de résidence choisiront toujours la position minimaliste défendue par le gouvernement arménien.

Il existe une menace extérieure, l’Azerbaïdjan. Elle est notoire, déclarée, et soigneusement entretenue. Mais la menace intérieure n’est pas moins dangereuse, elle est insidieuse car elle émane du gouvernement de la République d’Arménie. Elle pourrait conduire à priver la Constitution de toutes ses références historiques et idéaux nationaux. Le projet est présenté comme une mesure d’adaptation à un nouvel environnement géopolitique.

 

Qu’est-ce qu’une Constitution et à quoi sert-elle ?

Il convient de dire en premier lieu que tous les États n’ont pas de Constitution, au sens d’un texte codifié unique libellé comme tel. Les États-Unis, la France et de nombreux autres pays ont des Constitutions codifiées en un seul acte, mais le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, ou Israël n’en ont pas. Ils disposent de plusieurs « lois fondamentales » faisant office de « constitution ».

La Constitution est un document essentiel permettant à toute nation libre de déterminer sa philosophie sociale et de la traduire en objectifs visionnaires. Elle fournit des orientations sur le fonctionnement de l'État afin de protéger les droits et les intérêts de son peuple.

La Constitution se situe à l'intersection du système juridique, du système politique et de la société. Il est possible d’identifier deux principaux archétypes : la constitution procédurale et la constitution prescriptive. Une constitution procédurale définit la structure des institutions publiques et fixe des limites juridiques au pouvoir du gouvernement afin de protéger les processus démocratiques et les droits humains fondamentaux. Il contient peu ou pas de mention explicite de la formation d’une nation ou de principes philosophiques ou idéologiques fondamentaux. En revanche, une constitution prescriptive met en avant le rôle fondateur de la constitution en tant que « charte fondamentale de l’identité de l’État », qui joue « un rôle clé dans la représentation des objectifs finaux et des valeurs partagées sur lesquels un État est établi » (Hannah Lerner, 2011). Elle propose une vision collective d’une société selon les valeurs et aspirations partagées d’une communauté homogène. La mise en œuvre réussie d’une constitution prescriptive peut avoir un impact positif sur les efforts d’édification de la nation.

Le préambule, qui sert d’introduction, est une partie importante de la Constitution. Il s'agit d'une déclaration résumant les principales raisons et objectifs de la Constitution et faisant parfois référence à des événements historiques importants, à l'identité ou aux valeurs nationales.

Les fondateurs de la troisième République d’Arménie ont pris soin d’insérer un préambule à la Constitution qui définit cette vision nationale. Le peuple arménien prend pour base les principes fondamentaux et objectifs nationaux de la souveraineté arménienne fixés dans la Déclaration d'indépendance de l'Arménie. Celle-ci (adoptée le 23 août 1990) est donc le socle circonstanciel et visionnaire de la Constitution (adoptée le 5 juillet 1995).

Le préambule dit : « Exprimant la volonté unie du peuple arménien ; Conscient de sa responsabilité historique dans le destin du peuple arménien engagé dans la réalisation des aspirations de tous les Arméniens et dans la restauration de la justice historique ; Partant des principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme et des normes généralement reconnues du droit international ; Exercer le droit des nations à la libre autodétermination ; Sur la base de la décision conjointe du 1er décembre 1989 du Conseil suprême de la RSS d'Arménie et du Conseil national d'Artsakh sur la « Réunification de la RSS d'Arménie et de la région montagneuse du Karabakh » ; Développer les traditions démocratiques de la République indépendante d'Arménie créée le 28 mai 1918 ».

Nous pouvons remarquer que toutes les références historiques qui définissent l’État-nation arménien moderne et les aspirations de TOUS les Arméniens y sont présentes ainsi que la réaffirmation du droit des nations à l’autodétermination. L’article 11 de la Déclaration ajoute la nécessité de soutenir les efforts de reconnaissance internationale du génocide des Arméniens commis dans l’Empire Ottoman et en Arménie occidentale.

La Constitution arménienne s'inspire de la Constitution française de 1958 (des constitutionnalistes français ont conseillé lors de sa rédaction). Le préambule de cette dernière fait référence à des références historiques, celle des principes définis par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et celle du préambule de la Constitution de 1946 dont les principes s'inspirent largement du programme du Conseil National de la Résistance adopté le 15 mars 1944 avant la libération de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Conseil était dirigé par Charles de Gaulle, qui prononça un discours historique à Bayeux (Normandie) le 16 juin 1946. Il dessina le nouvel équilibre des pouvoirs qui se mettrait en place en 1958, défendant l'existence d'un État fort et souverain (De Gaulle résistait à l’influence exercée par les États-Unis dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Ils voulaient imposer leur vision à la France), garant de l'unité nationale et affranchi du jeu des partis politiques, source de divisions et de paralysie.

L'histoire de la Constitution française présente donc un parallèle étonnamment pertinent avec la situation actuelle de l'Arménie, un pays qui a désespérément besoin de cet esprit de résistance et d'unité nationale transcendant les partis politiques et les influences extérieures, notamment l'Occident qui pousse l’Arménie à rompre ses relations anciennes et stratégiques avec la Russie, sans apporter de garanties alternatives sérieuses ni de délai pour le faire.

 

La Constitution arménienne doit-elle être modifiée en raison des nouvelles circonstances géopolitiques ?

Le projet gouvernemental de modifier la Constitution est né des exigences de l’Azerbaïdjan ; Le premier ministre ne le cache pas (Cf. conférence de Presse, Radio publique d’Arménie, 31 janvier 2024). En effet, le régime parlementaire n’est pas remis en cause. La référence à la réunification du Haut-Karabakh avec l’Arménie est visée. Le fait même que ce soit l’Arménie qui ait lancé le débat sur ce sujet est une grossière erreur car les voisins hostiles ont saisi l’occasion pour exiger officiellement et publiquement cette nouvelle concession. Le premier ministre laisse entendre sans le dire expressément que la signature du Traité de paix avec l’Azerbaïdjan est conditionnée à la suppression de cette référence dans la Déclaration d’indépendance.

Il est paradoxal de constater que c’est le seul dirigeant arménien à avoir affirmé que l’Artsakh c’est l’Arménie et qu’il est celui qui veut maintenant éliminer cet idéal pour honorer un hypothétique respect mutuel de l’intégrité territoriale sur la base des frontières soviétiques. L’Azerbaïdjan n’est pas disposé à accepter la souveraineté de l’Arménie sur cette base territoriale. Déjà aujourd’hui il occupe 170 km2 de l’Arménie. Alors, pourquoi abandonner cet objectif visionnaire, légitime, voire légal ?

En effet, l'acte constitutionnel d'indépendance de la République d'Azerbaïdjan (18 octobre 1991) et son document diplomatique d'adhésion à l'ONU en 1992 vont à l'encontre des raisons avancées par le gouvernement arménien pour justifier l'abandon politique du Haut-Karabakh. Dans son article 2, la Déclaration d'indépendance de l'Azerbaïdjan déclare que la République d'Azerbaïdjan est l'héritière de la première République (28 mai 1918 – 28 avril 1920). L'acte d'indépendance ne délimite pas le territoire. L'article 3 précise que l'acte annule le Traité de l'URSS (30 décembre 1922), rejetant ainsi son héritage soviétique. La région du Haut-Karabakh est donc automatiquement exclue du territoire azerbaïdjanais de 1918-1920. Le 30 novembre 1920, le président du Comité révolutionnaire d'Azerbaïdjan reconnut le Haut-Karabagh comme faisant partie de l'Arménie soviétique. Cela a été confirmé par le Bureau caucasien du Parti communiste le 4 juillet 1921. Puisque l'Azerbaïdjan rejette toutes les décisions prises par le pouvoir soviétique, la décision du même Bureau caucasien de rattacher le Haut-Karabagh à l'Azerbaïdjan le 5 juillet 1921 est invalidée de fait et de jure.

Ainsi, en mettant en avant les dispositions du Protocole d’Alma-Ata, marquant la dissolution de l’URSS, l’exécutif arménien s’est lui-même sabordé.

Demain, la Turquie exigera-t-elle des modifications de la Constitution arménienne ?

Demain, la Turquie pourrait, elle aussi, demander officiellement (ce que certains hommes politiques turcs ont commencé à faire) une modification de la Constitution car la Déclaration d’indépendance contient la mention relative à l’existence d’un génocide, de surcroît en Arménie occidentale (cf. article 11 de la Déclaration d’indépendance).

Il est utile de rappeler que la Cour constitutionnelle arménienne s’est prononcée sur les Protocoles arméno-turcs signés à Zürich en octobre 2009.  Par une décision du 12 janvier 2010, la Cour considéra que les dispositions du Protocole "sur le développement des relations entre la République d'Arménie et la République de Turquie" dans la législation et la pratique juridique de la République d'Arménie, ainsi que dans les relations interétatiques, ne peuvent être interprétées et appliquées d’une manière qui contredit les dispositions du préambule de la Constitution de la République d’Arménie et de la Déclaration d’indépendance de l’Arménie, ni aux exigences de l’article 11 de la Déclaration d’indépendance.

La Cour constitutionnelle a fait l’objet d’une recomposition de ses membres dans le cadre d’une prise de contrôle par le parti « Contrat Civil ». Le dernier exemple illustrant la violation du principe de séparation des pouvoirs est celui de la nomination du juge Davit Balayan par l’Assemblée générale des Juges pour pourvoir un poste vacant à la Cour constitutionnelle. Le Parlement, dominé aux deux tiers par le parti Contrat Civil a refusé cette nomination, pourtant décidée par une majorité écrasante des juges. Il est donc à craindre que la Cour constitutionnelle, si jamais elle est saisie, ne suive les indications du pouvoir exécutif.

 

Modifier la Déclaration d’indépendance c’est annuler cette indépendance

Depuis quand un État élabore-t-il sa Constitution en fonction des injonctions de ses voisins ? Une telle opération relèverait d’une conception contraire au principe de souveraineté et aux intérêts nationaux pourtant proclamés. Le débat même autour de cette éventuelle concession peut avoir des conséquences désastreuses sur la politique étrangère et judiciaire actuellement menée par le ministère des Affaires étrangères et l'Agent du Gouvernement pour les affaires juridiques de la RA. Tous deux visent à consolider juridiquement et diplomatiquement le droit au retour de la population arménienne d’Artsakh sur sa terre. L’incohérence au sommet de l’État, consciente ou non, est un désastre national. Après l’abandon de l’Artsakh par la coercition, ce serait l’enterrement définitif du droit à l’autodétermination du peuple arménien de l’Artsakh.

Un État peut se former sur la simple base d’une Déclaration d’indépendance, et celle-ci fait office de loi fondamentale. C’est ce document qui établit la souveraineté nationale vis-à-vis de ses anciens administrateurs ou colonisateurs. Ce fut le cas de la Déclaration unanime des treize États unis d'Amérique en 1776, généralement appelée Déclaration d'indépendance des États-Unis vis-à-vis de la Grande-Bretagne. La Constitution des États-Unis ne sera adoptée qu’en 1787.

C’est aussi le cas en Israël , où ont été adoptées plusieurs lois fondamentales constituant l’État d’Israël. La Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël en 1948 vis-à-vis de son mandataire britannique est restée le seul texte « constitutionnel » jusqu’en 1958.

Même si je ne souscris pas aux récentes lois fondamentales israéliennes qui sont totalement contraires aux principes du droit international et aux résolutions des Nations Unies, il n'en reste pas moins que la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël illustre de manière pertinente ce qu'est un État-nation indépendamment de la notion de territoire.

La plupart des Arméniens aiment citer Israël comme exemple de réussite d’un petit État. L’État d’Israël a été formé pour regrouper une nation et représenter ses idéaux, et non pas sur les bases d’un territoire. Le territoire d’Israël n’est d’ailleurs pas défini, dans aucun document officiel. Le seul document où il est défini est la Charte du Likoud (parti de droite, héritier du parti sioniste révisionniste créé en 1925 qui veut établir un État juif sur les deux rives du Jourdain, incluant la Palestine mandataire, dont Gaza, et la Jordanie). Netanyahou, dirigeant du Likoud, déroule sous nos yeux ce projet.

En 2018, la Loi Israël , État-nation du peuple juif modifie les principes de la Déclaration d’indépendance en ce qu’elle reconnait Israël comme un État juif et l’hébreu comme la seule langue officielle (un régime d’apartheid car reposant sur une double discrimination : nationale et religieuse). Pour le reste, elle reprend la philosophie de la Déclaration de 1948 selon laquelle Israël est défini comme la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l'État d'Israël a été établi. Il est proclamé que L’État fera tout pour assurer la sécurité des membres du peuple juif en danger ou en captivité, par le fait de leur judaïté ou leur citoyenneté, agira avec la Diaspora de façon à renforcer les liens entre l’État et les membres du peuple juif ; et agira de façon à préserver l'héritage culturel, historique et religieux du peuple juif parmi les Juifs de la Diaspora. La Déclaration de 1948 se termine par une référence au « rêve poursuivi de génération en génération : la rédemption d’Israël ». Ce qui était utopie est devenue réalité.

Il ressort donc des déclarations d’indépendance d’Israël comme de l’Azerbaïdjan que ces actes constitutifs de l’État ne définissent pas les territoires administrés. Or, les deux États ont des visées manifestement expansionnistes. Le gouvernement arménien, à contre-courant, commet une erreur fondamentale en essayant de délimiter les frontières sur les bases soviétiques, celles-là même que l’Azerbaïdjan a récusées dans sa déclaration d’indépendance.

Il est peu probable que la politique du gouvernement arménien visant à rétablir la paix à tout prix avec l’Azerbaïdjan aboutisse positivement dans ces circonstances.

 

Le risque d’exclusion de la diaspora

La conséquence la plus grave de la révision constitutionnelle arménienne résiderait dans l’abandon des rêves et objectifs de la nation arménienne. Purger la Constitution de toutes ses références historiques qui concernent l’ensemble de la nation c’est mettre en péril l’existence même de l’Arménie car c’est limiter l’État arménien à la seule population résidant au sein des frontières de la République d’Arménie et en exclure le reste de la nation arménienne.

Deux commentateurs de ce projet soulignent les inconséquences et les risques de ce projet. Artak Beglaryan (ancien secrétaire d’État d’Artsakh) le considère comme très dangereux car il oppose artificiellement l’intérêt national et l’intérêt de l’État, alors qu’en réalité ils sont complémentaires et que l’État est le noyau et la citadelle de la nation. De plus il ôte la responsabilité nationale de l'État envers les 75 % de la nation (diaspora et Artsakh) qui se trouvent en dehors des frontières formelles de l'État. Le projet détruit les principes et symboles idéologiques qui constituent la base de l’identité nationale et il affaiblit considérablement le niveau de résistance du peuple, et a fortiori les possibilités de consolidation de ce dernier. Vahan Zanoyan (Cf. « Defining Nation and State », Armenian Mirror, 1er février 2024) retrace le parcours historique de la nation arménienne et de la formation de l’État et rappelle que la nation a eu une existence permanente alors cela n’est pas vrai pour l’État. Elle a survécu sans État pendant la majeure partie de son histoire. Pendant les siècles où il n'y avait pas d'État arménien, c'est la nation, avec son attachement inébranlable à sa culture, sa langue, sa littérature, sa foi, ses traditions, son héritage historique, sa mémoire collective et la conscience résolue de sa propre histoire, qui a gardé vivants l'espoir et la perspective d’un éventuel État.

C’est d’ailleurs cet espoir et l’idéal d’indépendance qui ont permis de résister aux soixante-dix années de communisme et empêcher la destruction d’une idéologie nationale.

L’abandon de l’État-nation porterait un coup de grâce démographique à une Arménie déjà en proie à une forte émigration. Les réfugiés d’Artsakh vont d’ailleurs grossir le flux de l’émigration faute de pouvoir retourner chez eux. Si l’Arménie ne représente plus les aspirations de l’ensemble de la nation arménienne, quel est l’intérêt pour les Arméniens de diaspora d’y investir et de s’y installer ? Les citoyens et résidents actuels de l’Arménie eux-mêmes déjà installés dans le doute auraient de bien meilleures options de vie en dehors de la République d’Arménie. En effet, si les seuls objectifs sont la paix et la prospérité économique, alors ils peuvent mieux les poursuivre en Europe, aux États-Unis, au Canada, voire même dans certains États du Moyen-Orient.

Si un État est à construire c’est bien un État-nation doté d’une idéologie et d’une identité fortes et représentative des aspirations de l’ensemble de la nation arménienne. La tendance lourde partout dans le monde, aux États-Unis comme dans la plupart des pays d’Europe, mais aussi en Russie, Turquie et Azerbaïdjan, est plutôt au renforcement des objectifs et identités nationaux. Le projet gouvernemental arménien, à contrecourant de cette tendance, annoncerait l’autodestruction de la République d’Arménie. 

Le premier ministre discutait récemment de la nécessité de construire un État, affirmant que celui-ci n’existait pas aujourd’hui. Cet État existe depuis 1918 mais ses serviteurs n’existent plus. Le service de l’État doit primer sur les intérêts politiques et les intérêts individuels. L’Arménie a manqué depuis son accession à l’indépendance en 1991 de serviteurs et d’hommes d’État. Les espoirs mis dans les nouvelles générations sont décevants. Celle au pouvoir semble au contraire être encore moins capable de servir l’État que les anciens cadres soviétiques. Le pouvoir et les privilèges qui sont associés au pouvoir semblent primer sur l’intérêt national. La modification constitutionnelle si elle devait intervenir ne diminuerait en rien les prétentions de nos belliqueux voisins, mais accélérerait de manière certaine la perte d’un État, patrie de tous les Arméniens. Perdre cet État-nation créé par les survivants du génocide parachèverait celui-ci.

L’urgence est de résister et de lutter contre ce projet, le neutraliser en empêchant la force politique au pouvoir et son « lider maximo » de le réaliser. Pour cela, il sera nécessaire de mettre en échec le référendum pour une nouvelle Constitution, si jamais il devait avoir lieu et élaborer un projet alternatif, soutenu par toutes les forces politiques qui souhaitent protéger les idéaux et territoires arméniens et restaurer une dignité et une souveraineté nationales. Il convient de créer tout de suite un Conseil pan-arménien de la résistance dotée d’une Charte réaliste mais sans concessions. Je suis disposé à coordonner et consolider tous les efforts dans cette direction.

 

(*) : Ancien Secrétaire général de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Docteur en droit et juriste-consultant en droit public international, Philippe Raffi Kalfayan est  également chargé de cours et chercheur associé au Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire à l'université Paris 2 Assas. Il a joué un rôle de premier plan dans les réformes institutionnelles de la justice en République d’Arménie de 1998 à 2013, en particulier au niveau de celles concernant la profession d’avocat.