Alain Alexanian, le chef franco-arménien de la cuisine éthique.

Arménie francophone
21.06.2024

Alain Alexanian, chef cuisinier Lyonnais franco-arménien, participait début juin aux "Gastronomic Days" d’Erevan, organisé simultanément avec le festival "Yerevan Wine Days", à Erevan.
Par Darya Jumel

 

Il a confié au Courrier d'Erevan sa vision de la cuisine arménienne...

 

En quoi votre héritage familial et culturel arménien a-t-il façonné votre carrière de chef cuisinier ?

Je suis Alain Alexanian, je suis français, mais, effectivement, avec une part d'héritage arménien dans mon identité. J’ai donc grandi en France, dans une famille marquée par le génocide de 1915, et élevé avec l'idée de devenir un bon citoyen français, tout en préservant notre identité arménienne. À travers les plats de ma grand-mère comme la poule au pot toujours servi avec du riz à l'arménienne, je me reconnectais à mes deux cultures. À 14 ans et demi, après une formation préapprentissage à Lyon, j'ai obtenu mon CAP cuisine, m'ouvrant les portes d'une carrière qui deviendra internationale. Pendant mes diverses expériences, d'abord à l'armée, puis au sein des prestigieux ‘’Relais & Châteaux’’ ainsi que dans les restaurants que j'ai fondés, j'ai toujours, d'une manière ou d'une autre, intégré la cuisine arménienne à mes menus.

 

Comment votre première expérience en Arménie, il y a quinze ans, vous a-t-elle poussé à faire évoluer la gastronomie de ce pays ?

Il y a quinze ans, on m'a invité à Erevan pour animer des ateliers culinaires afin de transmettre les normes de la gastronomie française.

J'ai accepté de piloter une formation cuisine auprès d'un groupe de chefs cuisiniers arméniens, mais j'ai insisté pour que cela se déroule au Karabakh. J'étais attiré par la personnalité des paysans locaux, la fertilité de la terre noire et l'abondance d'eau dans cette région. Pendant deux mois, nous avons travaillé à Shushi dans un établissement formant des élèves dans le secteur du bâtiment. Ma seule condition pour participer à cette initiative était que la moitié du groupe soit composée de femmes. J'ai été accompagné par un maraîcher français, Gérard Essayan, qui a partagé ses connaissances sur divers aspects tels que l'utilisation des récoltes hivernales, l'agencement des cultures florales, la gestion de l'ombrage des arbres, la qualité du sol et leur compatibilité avec certaines sortes légumes pour une croissance optimale. Un paysagiste s'était également joint à nous, et nous avons donc entrepris cette expérience à trois, avec la volonté de fusionner agriculture, plantation, écologie et cuisine régionale. Cette première expérience était un pont entre nos deux cultures, française et arménienne, et elle a marqué le début de mon envie d'enrichir les pratiques locales en Arménie.

 

« Les habitudes ancestrales ont forgé une identité arménienne solide, mais

elles rencontrent des difficultés à se transformer en une cuisine moderne

qui préserverait les ressources naturelles du territoire ».

 

Quelles sont les atouts culinaires de l'Arménie au niveau des produits que l'on y trouve ou que l'on y cultive ?

Les abricots bien sûr, pour commencer ! Leur production est célèbre en Arménie et leur gout est unique. Ils peuvent être transformés pour créer un dessert purement local. Lors d'un atelier culinaire que j'ai mené, j'ai décidé de partager cette recette originale : abricot cuit, avec un ajout de croustillant et de cognac sur le gâteau d'abricot. Cette idée simple s'est transformée en un dessert qui a surpris les chefs locaux. J'ai découvert également que le cochon d'ici est sans doute l'un des meilleurs au monde en raison de son caractère sauvage. Cependant, la tradition de le cuire uniquement en grillade, qu'ils appellent le khorovatz , n'est pas idéale pour la santé. J'ai donc proposé sa transformation vers une cuisine plus saine et diversifiée, mais je me suis heurté à la résistance psychologique des cuisiniers locaux, très attachés à leurs méthodes traditionnelles. De mon point de vue, les Arméniens sont avant tout des cuiseurs, ce qui rend parfois difficile l'introduction de nouvelles techniques de transformation.

 

Comment créer une identité gastronomique moderne en se réfèrant uniquement aux terres de cette région du Caucase ?

Pour répondre à ce défi, j'envisage l'ouverture d'une nouvelle école culinaire pour la jeunesse, visant à améliorer les normes d'hygiène, promouvoir la diversité des genres et encourager la créativité en cuisine. Je souhaite intégrer les traditions ancestrales tout en favorisant les produits locaux et mettre fin à l'importation de produits étrangers, notamment turques, comme la tomate. J'ai récemment rencontré Arevik Martirosyan, une cheffe renommée qui revisite avec finesse la gastronomie arménienne traditionnelle. Elle est cheffe principale du Tsaghkunk Restaurant & Glkhatun dans la province du Gegharkunik . Elle met en avant des plats comme le corégone du lac Sevan avec des pommes de terre bio. Ses plats sont délicieux.

De plus, les initiatives de sauvegarde des aliments sont au cœur de mes préoccupations. Face au changement climatique en Europe, où certains légumes sont menacés, l'Arménie devient un territoire clé. Mon objectif est d'étudier les légumes et les graines locaux pour repenser l'agriculture en Occident. J'entame à ce titre une collaboration avec Arter, une entreprise agricole en formation, afin d'explorer les ressources du Marz de Gegharkunik.

 

« La plupart des produits achetés ne sont pas d'origine arménienne, et il est crucial

d'assurer la transparence sur leur provenance, principalement de Turquie.

Une loi devrait être instaurée pour résoudre cette problématique ».

 

Que désirez-vous transmettre à la communauté arménienne ?

Ce que j'essaie de transmettre à cette communauté, c'est que l'importation de fruits hors saison pollue considérablement notre planète, et manger de saison permet également de lutter contre l'utilisation d'engrais chimiques sur les terres agricoles. En France, la cuisine connaît une évolution tous les 100 ans, mais ce n´est pas le cas en Arménie. Aujourd'hui la présence de plats méditerranéens dans les restaurants arméniens, tels que les Manti par exemple, ne résulte pas d'une évolution culinaire locale, mais plutôt d'une influence héritée de l'Empire ottoman, transmise aux arméniens descendants du génocide qui ont simplement souhaité retrouver ces saveurs dans leur capitale. C'est aux Arméniens d'ici d'imaginer ensemble leur propre cuisine du futur.

 

Pour Alain Alexanian, il est essentiel que ses engagements culinaires s'inscrivent dans une démarche humanitaire, sociale et économique pour le pays. Les bénéfices d'une de ses performances ont permis à deux familles du Karabakh d'acquérir une maison, une initiative qui lui tient particulièrement à cœur. Il envisage de suivre leur situation à long terme pour garantir leur bien-être et faciliter leur intégration dans leur nouvelle communauté.