Instruire et éduquer

L'édito du mois kasa
18.05.2021

Pour transformer son destin en destinée

Monique Bondolfi, présidente de KASA

Ce n’est pas aux Arméniens que l’on rappellera l’importance de l’instruction, eux qui ont de tout temps misé sur la formation de leurs enfants, n’hésitant pas à vendre leurs biens les plus chers pour permettre à leur progéniture de faire des études et ne cachant pas leur légitime fierté d’être, au sein de l’ex-URSS, le pays comportant le plus d’intellectuels et de cadres. Mais aujourd’hui la priorité est moins d’accorder une place de choix à l’école que de se demander quel système pédagogique développer, quelles valeurs privilégier pour répondre aux défis actuels et futurs.

Question initiale : quel but visons-nous ? Préparer des soldats et des mères pondeuses, comme nous le déclarait péremptoirement une directrice de lycée ? Formater des cerveaux ? Des athlètes ? Des millionnaires ? Ou des personnes harmonieuses, dans une perspective holistique dirions-nous volontiers, en déclinant les pronoms personnels. Du JE, tant physique, affectif qu’intellectuel, au TU relationnel, des amitiés et des amours, dans la perspective du IL, la société, à la fois indispensable et interpellante, pour construire un NOUS - ensemble - alliant reconnaissance de chaque identité et souci du bien commun.

Vaste programme, qui implique de repenser notre approche méthodologique : INSTRUIRE reste certes primordial - apprendre à lire, à écrire, à compter, à observer. Mais, tout autant, ÉDUQUER - étymologiquement tirer de - c.à.d. amener la personne en formation à exprimer ce qu’elle a compris, ce qu’elle a trouvé, mieux ce qu’elle peut inventer. Indispensable aller-retour entre apprentissage et création, ingestion et digestion, théorie et pratique. Alors comment y parvenir ? Devons-nous continuer à garder nos bambins coincés sur des bancs d’école des heures durant, alors qu’ils sont avides de bouger, d’expérimenter, de participer ? Nous pouvons certes admirer l’incroyable mémoire des Arméniens, traditionnellement drillés à apprendre par cœur et à répéter parfaitement ce qui leur a été dicté, et souhaiter qu’ils ne perdent pas ce précieux atout. Mais notre monde en rapide mutation exige tout autant de stimuler leur capacité d’innovation.

D’où l’importance de développer de nouveaux outils pour nous libérer du carcan d’impératifs scolaires peu attentifs à la personnalité des élèves. Cela commence par le jeu : l’enfant y développe sans s’en rendre compte de nombreuses capacités de débrouillardise, de finesse, de calcul. Puis continue par de nombreuses approches non-formelles, qui encouragent la souplesse intellectuelle, la multiplication des points de vue. Et prend en compte l’apport des nouvelles technologies, qui ouvrent un univers infini. Car aujourd’hui il s’agit moins d’acquérir quelques savoirs vite obsolètes que d’être capable à tout moment de sélectionner ce qui nous est utile pour bien vivre. Bref d’apprendre à voir et discerner pour agir.

Démarche qui peut se décliner en trois étapes :

  1. Observer : être attentif à la réalité sous toutes ses coutures, du plus proche, sa maison, sa rue, au plus lointain, au-delà de nos frontières. Saine curiosité, souvent plus ou moins inconsciemment censurée, par souci de ne pas marcher sur le pré du voisin ou de s’attirer des ennuis, qui nous prive d’une joyeuse ouverture à l’autre. Mais qui implique que nous chaussions de bonnes lunettes pour ne pas passer à côté de ce qui se vit en nous blottissant frileusement dans notre bulle.
  2. Analyser et choisir : comprendre ce qui structure cette réalité, ce que nous voulons en garder ou au contraire laisser de côté, et les motifs de nos préférences. Opérer une saine sélection au nom de ce qui nous tient à cœur, pour éviter de papillonner et de nous disperser. Démarche fondamentale alors que tout nous est offert sans discernement, à l’état brut. Bref, préciser les valeurs qui orientent notre regard et nous permettent de garder le cap.
  3. Agir : traduire en actes ce vers quoi nous voulons aller, nous fixer des critères d’intervention et de changement, nous imposer un calendrier, une marche à suivre, en alliant rigueur pour aller au bout et souplesse pour accepter de nous remettre en question et faire face aux imprévus…

Mais, rétorquerez-vous, cela n’est-il pas l’œuvre de toute une existence ? Certes, et cela signifie entre autres que la formation ne peut plus être le seul fait de l’enfance et de l’adolescence. C’est notre vie durant que nous devons continuer à découvrir et à discerner. Dans l’enfance, lestés d’une grande capacité d’apprentissage, nous acquérons les outils de base, mais ensuite, au fil des années, nous sommes appelés à renouveler nos grilles de lecture. Et pas seulement dans le domaine professionnel. Alors oui, accordons une place de choix à la formation permanente, pour rester en adéquation avec notre monde en si rapide évolution.

Pendant longtemps, et particulièrement dans l’Arménie ex-soviétique, la cohésion sociale passait par l’imposition d’un modèle unique, au service exclusif de la collectivité, en effaçant, voire écrasant l’expression personnelle.  Aujourd’hui une certaine économie néo-libérale tendrait à placer sur un pinacle les réussites individuelles, dussent-elles écraser la majorité des autres : vive ceux qui jouent des coudes pour s’imposer et sus aux autres. Un modèle méprisant, dans lequel tout est bon pour gagner, y compris les fake news. À nous de choisir résolument une troisième voie, qui encourage l’essor de chaque personne en gardant le souci du bien commun. Ici la créativité n’apparaît plus comme la volonté de se distinguer orgueilleusement pour régner, mais comme un outil responsable au service de ses frères. Une urgence pour une Arménie qui défiera d’autant mieux l’adversité qu’elle dépassera ses tentations claniques pour viser un projet solidaire, forte de son riche potentiel humain, afin de transformer son destin en destinée. Avec le penseur et psychanalyste français Maurice Bellet, expérimentons chaque jour que ce qui reste, c’est ce qui vient !