Histoire tissée, comment le décodage de la symbolique arménienne fait revivre l’art du tapis traditionnel

Arts et culture
27.11.2025

La légende raconte que Jésus serait né sur un tapis qui, après la Nativité, aurait poursuivi son chemin jusqu’à Echmiadzin. Ce tapis aurait été doté de telles propriétés que le sultan ottoman, avant de partir en guerre contre les Perses, aurait demandé aux Katoghikos la permission de prier dessus. Pour Kyle Khandikian, un amoureux de la symbolique arménienne qui souhaite recréer ce tapis ignifuge, ce tapis est représenté sur le fronton de Noravank. Le fondateur de The Rug Code œuvre à perpétuer cet artisanat traditionnel, endémique à l’Arménie depuis plus de 4000 ans, grâce aux dernières tisserandes et fileuses du pays. Il contribue ainsi à pérenniser leur activité et à redynamiser leurs villages, lesquels sont souvent oubliés. Les tapis produits sont un concentré d'Arménie, qu'il exporte vers une clientèle internationale, de la diaspora, mais pas seulement.

 

Par Camille Ramecourt

La fabrication de tapis, partie de l’héritage immémorial arménien

L'Arménie tisse des tapis depuis des siècles. Bien avant l'époque chrétienne, des symboles ornaient déjà ces textiles, et après la christianisation, ils sont restés, certains se sont transformés, comme les croix et les étoiles. Les dragons, qui occupent également une place particulière dans le symbolisme arménien depuis l'époque païenne, peuvent aussi s’y retrouver. Ils ont donné leur nom de vishap au vishapagorg (tapis de dragon), un style considéré si spécifique et marquant par les historiens (W. Bode, A. Riegel) qu'il aurait influencé la palette des peintres européens au XIVème siècle. De nombreuses personnalités d'horizons divers (l'historien arabe Ibn Khaldoun au VIIIème siècle, le voyageur Marco Polo et le géographe Yacout au XIIIème) rapportent l'importance de l'Arménie en tant que centre de fabrication de tapis dans le monde. 

Malgré ce riche héritage, la fabrication de tapis en Arménie est un art en voie de disparition. Les pratiques artisanales arméniennes, comme la broderie ou le tissage de tapis, ont été balayées par le génocide et ses déplacements. Pour les Arméniens vivant en dehors de l'Arménie, la difficulté est de rester en contact avec les arts matériels de leurs racines. Néanmoins, comme nous l'avons vu dans un précédent article, les communautés arméniennes à l'étranger ont réussi à transmettre certaines traditions, telles que la broderie dans une certaine mesure à la génération suivante. Pour la confection de tapis, ce fut moins le cas, les outils étant plus volumineux et nécessitant plus d'espace. De plus, la fabrication de tapis arméniens reflète directement l'environnement naturel dans lequel les tapis sont fabriqués, à travers les motifs, la laine et les colorants qui proviennent également de la nature, de sorte que le fait d'être physiquement éloigné de l’Arménie entrave toute capacité créatrice.

 

Pour les Arméniens vivant en République socialiste soviétique d'Arménie, la fabrication de tapis a continué, mais l'URSS valorisait davantage la quantité que la qualité. Les pratiques traditionnelles dans les villages ont été remplacées par des usines, des machines et des colorants artificiels. 

 

Aujourd'hui, “la Turquie est connue pour ses tapis, mais les tisserands étaient arméniens et grecs. Les marchands achetaient des tapis faits à la main par des Arméniens, en Arménie occidentale (actuelle Turquie) et autres régions à population arménienne, puis les exportaient vers l'Europe depuis Constantinople, qui était alors une ville turque. Ainsi, ceux qui recevaient ces tapis en Europe les voyaient comme turcs, ignorant leurs véritables origines en tant que créations arméniennes”, indique Kyle Khandikian. 

Il considère son action comme partie de la lutte culturelle arménienne : "en tant qu'Arménien et en tant qu’humain on découvre des morceaux de cette civilisation qui nous a été enlevée. Nous vivons toujours avec les résultats de cet effacement”. Le fondateur de The Rug Code voit son travail comme sa contribution à l'existence de l'identité arménienne et à la reconnaissance due à l'Arménie comme l'un des plus anciens héritages de fabrication de tapis du monde. 

 

Une histoire de symboles fabriquée en Arménie

Déchiffrer les "codes", ou symboles, des tapis a sûrement joué un grand rôle dans l’investissement de Kyle Khandikian dans la sphère tisserande. Après une expérience malheureuse à Vernissage, où on a pu lui vendre un tapis turc en raison de son incapacité à reconnaître les symboles du textile, il s'est plongé dans l'étude de la signification et de l'histoire des symboles arméniens. 

Kyle a pensé à lancer un projet pour répondre à la conjonction de ces deux défis, préservation du patrimoine culturel arménien et connaissance des symboles. Lorsqu'il a voulu acheter un autre tapis, pour éviter de répéter l'erreur de Vernissage, il s’est rendu chez Goris Handmade, l'une des rares organisations de fabrication traditionnelle de tapis restantes en Arménie. Contrairement au marché d'Erevan, il y a trouvé une garantie de fabrication locale, car les tapis sont fabriqués sur place et seulement sur commande. Le collectif était si traditionnel qu’il n'avait ni catalogue, ni site web, ni stratégie marketing ou commerciale. Voyant ce potentiel, l'idée est apparue : 

 

"Joghovourt, est-ce que vous voulez travailler ensemble ?” 

Joghovourt, "peuple" en arménien

 

Et ce fut le début de The Rug Code. Après l'accident de Vernissage, l'entreprise sociale met l’accent sur la transparence, à propos de la signification et des créatrices de chaque pièce. Kyle travaille avec ses connaissances, ainsi qu'avec des experts des symboles ancestraux arméniens, et explique sur leur site les symboles de chacun des tapis présentés. 

 

Le volet éducatif était important pour moi, après Vernissage”, et lorsque l'entreprise sociale aura suffisamment de moyens, ils pensent à ajouter un programme d'enseignement dédié pour les curieux de symbologie, et un autre, pour la formation professionnelles des artisanes. Il présente au monde entier l'histoire de chacune de ses collègues "codeuses", tisseuses de tapis, en grande majorité des femmes : 

 

“Les femmes sont la principale mémoire de cette discipline, sans elles il n'y a plus rien.”

 

C'est un métier en voie de disparition “principalement parce qu'il n'est pas considéré comme une activité dont on peut vivre” souligne Kyle, et c'est pourquoi il essaie de créer un écosystème afin que les femmes soient suffisamment payées, condition nécessaire pour faire perdurer et développer la fabrication traditionnelle de tapis. 

Bien sûr, le savoir-faire de la fabrication de tapis arméniens n'était pas complètement perdu avant The Rug Code. Des entreprises renommées telles que Tufenkian et Megerian ont perpétué la tradition, la partageant à l'international “c'est en partie grâce à eux que nous sommes toujours représentés dans le monde”, remercie Kyle. Mais ces deux piliers du tapis arménien sont industriels, ils ont des usines, “nous sommes artisanaux" ajoute le fondateur de Rug Code. 

 

Une recette traditionnelle, du mouton à l'histoire racontée

The Rug Code représente les fabricants individuels de tapis, travaille avec eux et inclut d'autres artistes pour la conception du design. Toute la chaîne de production est traditionnelle et connue, pour une transparence absolue : seules des laines naturelles sont utilisées, la teinture est faite à la main à l'aide de colorants naturels d'origine végétale, et toutes les personnes impliquées sont connues, bergers, fileuses, tisserandes et teinturiers. Kyle Khandikian ne s'attendait pas à être si proche du terrain au début, mais il dut le faire, pour assurer la qualité d’une chaîne de valeur se déplaçant à travers le pays, afin d’adapter ces petites entreprises au marché international. 

La qualité est là, mais il y a encore de la place pour l'amélioration”, admet-il, par rapport aux pays leaders dans la production de tapis faits-main, “mais c'est juste une question de formation et de pratique”. Au long terme, The Rug Code vise les standards internationaux des leaders des tapis fait à la main, en termes de symétrie et de perfection, et que la production d'un “tapis imparfait” ne soit plus que le résultat d’une décision créative.

En attendant, Kyle garde une "pièce aux tapis" dans son appartement, où il stocke les échantillons et les produits imparfaits, comme autant de souvenirs documentant l'histoire en cours de The Rug Code et de ses codeuses. Toutes ces archives sont d'autant plus spéciales à notre époque “parce que tout va si vite et de manière si prévisible avec l'IA et les technologies”. Il y a toujours une embûche sur le chemin : “A un moment donné l'année dernière, il n'y avait plus de fil produit en Arménie , alors nous avons dû attendre, et tous nos clients ont compris.”

 

Chaque tapis est unique, par chaque fil, chaque nœud et chaque teinture, d'autant plus que celles-ci proviennent de petits lots de couleurs, ce qui rend impossible d'avoir exactement deux fois la même teinte. 

 

Et cette recette transparente et traditionnelle fonctionne : "nous avons prouvé que nous pouvions créer des œuvres d'art substantielles loin d'Erevan, en utilisant uniquement des sources naturelles. Le simple fait que nous le sachions est une bonne raison pour continuer le travail. Mais il y a aussi une demande pour nos produits”. Depuis l'ouverture de leur boutique en ligne en février 2024, ils ont vendu plus de 60 tapis, principalement aux États-Unis et certains en Europe. 

En plus de la tradition partagée via les techniques endémiques au pays, les motifs sont également utilisés comme une opportunité de partager le folklore et le patrimoine naturel de l'Arménie. Pour pratiquer la technique de tissage locale du shulal, les tisserandes et Kyle ont décidé de fabriquer un petit tapis, destiné aux enfants. Le tapis présentait une scène de vie champêtre, des costumes folkloriques et des animaux, notamment une cigogne, très commune en Arménie. “Il a été vendu en un jour, à un non-arménien ! Le plus grand compliment est de les atteindre” se réjouit Kyle. 

Face au succès du premier tapis pour enfants, The Rug Code en a produit une ligne entière, inspirée de contes.

 

Kyle nous a raconté celui du navet géant, avec lequel les tisserandes ont grandi. Un grand-père a planté une graine, qui a poussé en un navet si énorme, qu'il a dû demander l'aide de son épouse, de sa petite-fille et de divers animaux pour le récolter.

 

Cependant, l'ambition de The Rug Code va au-delà de préserver l'artisanat local et de le partager avec le monde : ils visent à combler le fossé entre tradition et art moderne.

 

Recette renouvelée cependant, pour faire rimer tapis artisanaux avec art moderne

La première sortie publique internationale de The Rug Code date d’octobre, pour l'édition 2025 de Carpet Diem. Pour l'exposition parisienne de textile contemporain, ce fut également la première occasion de voir représentée l’Arménie. Le tapis exposé pour cet événement a été tissé par la Noyemberyan House of Culture (maison de la Culture de Noyemberyan). Les femmes de l'atelier ont parlé à Kyle de leur tradition locale d'utiliser des fils non teints. Après avoir trouvé un tapis de la fin du 19ème siècle du nord de l'Arménie, près du ville de Noyemberyan, ils ont décidé de créer une collection contemporaine, en utilisant la technique des fils non teints, inspirée de celui-ci. 

 

 

Le nom de cette collection est Barana, le nom original de la ville et de la région avant l'URSS, incarnation parfaite de l'idée motrice de l’entreprise : “revenir aux racines tout en faisant du neuf”. Kyle, avec l'aide d'experts, a déchiffré la signification des symboles du tapis du XIXème siècle et les a confiés à Gohar Martirosyan, artiste née à Gyumri vivant à Paris, pour qu'elle les réinterprète.

L'exposition de 3 jours a également été une bonne occasion de se rassembler, à l’arménienne. "Tout le monde a été surpris que nous ayons pu rassembler une si grande communauté en dehors de l'Arménie !" se souvient Kyle, illustrant le rôle de la culture dans la structuration de la diaspora. 

L'exposition et le bouche-à-oreille dans la communauté ont contribué à faire connaître l'initiative The Rug Code. Kyle était très fier du travail acharné accompli par tout le collectif depuis deux ans : "nous avons pu exposer aux côtés d'Oksana Levchenya, que j'ai vue au Musée de l'Artisanat et du Design de San Francisco en février, c'était fou !". L'entreprise a connu une croissance organique depuis ses débuts, et l'exposition lui a apporté un agréable coup de projecteur. Cependant, ils ne prévoient pas de développer d'autres collections pour cette année, car ils souhaitent se concentrer sur la recherche de nouveaux investisseurs et partenaires, et à stabiliser leur modus operandi. 

 

Faire remonter à la surface le subconscient arménien

Le cœur arménien bat pour chaque tapis traditionnel, lentement mais sûrement. Il bat sans aucun doute chez Kyle Khandikian, c'est pourquoi la discipline a pris de telles racines en lui, que rien ne prédestinait à faire revivre cet artisanat. Né aux États-Unis, dans une famille peu versée dans les arts ou la culture, lorsqu'il est arrivé en Arménie avec Birthright en 2016, il n'avait rien de particulier en tête. C'est par l'omniprésence de ces morceaux d'histoire, dans les appartements, sur les murs, au sol, dans les musées, dans l'histoire de la diaspora, qu'il en est progressivement tombé amoureux. Et il a commencé à rêver de les produire lui-même : “en voyant tous ces tapis seulement en vivant ici, quelque chose s'est réveillé en moi” dit-il. 

 

Je vois des tapis partout, sur les différentes couleurs des pierres du mur d'un immeuble, sur le trottoir, je suis inspiré par les histoires arméniennes, les paysages, l'architecture, les traditions. Je n'étais pas particulièrement intéressé par l'art auparavant, mais les tapis sont le médium qui m'a amené sur ce terrain." dit-il en montrant les différentes nuances de rose d’un immeuble de la rue Saryan, chemise parsemée de fils de laine, de sa pièce aux tapis.

 

L’intérêt rencontré sur le terrain signale aussi que l'initiative est simplement l'émanation de quelque chose d'intrinsèquement vrai. The Rug Code a été incubé par CreativeArmenia, la collection de tapis pour enfants a été financée grâce à un Prix artistique & culturel de Birthright, et certains de leurs bénévoles ont contribué à la communication de l'initiative. L'enthousiasme résonne également à l'extérieur des frontières de l'Arménie. Le projet a reçu une subvention de l'UE pour l'économie circulaire via Impact Hub Erevan, qu'ils ont utilisée pour rénover les métiers à tisser inutilisés du ville de Noyemberyan (trouvés en faisant du porte-à-porte) pour développer leur équipement et en améliorer la qualité. L'un d'eux a même tissé le tapis de Carpet Diem, faisant revivre les racines pour créer du neuf. The Rug Code, étant une initiative récente, fonctionne essentiellement au rythme des commandes et des subventions, mais ils recherchent plus de stabilité, à impliquer plus de personnes et littéralement à ”sauver" plus de traditions, par des projets innovants. 

C’est le cas du tissage de feutre, tradition littéralement en voie de disparition, car Kyle n'en a trouvé que 4 experts dans toute l'Arménie, et alors qu’il en embauchait un pour former les codeuses, un autre est décédé. Le projet de tissage de feutre est cependant en attente, car le chantier principal de The Rug Code aujourd’hui est de recréer le tapis de la Nativité susmentionné, projet documenté pour le film Ապագա, (Tomorrow) d’Alexis Pazoumian. Kyle est un aficionado de tapis traditionnel, opiniâtre dans leurs détails : s'il ne peut “garantir la propriété apyre du tapis”, il travaille avec un expert en reconstruction de ruines pour sa conception, et savait que ce tapis devait naître dans le même village d'où proviennent les pierres de Noravank. Dans ce village, Khachik, il a trouvé une tisserande par son réseau, Sona Makaryan, qui a immédiatement accepté de contribuer au projet. Trop âgée pour le réaliser elle-même, elle a proposé de superviser le travail de sa voisine, Asya Harutyunyan, The Rug Code leur fournissant un nouveau métier à tisser. Comme tous les tapis arméniens, c’est devenu une affaire de famille.

"Les tapis sont un excellent moyen de raconter l'histoire de l'Arménie et des Arméniens, mais pas seulement. Il est le pays lui-même stricto-sensu : les moutons paissent l'herbe et boivent l'eau des montagnes d'Arménie. C'est un élément de l'Arménie qui peut être enroulé et transporté dans le monde entier, que ce soit sous nos pieds ou sur nos murs. C'est une œuvre d'art quotidienne que les gens utilisent et avec laquelle ils vivent.”