19 septembre 2024 – leur tragédie continue

Actualité
19.09.2024

Un an après le nettoyage ethnique du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan, les Arméniens d'Artsakh se débattent dans les problèmes de logement et les difficultés quotidiennes mais rêvent tous de retourner sur leur terre et celle de leurs ancêtres.

 

« Lorsque les enfants perdent leur père, ils peuvent trouver du réconfort auprès de leur mère, mais lorsqu'ils perdent leur mère, ils ne peuvent pas trouver de réconfort auprès de leur père », Artak Vardanyan, 38 ans, évoque la tragédie de sa famille. Il y a un an, sa femme est morte dans l'explosion du dépôt d'essence d'Askeran (*). Artak élève désormais seul leurs quatre jeunes enfants.

La famille Vardanyan est originaire du village de Sznek, non loin d'Askeran. Après que leur village est passé sous le contrôle de l'Azerbaïdjan à la suite de la guerre de 2020, ils ont déménagé à Stepanakert et loué une maison. Pendant les neuf mois de blocus qui ont suivi, Artak et sa femme Narine se sont démenés pour trouver la nourriture et les produits de première nécessité pour leurs enfants. Narine ou ses deux enfants les plus âgés, Zoya et Davit, n'ont pas échappé aux longues queues pour obtenir le pain rationné.

Le 19 septembre 2023, lorsque l'Azerbaïdjan a lancé son offensive, la famille, comme beaucoup d'autres, a dû faire face à la triste réalité d'être forcée de quitter l'Artsakh. A la recherche de carburant, Narine et Zoya ont refait la queue devant les stations-service, mais aucune n'avait reçu d'essence depuis longtemps. Le 25 septembre, Zoya est rentrée chez elle avec l'instruction d'attendre sa mère tandis que celle-ci se rendait au dépôt de carburant. Ce fut la dernière conversation entre la mère et sa fille.

L'explosion de l'entrepôt de carburant, conséquence tragique du siège et de l'offensive militaire azerbaïdjanaise aurait coûté la vie à 220 personnes, dont 22 sont toujours portées disparues et plus de 300 blessés. Narine fait partie des victimes. Au moment de l'explosion, Artak était également à la recherche de carburant pour évacuer sa famille.

Après avoir perdu sa femme, Artak, ses quatre enfants et son père ont été déplacés de force avec toute la population d'Artsakh.

Repartir à zéro, encore une fois

À son arrivée en Arménie, Artak Vardanyan a entamé un parcours difficile en déménageant d'un endroit à l'autre avec ses enfants. Cinq fois depuis un an. Ils ont fini par trouver une maison qu'ils louent dans la ville d'Abovyan à une dizaine de kilomètres d'Erevan. Ils trouvent la maison et son jardin confortables, elle est en vente, mais la famille n'a pas les moyens de l'acheter.

La famille reçoit 50 000 drams par mois de l'État pour le loyer et l'aide supplémentaire apportée aux parents isolés. Cependant, ce montant ne couvre pas toutes leurs dépenses. Artak a eu du mal à trouver un emploi stable, car il doit s'occuper de ses enfants. Zoya, Davit et Marat commencent l'école cet automne. Zoya, 11 ans, se souvient que l'année dernière, ils n'ont pas pu obtenir de fournitures scolaires en raison du blocus, mais que leur mère les a réconfortés.

Zoya, David, Marat et Tigran montrent leurs stylos et cahiers. Trois d'entre eux iront à l'école à Abovyan cette année. « J'ai appris à cuisiner le khashlama avec ma mère et même les khorvats », dit Zoya avec tristesse. Elle se sent le devoir d'aider son père et ses jeunes frères. Son frère Tigran, âgé de trois ans, cueille parfois des fleurs dans la cour et les place devant la photo de leur mère, ce qui la bouleverse à chaque fois.


Zoya, David, Marat et Tigran Vardanyan

Zoya aimerait qu'ils puissent retourner en Artsakh, mais elle doute que cela soit possible un jour. Son père lui dit qu'il doit faire face à des problèmes difficiles et qu'il travaille dur; chaque jour; pour offrir un avenir meilleur à ses enfants.

Artak se souvient avec émotion de sa vie passée dans son village ville natal de Sznek, où il était professeur d'échecs et où sa femme travaillait comme infirmière. Ils élevaient des abeilles et faisaient pousser des légumes dans leur grand jardin potager. Ils ont laissé tout cela derrière eux lorsqu'ils ont été déplacés une première fois. Après la guerre des 44 jours ils ont continué l'apiculture à Stepanakert. Aujourd'hui, alors qu'il repart à zéro pour la troisième fois mais sans sa femme, Artak souhaite avant tout trouver un logement stable pour sa famille.

Selon le programme d'aide au logement mis en place par le gouvernement arménien, environ 25 000 familles d'Artsakh sont censées recevoir une aide. Le programme comporte trois options selon les cas. La famille Vardanyan peut prétendre à une aide dans le cadre de l'une d'elles, mais elle ne correspond pas à sa situation. Les Vardanyan peuvent ont reçu 18 millions de drams, bien insuffisants pour acheter une maison, même en dehors d'Erevan.

Artak espère trouver un travail qu'il pourra concilier avec ses responsabilités familiales. Il s'intéresse à un programme de soutien dans le secteur de l'apiculture, un domaine dans lequel il possède connaissances et compétences.

Des aides chiches et inadaptées

Le programme de logement proposé par le gouvernement est loin de répondre aux besoins. Selon le ministère arménien du Travail et des Affaires sociales, au 15 juillet, 285 familles déplacées d'Artsakh avaient demandé à en devenir bénéficiaire. Seules 29 demandes ont été approuvées. Les autres seraient encore en cours de traitement, certaines ayant été rejetées pour cause de non-conformité aux exigences requises. Pourtant, 96 696 personnes déplacées de l'Artsakh ont reçu un certificat de protection temporaire et, au 4 septembre, 4 300 ont demandé la citoyenneté arménienne.

Liana Petrosyan, militante sociale pour les résidents déplacés de l'Artsakh ("We are Artsakh"), critique vivement le programme de logement. Elle pense qu'il est « voué à l'échec », imposant plus de règles et d'exigences qu'il n'apporte d'aide, et relève plusieurs problèmes notamment ses règles confuses et un traitement inéquitable. Par exemple, les définitions des termes « victime » et « survivant » ne sont pas claires. Selon Liana Petrosyan, les personnes déplacées sont confrontées à des problèmes permanents, de longues attentes pour l'enregistrement, la restitution des documents, l'obtention de la citoyenneté et de nouvelles questions surgissent régulièrement.

« La reconnaissance de l'expérience professionnelle antérieure et l'obtention de la citoyenneté sont compliqués en raison souvent de l'absence de documents. Leur remplacement prend du temps et de l'argent. De nombreuses personnes qui avaient un emploi en ne sont plus employables en Arménie. Les programmes d'État conçus pour aider à trouver un emploi n'ont pas été efficaces ». Liana Petrosyan ajoute que le soutien social semble également être réparti de manière inégale, avec un traitement différent pour les personnes déplacées en 2020 par rapport à celles de 2023.

Arevik Harutyunyan comprend les problèmes auxquels sont confrontés les Arméniens de l'Artsakh déplacés de force, non seulement par son travail, mais aussi par son expérience personnelle. Cette femme de 40 ans, mère de deux jeunes enfants, a connu une réorientation de sa carrière à la suite de la guerre de 2020.Pendant 17 ans, elle a exercé comme professeur à l'université technologique de Shushi. Cependant, après la guerre de 2020, elle a décidé d'exercer une nouvelle profession, celle d'assistante sociale. « Après la guerre, tout a changé. Avec autant de personnes déplacées à l'intérieur du pays, j'ai réalisé que nous avions besoin d'un moyen efficace d'évaluer leurs besoins et d'apporter des solutions ».

De nombreux travailleurs sociaux d'Artsakh ont passé leur diplôme dans les conditions difficiles du blocus. Ils étaient conscients des circonstances difficiles auxquelles ils allaient être confrontés, mais n'avaient jamais prévu qu'ils travailleraient bientôt en dehors de leur pays. Arevik Harutyunyan travaille au centre de réhabilitation "Lady Cox", anciennement de Stepanakert et qui a rouvert ses portes à Erevan. Elle participe également à divers programmes menés par des organisations humanitaires locales et internationales, axés sur les personnes handicapées.


Arevik Harutyunyan avec sa fille, Marianna, 15 ans, et Aleksandr, 6 ans, à la fondation Luse, à Erevan, qui héberge le centre de réhabilitation Lady Cox de Stepanakert

L'université technologique de Shushi a également pu réouvrir à Erevan, où une centaine d'étudiants, déplacés d'Artsakh pour la plupart, étudieront cette année. Les professeurs sont également d'anciens membres du personnel de l'université d'origine. Pendant la guerre de 2020, 54 étudiants de l'université technologique de Shushi ont perdu la vie. Malgré les difficultés, Arevik a continué à enseigner pour le bien des survivants. Même sous le blocus, les laboratoires de l'université produisaient du vin et du fromage, qu'ils ont laissés derrière eux.

Réfléchissant aux problèmes d'éducation auxquels sont confrontées les personnes déplacées, Arevik Harutyunyan a déclaré que les familles des étudiants dont les frais de scolarité étaient couverts par le gouvernement d'Artsakh, puis par le gouvernement arménien, ne savent pas si ces frais seront toujours remboursés à l'avenir. Cette incertitude les empêcherait de décider ou non de la poursuite des études de leurs enfants.

Quant au programme de logement, la famille Harutyunyan pourrait prétendre à 12 millions de drams, ce qui est insuffisant pour acheter un appartement. Le mari d'Arevik, qui travaillait comme secouriste au sein du ministère des urgences d'Artsakh est aujourd'hui employé dans le secteur de la construction. Bien que les deux conjoints travaillent, ils ne peuvent accéder au programme de prêts hypothécaires en raison de leur niveau de revenu. « Les difficultés sont nombreuses », reconnait Arevik. « Nous avons laissé derrière nous tout ce que nous avions construit, et nous devons maintenant repartir de zéro - acheter des produits de base, des appareils ménagers, couvrir les besoins éducatifs de nos enfants... »

En tant qu'assistante sociale, Arevik est souvent en contact avec des familles dans le besoin. Leurs problèmes sont graves : si elle-même et son mari peuvent travailler, de nombreuses familles ont perdu leur principal soutien de famille dans les guerres, les explosions, ou peinent à trouver un emploi. Certaines familles ont également des parents handicapés qui nécessitent des soins particuliers.

Elle affirme cependant que le logement reste le principal problème de toutes les familles. « Beaucoup craignent que le gouvernement ne mette fin au programme d'aide au loyer en décembre. Ils seront vite tentés de partir à l'étranger ». Arevik est convaincue qu'un programme de logement plus réaliste pourrait aider de nombreuses personnes déplacées à rester en Arménie.

En réfléchissant à sa vie en Artsakh, Arevik Harutyunyan a le sentiment d'avoir laissé derrière elle ses rêves, son cœur et son âme. Elle se souvient avoir organisé un dernier événement avec ses étudiants, intitulé « Peintre, dessine l'Artsakh », peu avant l'exode forcé. La dernière photo qu'elle a prise est celle de l'église de son village, Berdadzor.

Elle garde l'espoir qu'un jour ils retourneront en Artsakh, bien qu'elle ne sache pas comment ni quand cela se produira. « Je vis et travaille avec cet espoir tous les jours ».


Dernière photo d'Artsakh

Source : The Armenian Weekly - Siranush Sargsyan