Les lundi 4 et mardi 5 novembre 2024, dans le cadre de la 6ème édition des Rencontres théâtrales francophones en Arménie, s’est tenue une conférence sur les dimensions spatio-temporelle et sociétale dans l’art et la philosophie d’Eugène Ionesco, organisée par Ani Janikyan et Lusiné Abgaryan. Entre l’Université d’Etat Valéry Brusov et l’Institut de Théâtre et de Cinéma d’Etat d’Erevan, en passant par l’Université française en Arménie, des spécialistes d’Arménie, de Roumanie, de France, de Belgique, de Pologne, d’Espagne, de Macédoine du Nord et du Vatican se sont réunis pour échanger sur les œuvres du grand dramaturge franco-roumain, représentant du théâtre de l’absurde.
Par Layla Khamlichi - Riou
La conférence s’est ouverte par des discours d’introduction sur la francophonie, dont celui d’Éric Poppe représentant pour l’Europe centrale et orientale de l’Organisation Internationale pour la Francophonie (OIF), qui a souligné l’engagement de l’OIF pour cet événement en Arménie, un symbole de diversité et de partage culturel francophone. Pour lui, la francophonie, qui rassemble aujourd’hui 320 millions de locuteurs, n’est plus simplement « la langue de Molière », mais un moyen de communication moderne et pluriculturel. Cette langue, qu’il appelle « la langue de Ionesco ou de Charles Aznavour », incarne les échanges entre jeunes d’Europe centrale et orientale, en permettant aux jeunes arméniens de se connecter au monde francophone. Poppe a insisté sur l’importance d’une francophonie en constante évolution, une langue enrichie par les cultures qui la portent et la modifient.
Les interventions des conférenciers, issues de disciplines diverses, ont chacune apporté un éclairage unique sur le parcours et l’œuvre de Ionesco. Le programme était dense, et permettait aux participants d'explorer l’auteur sous des facettes à la fois nouvelles et complémentaires. La question de la réalité et de son interprétation, notamment, a dominé les débats. Les paradoxes dans les pièces de Ionesco, où chaque affirmation semble vérifier son contraire ont été discutés. Cette approche a souligné la précarité de toute certitude dans l’œuvre de l’auteur.
La dimension biographique a également occupé une place importante : l’enfance de Ionesco, tiraillée entre la France et la Roumanie, et son expérience des tensions politiques du XXe siècle ont été des thèmes récurrents. Ce contexte personnel et historique permet d’éclairer le regard critique et la satire sociale qui imprègnent des œuvres telles que Rhinocéros ou La Cantatrice chauve. Ces pièces ont été analysées comme des miroirs des sociétés conformistes et aliénantes de l’époque, avec des thématiques qui restent pourtant d’une étonnante modernité, que ce soit face au poids des normes sociales ou à l’érosion du langage dans la communication quotidienne.
Le théâtre de l’absurde a ensuite été analysé dans ses dimensions plus philosophiques. Les échanges sur le lien entre l’absurde et la crise de l’existence humaine ont permis d’établir des passerelles entre le théâtre de l'absurde et des courants littéraires comme le dadaïsme, le surréalisme et l'existentialisme, en passant par de grandes figures littéraires comme Caragiale, Urmuz, Jarry, Artaud et Beckett, offrant ainsi aux participants un cadre d’analyse plus large pour comprendre l’impact de Ionesco dans le théâtre moderne. En outre, l’importance de l’acteur a été soulignée comme essentielle dans cette dramaturgie ; selon les intervenants, le comédien dans l'univers d'Ionesco n’est pas un simple interprète mais un élément actif, capable de susciter chez le public une prise de conscience de l’absurdité et de la fragilité de l’existence.
Durant cet événement, nous avons eu la chance d’interroger Aurora Martin, Professeure à l’Institut des langues roumaines, de l’Université d'État Valéry Brusov d'Erevan. Cette dernière a abordé avec profondeur et sensibilité le parcours de vie d'Eugène Ionesco, marquée par des allers-retours entre la France et la Roumanie dès son enfance, ce qui a influencé son rapport complexe à l'identité. La quête de liberté et la révolte intérieure dans les personnages de Ionesco sont autant de reflets de ses propres luttes et aspirations. Elle a décrit ces figures théâtrales comme des « révoltés ingénus » pris dans un monde où ils « n'ont pas la liberté de choisir » et subissent « l’oppression du pouvoir, la pression de l'autorité. » Ce manque de liberté, selon elle, crée une angoisse palpable, écho de celle ressentie par Ionesco lui-même, qui a dû vivre dans une Roumanie marquée par l'autoritarisme et le totalitarisme, périodes de sa vie « obligée de tourner dans un pays qu'il n'aimait pas. »
Quant à la pertinence de l'absurde dans notre société moderne, Mme Martin a rappelé que le théâtre de Ionesco et sa vision de l’absurde sont d’actualité en raison des tendances nationalistes croissantes en Europe : « Il faut toujours faire attention, parce que la liberté s'obtient très difficilement… il faut travailler pour maintenir la liberté chaque jour. » Pour elle, la menace d’un retour de l’absurde politique, symbolisé par l'arrivée au pouvoir d’Hitler, reste possible, ce qui impose une vigilance constante : « L'absurde est parfois visible et à côté de nous. »
Elle a enfin souligné l’importance du théâtre de Ionesco pour la francophonie, qui réunit les spectateurs au-delà de leurs histoires nationales, car « l'absurde, il y a dans la vie de chaque individu, » qu’ils aient vécu sous un régime totalitaire ou non. Martin a conclu sur le fait que le théâtre de Ionesco encourage une mémoire collective et pousse les sociétés à apprécier et protéger leur liberté actuelle.
En examinant comment les œuvres de Ionesco explorent la solitude, la révolte et l’aliénation, les participants ont souligné leur portée universelle et intemporelle. En fin de compte, les discussions ont mis en lumière la manière dont ces pièces interrogent la liberté individuelle, thème central dans un monde de plus en plus confronté à des tensions politiques et sociales.