Quand le peuple est roi

L'édito du mois kasa
23.09.2020

Le roi est mort, vive le peuple : sous des formes diverses des gouvernements de tous ordres revendiquent leur légitimité du peuple.

Peuple, terme à sens multiples 1) : recouvre-t-il l’idée commune de nation ?

De civilisation ? De même origine ethnique ou culturelle ? 

Et surtout de quelle légitimité peut-il se prévaloir pour fonder ou détrôner le pouvoir ?

Par Monique Bondolfi, présidente de KASA

La civilisation grecque, déjà, propose un modèle démocratique, en réponse à l’aristocratie - le pouvoir d’un seul ou d’une élite - et à l’oligarchie - le pouvoir des plus forts en richesses ou en forces, les deux étant souvent alliés -. Le demos, ce sont tous les citoyens libres - mais en fait une toute petite minorité face aux esclaves et aux étrangers - qui se battent pour plus de justice et d’égalité.

Plus près de nous temporellement et spatialement, au milieu du XIXème siècle et en France, Michelet reprend à son tour le panégyrique du peuple, sève nouvelle, qu’il estime indispensable pour contrebalancer le bavardage des élites cultivées.

Victor Hugo et bien d’autres romantiques lui feront écho, alors qu’en parallèle de multiples peuples se soulèvent, des Balkans à l’Allemagne, en quête de leur unité nationale.

 

Du peuple au populisme

Mais au XXème siècle le peuple devient aussi l’otage de dictateurs qui, sous couvert de le servir, l’utilisent de façon éhontée. On glisse du peuple au populisme, un - isme ravageur de plus -, lequel prend plaisir à faire hurler les foules pour mieux les écraser ensuite, à commencer par les minorités, toujours opprimées, juifs, roms, étrangers, femmes, handicapés, vieillards…

Cela continue de nos jours : ainsi maints régimes feignent de séduire les foules en leur proposant du pain et des jeux, pour mieux les réduire au silence. Le peuple devient l’otage des intérêts de quelques-uns, qui le font taire en l’inondant de biens de consommation inutiles, voire destructeurs de la planète.

Faut-il alors se méfier de la cécité du peuple, toujours prompt à manifester sans en avoir toujours la lucidité nécessaire ?

La question se pose peut-être en amont : qu’est-ce qui fédère des gens pour qu’ils se considèrent comme un peuple ?

Le fait d’appartenir à la même nation - République d’Arménie - ? A la même civilisation ?  D’avoir la même origine ethnique ou culturelle ? 

 

La quête du bien commun

Certes, tous ces éléments contribuent à constituer un peuple.

Mais à eux seuls ils sont insuffisants, voire dangereux :

les nations bougent - il suffit de regarder la carte de l’Afrique postcoloniale -,

les civilisations sont menacées, la revendication purement ethnique ou culturelle débouche trop souvent sur des pratiques communautaristes, xénophobes ou sectaires.

Et ils impliquent impérativement de regarder non pas derrière mais devant : un peuple se constitue sur la base d’un objectif commun, pour plus de justice, d’égalité, de fraternité. Ce qui exige que chacun se remette en question pour préférer le bien commun au profit de quelques individus ou collectivités. *

Un bien qui n’est pas une sorte de soupe fade composée à la hâte de tous les restes réchauffés de nos repas précédents, pour satisfaire nos besoins immédiats, mais une volonté de regarder à long terme, quitte à accepter une certaine ascèse.

Tous sont membres du peuple, mais tous doivent en mesurer l’exigence, partant considérer leurs devoirs autant que leurs droits, entendez devenir de réels citoyens.

Un chemin magnifique mais exigeant, pour allier les désirs individuels du Moi aux impératifs collectifs du Il, en tenant compte de nos proches, ce Tu des visages aimés cher au philosophe Levinas. Pour déboucher sur un Nous authentique, combinant épanouissement personnel et solidarités multiples.

Un peuple fier à juste titre de sa culture ou de sa foi, mais également heureux d’être bigarré, respectueux des différences, aspirant en priorité à vivre ensemble ses diversités dans le respect des identités plurielles de ses membres. Les Arméniens sont bien placés pour savoir que les peuples qui prétendent privilégier une seule au détriment de celle des autres glissent vers un négationnisme pervers.

Et dans l’immédiat un peuple composé de personnes soucieuses du bien-être de leurs proches. Le COVID-19 nous le rappelle avec force : je suis responsable de la santé de mes frères, et je sais qu’un comportement égoïste peut entraîner la maladie, voire la mort de l’un d’entre eux.

 

Un vrai leader aura d’autant plus de chance de pouvoir compter durablement sur le peuple qu’il répondra à ses besoins les plus authentiques et respectera ses spécificités. Bref qu’il parlera à la conscience de chacun autant si ce n’est plus qu’à son porte-monnaie.

D’où l’importance qu’il accordera à une éducation qui forge des personnalités debout et ancrées dans la réalité, capables de composer sans trahir, de partager plutôt que d’accaparer, d’écouter plutôt que de racoler, d’agir en souplesse sans trahir ses convictions.

Rôle exigeant, qui demande du temps, tant il est plus facile de pratiquer la flagornerie que d’imposer la rigueur, mais rôle noble de tout chef qui comprend qu’aimer vraiment le peuple, c’est servir l’intérêt général et inciter à le servir, sans servilité !

 

1)  Le mot peuple est une notion polysémique dont le sens varie selon le contexte. Il désigne à la fois :

  • un « ensemble des individus constituant une nation, vivant sur un même territoire et soumis aux mêmes lois, aux mêmes institutions politiques ». Ici, le peuple est déterminé par la nation qu'il constitue, le territoire qu'il occupe et la soumission aux mêmes règles de droit. C'est la vision la plus restreinte du peuple.
  • un « ensemble des humains vivant en société sur un territoire déterminé et qui, ayant parfois une communauté d'origine, présentent une homogénéité relative de civilisation et sont liés par un certain nombre de coutumes et d'institutions communes ». Ici, le peuple est déterminé par un territoire et une culture propres, mais pas par la soumission aux lois.

un « ensemble de personnes qui, n'habitant pas un même territoire mais ayant une même origine ethnique ou une même religion, ont le sentiment d'appartenir à une même communauté ». Ici, le peuple n'est défini que par une culture, voire une tradition commune. C'est la vision la plus étendue de la notion de peuple