Quelques jours après un attentat perpétré contre la communauté copte, le maréchal Abdel Fatah al-Sissi inaugurait le 6 janvier 2019 l'immense cathédrale de la Nativité dans la future capitale administrative de l'Égypte, avant d'assister à une messe de Noël sous haute sécurité (1).
Par Tigrane Yegavian (publié dans Politique internationale)
Trois semaines plus tôt, le 11 décembre, un événement relativement inaperçu s'était produit à Paris. La Coordination chrétiens d'Orient en danger (CHREDO) réunissait dans l'enceinte du parlement de la région Île-de-France dix-sept hauts dignitaires religieux de l'islam sunnite et chiite, dont le doyen de la faculté des sciences islamiques de l'Université Al Azhar, cheikh Abdel Meneem Fouad, représentant du grand imam cheikh Ahmed el Tayeb, ainsi que des responsables des Églises d'Orient. À l'issue de la conférence, tous ont signé une « proclamation de Paris » - un texte dont le contenu dépasse la seule portée symbolique (2).
Longtemps ignorée, la situation des chrétiens d'Orient suscite un regain d'intérêt. Le moment charnière se situe à l'été 2014 avec l'offensive des djihadistes de l'État islamique (EI) dans la plaine de Ninive au nord de l'Irak. On demande alors aux chrétiens qui n'ont pas fui de payer l'impôt spécial ou de se convertir à l'islam sous peine d'être tués. Placardée sur les murs des maisons des chrétiens de Mossoul, la lettre arabe « nûn » - allusion au terme péjoratif de « nazaréen » - fait le tour du monde. Repris sur les réseaux sociaux pour dénoncer le massacre de chrétiens en Irak, ce symbole a été arboré par un grand nombre de personnalités politiques françaises, essentiellement de droite.
Dans la foulée, des groupes d'études sur les chrétiens d'Orient se constituent à l'Assemblée nationale puis au Sénat. C'est que le sujet contient une forte charge émotionnelle : des hommes et des femmes sont menacés dans leur existence au motif qu'ils perpétuent leur foi et leurs traditions sur une terre biblique en proie au chaos. Situation paradoxale, alors que leur nombre s'amenuise inexorablement, ils n'ont jamais été aussi visibles dans l'espace public. Les exactions dont ils sont victimes font l'objet d'une intense médiatisation. Et l'on ne compte plus les campagnes de communication, bien souvent orchestrées par des ONG de création récente - SOS chrétiens d'Orient, Action chrétienne en Orient, Comité de soutien aux chrétiens d'Orient... - ou plus anciennes comme l'OEuvre d'Orient et Aide à Église en détresse.
Les douze millions de chrétiens de la région sont aujourd'hui confrontés à plusieurs défis majeurs : une cohabitation périlleuse avec un islam de plus en plus intolérant ; les répercussions du conflit israélo-palestinien ; la recherche d'une unité introuvable ; et, enfin, la nécessité de se débarrasser d'une représentation victimaire.
Les descendants des premiers chrétiens
Multiple et complexe, la mosaïque des Églises d'Orient a pour ainsi dire l'âge du Christ. C'est à Antioche vers l'an 43, sur le territoire de la Syrie historique, que le nom de « chrétien » a été donné pour la première fois aux disciples de Jésus. L'apport de la culture et du patrimoine intellectuel des Syriaques, qui ont notamment transmis l'héritage hellénique aux Arabes, est sans équivalent dans l'histoire de la pensée arabo-islamique. Longtemps décriées pour leur supposé archaïsme, ces Églises exercent une certaine fascination. Qu'elles soient de rite alexandrin, antiochien, byzantin, arménien ou latin, elles sont l'aboutissement de plusieurs siècles de conciles (Constantinople, Alexandrie, Éphèse, Nicée, Chalcédoine), de bras de fer théologiques et de tensions politiques entre les différents pôles historiques de la chrétienté, regroupés autour des patriarcats historiques (Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople). Le Conseil des Églises du Moyen-Orient (CEMO) répartit ses Églises membres en cinq familles :
1) Les Églises des deux conciles, qui refusèrent le troisième concile oecuménique d'Éphèse en 431 et ne reconnaissent que les deux premiers (Nicée en 325 et Constantinople en 381). Longtemps qualifiées d'« Églises nestoriennes », on en recense deux : l'Église apostolique assyrienne de l'Orient et l'Ancienne Église de l'Orient.
2) Les Églises orthodoxes orientales (qui ont refusé le quatrième concile oecuménique de Chalcédoine en 451) : l'Église copte orthodoxe, l'Église syriaque orthodoxe et l'Église arménienne apostolique.
3) Les Églises orthodoxes qui se sont développées dans les provinces orientales de l'Empire romain, devenu Empire byzantin, elles aussi au nombre de trois : l'Église orthodoxe d'Antioche (Damas), l'Église orthodoxe de Jérusalem et l'Église orthodoxe d'Alexandrie et de toute l'Afrique.
4) Les Églises catholiques orientales. À l'exception de l'Église latine, ces Églises uniates sont en communion avec Rome tout en conservant leur rite et leur langue liturgique : l'Église maronite (qui siège à Bkerké au Liban) ; l'Église grecque melkite catholique (Damas) ; l'Église syriaque catholique (Beyrouth, Liban) ; l'Église arménienne catholique (Bzoummar, Liban) ; l'Église chaldéenne (Bagdad) ; l'Église copte catholique (Le Caire) ; et l'Église latine (Jérusalem).
5) Les Églises nées de la Réforme. Peu nombreuses, ces communautés sont issues du prosélytisme des missionnaires protestants (souvent américains) au XIXe siècle.
Échappant à toute grille de lecture homogène, l'espace des chrétiens d'Orient est multiple. C'est un territoire chargé d'histoire et de mémoire, mais aussi de traumatismes - un espace où la frontière entre le sacré et le profane est poreuse. Mais c'est avant tout un espace culturel, fait de strates successives. S'il tend à se rétrécir au Moyen-Orient, il connaît en revanche une forte expansion en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Cette croissance s'explique par le dynamisme des diasporas qui, dans bien des cas, comptent plus de fidèles que les communautés restées au pays.
Plutôt que « chrétiens d'Orient » les intéressés eux-mêmes préfèrent se définir comme coptes, arméniens, maronites grecs catholiques ou grecs orthodoxes. D'où l'habitude prise par certains chercheurs libanais comme Georges Corm ou Antoine Fleyfel de parler de « chrétiens arabes » (3). Cette dénomination a pour inconvénient d'exclure les chrétiens évangéliques du Maghreb, la plupart étant des musulmans de langue et de culture berbère récemment convertis, ainsi que les immigrés chrétiens originaires d'Asie, de l'ex-URSS et d'Afrique présents en Israël et dans les pays du Golfe. Mais s'il ne fallait retenir qu'un seul dénominateur commun, l'arabité arriverait en tête. À cet égard, l'exemple des « Grecs » catholiques et orthodoxes est éloquent : leur adhésion à la cause de l'arabisme leur a en effet permis de jouer un rôle pionnier dans la prise de conscience arabe au Machrek, notamment via leur engagement actif au sein des partis nationalistes séculiers.
Une incontestable contribution à la renaissance arabe
À l'avant-garde du modernisme et des idées progressistes, les intellectuels chrétiens ont été les fers de lance de la renaissance politique et culturelle arabe - la Nahda - à la fin du XIXe siècle. C'est le cas de l'écrivain syro-libanais Jorge Zaydan, fondateur en 1892, au Caire, de la revue Al-Hilâl qui deviendra l'une des plus grandes publications et maisons d'édition du monde arabe levantin ; des frères Sélim et Béchara Taqla, fondateurs en 1876 du plus prestigieux quotidien égyptien, Al-Ahram (les Pyramides) ; sans oublier l'auteur du Prophète, Gibrane Khalil Gibrane. Hérauts de la lutte pour l'indépendance, les chrétiens de la région ont occupé des postes à haute responsabilité, à l'instar du diplomate Farès al-Khoury, premier ministre de Syrie à deux reprises (1944-1945 et 1954-1955), puis président du Parlement. Plus récemment, on se souvient de l'Égyptien Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général de l'ONU et de l'OIF, ou encore de Tareq Aziz, longtemps ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein. De son côté, le parti nationaliste égyptien laïque al-Wafd a compté un nombre important de coptes dans ses rangs.
Penseurs et politiques chrétiens ont pris une part active à la formation de partis panarabes ou purement nationalistes. L'intellectuel arabe israélien Edward Saïd, l'Arabe israélien Émile Habibi, le Syrien Constantin Zreik ont durablement façonné la pensée arabe. Il en va de même de l'apôtre de la Grande Syrie, le Libanais Antoun Saadé, fondateur du Parti social national syrien en 1932 ; du Syrien Michel Aflak, fondateur du parti Baas ; et de l'ancien député arabe israélien Azmi Bichara. Signe fort : on les retrouve aux avant-postes du mouvement national palestinien avec Georges Habache, fondateur du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), auparavant chef du Mouvement nationaliste arabe, et son bras droit Wadie Haddad (FPLP-Opérations spéciales). Mais également avec Nayef Hawatmeh, fondateur du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP). On mentionnera aussi Mgr Atallah Hanna, évêque grec orthodoxe de Jérusalem ; Mgr Hilarion Capucci, archevêque grec melkite catholique de Jérusalem, emprisonné pour son soutien à la cause palestinienne ; ou encore le poète Kamal Nasser, porte-parole de l'Organisation de libération de la Palestine, assassiné à Beyrouth par les Israéliens en 1973, et Farjallah Hélou, premier chef du parti communiste libanais, dissous dans l'acide par les services secrets syriens. Parmi les figures encore en vie, citons la diva libanaise Feyrouz ; sa cadette Julia Boutros, passionaria de la résistance libanaise au Sud-Liban ; et le célèbre chanteur libanais Marcel Khalifé.
Où sont-ils en Orient ?
Antioche, Alexandrie, Babylone, Ctésiphon : les Églises d'Orient se revendiquent d'illustres sièges qui ont vu éclore et rayonner la chrétienté. Or, comme le fit remarquer le prêtre catholique Jean Corbon (4), ces lieux hautement symboliques n'abritent quasiment plus aucun fidèle. À 40 kilomètres au sud de Bagdad se dressent les vestiges d'une des premières églises créées au premier siècle de notre ère par l'apôtre Thadée à qui saint Thomas, en partance pour l'Inde, aurait confié l'évangélisation de la Mésopotamie. Les « territoires » où il existe une importante concentration de chrétiens sont en partie les mêmes que ceux décrits dans la Bible. Ils se situent au mont Liban, en Mésopotamie (Kurdistan et plaine de Ninive), sans oublier le bassin de la Haute-Égypte. En Syrie, la guerre civile et l'occupation de régions entières par les djihadistes de l'État Islamique (EI) ont ravagé les zones habitées par des chrétiens, comme la Djézireh dans le nord-est du pays. Alep, autrefois poumon de la chrétienté en Orient, a perdu près de la moitié de ses baptisés, tout comme la vallée des chrétiens (wadi al nasara) au centre du pays. Restent Damas et le littoral, où des déplacés de l'intérieur ont trouvé refuge et où la vie continue tant bien que mal. En Jordanie ils sont essentiellement regroupés à Amman et dans la ville de Madaba qui jouxte le mont Nebo (au sommet duquel le prophète Moïse contempla la Terre promise).
L'épineuse question du nombre
Selon certaines estimations, au début du XXe siècle, les chrétiens représentaient entre 12 et 15 % de la population des pays arabes du Proche-Orient (5). Un siècle plus tard, cette proportion était tombée à 4 ou 5 %. Au début des années 2010, on recensait environ 13 millions de chrétiens vivant au Proche-Orient, en Turquie et en Iran. Et autant dans les pays de la diaspora - aux Amériques, en Australie et en Europe occidentale. Malgré l'absence de statistiques précises (registres paroissiaux, nombre d'inscrits dans les écoles communautaires...), on admet généralement qu'à la veille des « printemps arabes » le Liban comptait environ 38 % de chrétiens (soit près de 1,6 million), la Syrie entre 8 et 10 %, la Jordanie 4 %, l'Irak 2 %, l'Égypte 8 à 10 %, Israël 5 %, et la Palestine moins de 1 %...
Ces chiffres traduisent à n'en pas douter un déclin, qu'il convient néanmoins de relativiser. De fait, les évolutions démographiques naturelles (hors massacres et émigration massive) montrent que tout au long du XIXe siècle le taux de fécondité des femmes chrétiennes a été supérieur à celui des musulmanes. S'il est exact que la part des chrétiens dans les sociétés proche-orientales n'a cessé de diminuer depuis la Première Guerre mondiale, leur nombre en valeur absolue a au contraire augmenté depuis un siècle. Bernard Heyberger rappelle qu'il y avait environ 2 millions de chrétiens au Proche-Orient arabe vers 1900, contre 10 millions de nos jours. Les coptes, par exemple, qui n'étaient que 730 000 en 1897 étaient, en 2011, 4,12 millions sur 81,1 millions d'Égyptiens. Leur proportion a reculé (5,1 % de la population contre 7,3 % en 1900), mais ils n'ont jamais été aussi nombreux. Ce boom démographique contribue au dynamisme de leur Église depuis le « renouveau copte » entamé dans les années 1960 (6).
Le Liban, pays refuge menacé dans son existence
Terre de refuge des minorités par excellence, le pays du Cèdre constitue une singularité dans le monde arabe. La question démographique est de nature explosive dans un pays où le dernier recensement remonte à... 1932. Les estimations les plus fiables estiment que près de 1,6 million de Libanais sur 6,2 millions vivant au Liban sont de confession chrétienne.
Depuis le Pacte national de 1943, son système politique est organisé de manière à garantir la protection des minorités. Selon la Constitution, les postes de président de la République et de chef d'état-major des forces armées sont attribués à des chrétiens maronites. Ce modèle confessionnel de coexistence pacifique a pourtant volé en éclats avec la guerre civile de 1975-1990 qui a précipité l'exode de milliers de chrétiens : 40 % d'entre eux auraient quitté le pays durant ces années-là. Les accords de Taëf, qui ont mis fin aux hostilités en 1989, ont rogné les prérogatives du président de la République au profit du premier ministre (sunnite). Aussi, la période qui s'étend de la fin de la guerre jusqu'à l'assassinat du premier ministre Rafik Hariri en 2005 est celle de la « frustration chrétienne » (al ihbat al massihi) (7). Elle se traduit par un leadership décapité (en prison ou en exil), une émigration massive de jeunes diplômés et de cadres, avec en toile de fond l'occupation syrienne qui pèse sur le fonctionnement d'un État à la souveraineté limitée. À partir de 2005, la « révolution du Cèdre » ouvre un nouveau chapitre dans l'histoire du Liban contemporain et redéfinit des lignes de fracture qui se superposent aux traditionnels clivages confessionnels.
Fragilisés sur le plan démographique, les chrétiens du Liban jouissent encore d'un pouvoir culturel et économique considérable qui s'exprime à travers des universités et des écoles privées, des hôpitaux et des médias (journaux, radios et TV). Mais depuis quelques années, la présence de plus de 1,5 million de réfugiés syriens fait peser sur la nation libanaise une menace existentielle, tant la crainte d'un « scénario à la palestinienne » est présente dans les esprits. À l'évidence, le dynamisme des chrétiens du Liban est déterminant pour la survie de leurs coreligionnaires dans la région.
Les coptes d'Égypte entre le marteau autoritaire et l'enclume islamiste
Les coptes constituent la première population chrétienne du Machrek. Au plan démographique, ils constituent la plus importante population chrétienne du Machrek, environ 8 % des quelque 100 millions d'Égyptiens. C'est la seule population chrétienne d'Orient qui se fond dans toutes les couches de la société, à la fois dans le tissu urbain et dans le paysage rural de la Haute-Égypte.
Ils ont pris part à la lutte pour l'indépendance contre les Britanniques et ont fourni des cadres de haut rang au parti nationaliste, le Wafd. Ce qui ne les a pas empêchés d'être en butte à des discriminations diverses et variées, voire à des exactions (viols, enlèvements, conversions forcées, incendies d'églises, pillages...) qui se sont accentuées avec la montée en puissance des Frères musulmans. La communauté copte s'est, en effet, retrouvée progressivement marginalisée à partir des années 1970 du fait de l'islamisation rampante de la société, favorisée par la politique conciliante du président Sadate envers les Frères musulmans - une organisation dans laquelle il voyait un contrepoids à l'influence communiste. L'hostilité frontale entre le président égyptien et Chenouda III (1971-2012), pape de l'Église copte orthodoxe opposé à la normalisation avec Israël, n'a rien arrangé.
L'article 2 de la Constitution égyptienne stipule que l'islam est la religion de l'État et érige les principes de la charia en source principale de la loi. Résultat : les coptes sont considérés comme des citoyens de seconde catégorie ; les permis de construction d'églises leur sont accordés au compte-gouttes ; leur accès à la fonction publique est limité ; ils sont systématiquement exclus des postes de responsabilité et sous-représentés au niveau parlementaire. Après avoir subi un regain de violences (incendies d'églises, pillages de boutiques, enlèvements, assassinats, conversions forcées, etc.) dans la foulée de la destitution du président frériste Mohammed Morsi en 2013, ils sont à présent dans le collimateur du groupe État islamique qui, depuis 2016, a revendiqué plusieurs attaques meurtrières contre cette communauté. Qualifiés de « croisés » par les djihadistes actifs dans la péninsule du Sinaï, qui cherchent à s'implanter dans le reste de l'Égypte, ils sont assimilés à l'Occident par la propagande de l'EI. Curieusement, les coptes, qui ont pourtant soutenu l'ascension du maréchal al-Sissi, n'ont pas vu leur sort s'améliorer depuis que celui-ci s'est installé à la tête du pays. Les autorités égyptiennes minimisent la gravité des exactions et prêchent un discours d'unité nationale pendant que les médias salafistes, alliés du régime, continuent de semer la haine des chrétiens.
Syrie : les chrétiens dans la guerre
Huit ans après le début de la guerre, les chrétiens de Syrie paraissent à bout de souffle. Ils ont connu les déplacements internes, l'exil, les privations, la mort. Ceux qui sont restés subissent les rigueurs du service militaire obligatoire. La communauté chrétienne, qui comptait près de 2 millions d'âmes avant 2011, a perdu environ la moitié de ses membres. À partir de 2013 des religieux ont été enlevés dans différentes localités par des groupes djihadistes, comme les dix-huit religieuses orthodoxes capturées dans la petite ville de Maaloula à 55 kilomètres au nord de Damas. Certes, quelques personnalités chrétiennes ont soutenu ostensiblement l'opposition, à l'instar de Georges Sabra, ancien communiste de confession grecque orthodoxe qui a assuré la présidence du Conseil national syrien en 2012 pour six mois. Mais, dans leur ensemble, les prélats se sont empressés de prêter allégeance au régime, persuadés qu'une victoire de l'opposition déboucherait sur une prise de pouvoir des islamistes. Il faut noter au passage la forte concentration d'orthodoxes parmi les officiers de l'armée, dont l'ancien ministre de la Défense, le général Daoud Rajha, assassiné en 2012 et qualifié par les opposants de « caution chrétienne du régime ». Bassel Kasnasrallah, conseiller du mufti de la république (sunnite et coopté par le pouvoir) est lui-même chrétien. Fidèle à une stratégie mise en pratique sous le règne de Hafez el-Assad, le pouvoir syrien - à majorité alaouite - s'érige en rempart contre l'intégrisme et et défenseur des minorités. Cette logique explique, notamment, le nombre relativement faible des défections enregistrées parmi les chrétiens depuis le début du conflit.
Les chrétiens citoyens de Syrie ont pris part aux combats dans les rangs de l'armée régulière ou des milices pro-régime (forces de défense nationale et comités populaires) mais, à la différence des chrétiens de langue et de culture syriaques de la région de la Djézireh, ils n'ont pas constitué de milices, excepté une poignée de compagnies d'autodéfense. De fait, on observe une fracture ethnico-linguistique entre les chrétiens de la « Syrie utile » - l'axe Nord-Sud et le littoral - et ceux qui vivent dans les deux gouvernorats du Nord-Est (Hassaké et Deir ez-Zor). Les chrétiens de rite grec, orthodoxe, melkite, voire les Arméniens, observent une neutralité bienveillante vis-à-vis du régime, tandis que les Syriaques ont adopté une attitude plus critique. Cette volonté de s'affranchir du pouvoir baasiste traduit une revendication de décentralisation et d'autonomie culturelle. Car ces communautés de la périphérie, rescapées des massacres de chrétiens d'Irak en 1933 (8), ont été frappées de plein fouet par les politiques d'arabisation forcée. Dans les régions sous contrôle kurde, les chrétiens subissent diverses tracasseries, à commencer par la fermeture de leurs établissements scolaires et la mise sous séquestre de certains biens appartenant à leur Église.
Irak, Palestine : chronique d'une mort annoncée
Minorité faible et éclatée, les chrétiens d'Irak, qui totalisaient plus d'un million de fidèles sous le régime de Saddam Hussein, seraient moins de 200 000 aujourd'hui. À la fois victimes collatérales de l'invasion américaine et cibles d'un islam radical qui voudrait voir la région épurée de tous les non-musulmans, ils sont en passe d'être définitivement rayés de la carte. Cette minorité, qui avait payé un lourd tribut à la guerre Iran-Irak, a vu sa situation s'aggraver de manière dramatique après 2003. Sans protection, les chrétiens sont victimes d'une politique d'épuration qui ne dit pas son nom (rackets, enlèvements, conversions forcées, attentats...). Leur exode a été accéléré par la percée des djihadistes de l'EI à Mossoul et dans la plaine de Ninive en 2014. Ils ont déserté les grandes villes du pays pour se réfugier à l'étranger et au Kurdistan irakien, où un dispositif législatif leur garantit une représentation au parlement régional. Le gouvernement de la région autonome du Kurdistan met volontiers en avant sa politique de protection des minorités opprimées par l'EI mais certaines pratiques féodales ont toujours cours. Qu'ils soient les protégés des clans Barzani ou Talabani, la notion de citoyenneté leur est quasiment inconnue. Ils ont par ailleurs subi à de fréquentes reprises les foudres des salafistes djihadistes kurdes du groupe Ansar al-Islam, actif depuis les années 1990.
En Palestine, l'exode vers l'Occident se poursuit. En raison de la judaïsation progressive de la vieille ville de Jérusalem, les chrétiens palestiniens n'y seraient plus qu'entre 50 000 et 80 000. En 1948, Jérusalem comptait environ un cinquième de chrétiens. Ils sont aujourd'hui moins de 2 %. À Bethléem, la cité de la nativité du Christ, les baptisés, qui ont été majoritaires pendant des siècles, ne représentent plus que 30 % de la population.
Hormis la présence de quelques foyers résiduels à Bethléem, Jérusalem et Nazareth, le territoire de la Palestine/Israël est promis à devenir une sorte de parc à thèmes pour seniors, qui enchaîneront les visites sur les sites bibliques, assistant de temps en temps à des messes célébrées par un clergé expatrié. Victimes des rigueurs de l'occupation israélienne qui les prive de leur liberté de mouvement, ces chrétiens de Palestine vivent de plus en plus mal l'islamisation rampante d'une société palestinienne largement favorable au Hamas.
D'autant qu'ils sont confrontés à une nouvelle forme de concurrence : celle des prédicateurs américains, des évangéliques pentecôtistes aux Témoins de Jéhovah. Ces Églises ne cessent de gagner du terrain à la faveur de la précarité économique et sociale qu'ont engendrée les guerres du Moyen-Orient. Le phénomène est particulièrement sensible au Liban, en Palestine, en Jordanie et en Irak. Il se déploie progressivement au Maghreb, notamment en Algérie et au Maroc, où la chrétienté, dépourvue du moindre enracinement local, s'est longtemps confondue avec la présence coloniale. Dans ces pays, un chrétien arabe a tout d'une « incongruité ».
Comptant de nombreux adeptes au sein de l'administration Trump, dont le vice-président Mike Pence lui-même, les représentants du « sionisme évangélique » sont acquis à la cause de la droite dure israélienne. La décision de déplacer l'ambassade des États-Unis à Jérusalem est en partie le fruit de leurs efforts de lobbying. Face à l'ampleur du mouvement sioniste chrétien, le patriarche émérite latin de Jérusalem Mgr Michel Sabbah, l'évêque luthérien de Jérusalem Munib Younan, l'archevêque Théodosios Atallah Hanna de Sebastia, du patriarcat orthodoxe grec de Jérusalem, ainsi que treize autres théologiens des diverses Églises de Palestine avaient signé en décembre 2009 un document intitulé Kairos Palestine à l'adresse des chrétiens du monde entier. Dans la Grèce antique, le Kairos est l'un des concepts utilisés pour penser le temps. Il désigne l'instant propice à l'action, sorte de moment crucial dont peut émerger une vérité. À travers ce texte, les responsables spirituels de Palestine interpellaient les responsables politiques palestiniens et israéliens, les chefs religieux juifs et musulmans, la communauté internationale et leurs « frères et soeurs dans nos Églises » sur la nécessité d'une paix juste entre Israéliens et Palestiniens. Ils condamnaient également l'occupation militaire (qualifiée de « péché contre Dieu et l'humanité ») et, par ricochet, les sionistes chrétiens qui la soutiennent.
L'exception jordanienne
La communauté chrétienne de Jordanie, numériquement très réduite, fait l'objet de la part de la monarchie hachémite d'une « discrimination positive ». L'islam a beau être la religion officielle du royaume, l'État se porte garant de la liberté de culte et fait en sorte que les chrétiens soient présents dans les ministères clés (le vice-premier ministre Rajai Muasher est chrétien) mais aussi au sein de l'armée. Les quelque 400 000 chrétiens du royaume sont surreprésentés au Parlement : 6 % des sièges de la Chambre des députés leur sont réservés et, en 2010, le roi Abdallah II a nommé 10 % de chrétiens au Sénat. Très présents dans le monde des affaires, ils détiennent un quasi-monopole dans divers secteurs comme la restauration de luxe. La bonne fortune des baptisés du royaume tient essentiellement à la tradition d'ouverture et de tolérance de la famille royale hachémite qui combat âprement l'influence des Frères musulmans. En 1917, le chérif hachémite de La Mecque et gardien des lieux saints de l'islam, Hussein Ibn Ali, avait émis un firman demandant aux musulmans d'accueillir et de protéger les survivants du génocide arménien. L'ancien prince héritier Hassan bin Talal, frère du roi Hussein, est particulièrement actif dans la promotion du dialogue interreligieux. En 1994, il a fondé l'Institut royal d'études interconfessionnelles, une institution basée à Amman consacrée à l'étude interdisciplinaire de la religion et des questions religieuses, « avec une référence particulière au christianisme dans la société arabo-islamique ».
Jusqu'à présent, et malgré un environnement des plus instables, cette communauté qui se qualifie de « minorité qualitative » a été épargnée par la tempête. Mais pour combien de temps ? La Jordanie est actuellement en proie à une grave crise socio-économique. Près de 20 % des Jordaniens vivent en dessous du seuil de pauvreté, et les mouvements islamistes exploitent à l'envi une situation sociale explosive dans un pays vulnérable qui vit sous perfusion de l'aide occidentale et du FMI. À ces fragilités s'ajoute l'afflux massif de réfugiés d'Irak (parmi eux des chrétiens en nombre) et de Syrie qui a profondément perturbé le marché de l'emploi.
Aider les chrétiens d'Orient à demeurer chez eux, une urgence citoyenne
Après l'échec du nationalisme arabe à la fin des années 1960, les chrétiens de la région se retrouvent marginalisés sous l'effet de l'essor des partis islamistes. Cette islamisation par le bas des sociétés arabes se décline à tous les niveaux de la vie quotidienne. Elle résulte en grande partie de la pénétration de l'islam wahhabite, du salafisme et de la montée en puissance des Frères musulmans. Dans une moindre mesure, la percée des mouvements évangéliques américains en Terre sainte nuit considérablement aux Églises autochtones, perçues à tort comme une cinquième colonne de l'Occident en terre d'islam.
L'islamisation change la donne, mais elle ne menace pas l'intégrité physique de ces minorités, du moins pour l'instant. En revanche, elle empêche de bâtir une société politique sur des bases sécularisées (9). Conséquence : les chrétiens de la région se réfugient dans le repli communautaire, craignant d'être renvoyés à la condition de dhimmi (10) qui était la leur du temps de l'occupation ottomane, c'est-à-dire des communautés protégées et encadrées dans le régime du millet (11). Seule l'accession à une citoyenneté pleine et entière leur permettra à la fois de changer de statut et de se projeter dans l'avenir. Ce qui ne va pas de soi compte tenu des difficultés de construction des États-nations et des blocages inhérents à ces communautés chrétiennes qui peinent à se défaire d'un droit canonique archaïque et d'une coutume inadaptée régissant la vie courante. Pour reprendre la belle formule de l'écrivain libanais Rachid el-Daïf, les chrétiens ne veulent plus être une minorité mais une nuance (12)...
L'autre défi auquel ils doivent faire face est celui de leur instrumentalisation. Non content de se poser en protecteur des orthodoxes de la région, le pouvoir russe a élargi cette « mission » à l'ensemble de la chrétienté d'Orient. On se souvient du patriarche de l'Église russe orthodoxe Cyrille bénissant les bombardiers en partance pour la Syrie ou encore de l'opposition de l'Église orthodoxe du Liban au départ des troupes syriennes en 2005. De son côté, la France n'est plus en mesure de peser comme au temps des capitulations de François Ie (13). Le rôle qu'elle a joué dans la crise syrienne l'a rendue parfaitement inaudible auprès des Églises d'Orient, que l'indifférence relative de Paris à leur sort a profondément déçues. Le président Macron, qui compte se démarquer de ses prédécesseurs en organisant une conférence internationale sur le sujet (14), a commandé un rapport remis en janvier 2019. La question du maintien des réseaux scolaires (environ 400 000 élèves) chrétiens, ouverts aux élèves de toutes confessions et qui constituent un formidable levier au service du soft power français et de la francophonie, y est ouvertement évoquée (15). Parmi les pistes de réflexion figure aussi la nécessité de contrer les prêches haineux des salafistes et des wahhabites particulièrement actifs en Égypte.
La diplomatie parallèle menée par des lobbys comme la CHREDO (Coordination chrétiens d'Orient en danger) vise à changer de grille de lecture. Désormais, le soutien aux chrétiens d'Orient s'inscrit dans le cadre plus large de la défense des droits de l'homme et de la pluralité religieuse. Ce nouveau discours émane d'ONG qui sont elles-mêmes engagées dans une âpre compétition, certaines étant même accusées de faire le jeu de l'extrême droite. D'où la nécessité de séculariser la question et de ne pas la laisser aux seuls croyants. Cette politique est défendue par le pape François qui a bien saisi la gravité de l'enjeu et la portée limitée du dialogue interreligieux. Mais l'espoir d'un renouveau passe aussi par une transformation des mentalités des chrétiens d'Orient eux-mêmes. À l'heure des contre-révolutions arabes et du raidissement autoritaire, n'est-il pas temps qu'ils s'affranchissent enfin de leur statut de « minorité protégée » pour devenir des citoyens à part entière ?
Source: Polutique internationale http://www.politiqueinternationale.com/revue/article.php?id_revue=165&id=1838&content=synopsis
Notes:
(1) http://www.slateafrique.com/922404/egypte-sissi-inaugure-une-cathedrale-...
(2) Cette proclamation solennelle, qui dresse un état des lieux des persécutions des minorités religieuses du Moyen-Orient, s'est accompagnée de la mise en place d'un groupe de travail pour suivre l'application concrète des engagements pris par les responsables politiques et religieux afin d'y mettre un terme.
(3) Georges Corm, « Géopolitique des minorités au Proche-Orient », Hommes et Migrations, no 1172-1173, janvier-février 1994. Antoine Fleyfel, Géopolitique des chrétiens d'Orient, défis et avenir des chrétiens arabes, L'Harmattan, 2013.
(4) Jean Corbon, L'Église des Arabes, Cerf, 1977.
(5) Paul Balta, « L'exode des chrétiens d'Orient », Confluences Méditerranée, vol. 2, no 49, pp. 161-165, L'Harmattan, 2004.
(6) Bernard Heyberger, Les Chrétiens d'Orient, PUF, « Que sais-je ? », 2017, p. 103.
(7) Antoine Fleyfel, op. cit., pp. 45-74.
(8) Le massacre de Simelé a été commis en août 1933 par le gouvernement irakien contre la population assyrienne en Irak, cette dernière revendiquant une autonomie. Le terme n'est pas seulement utilisé pour évoquer le massacre à Simelé, mais aussi la vague meurtrière qui atteignit 63 autres villages assyriens dans les régions de Duhok et de Mûsul, qui a causé la mort d'environ 3 000 personnes.
(9) Joseph Maila, « Réflexions sur les chrétiens d'Orient », Confluences Méditerranée, vol. 66, no 3, 2008, pp. 191-204.
(10) Terme historique du droit musulman qui désigne un citoyen non musulman d'un État musulman, lié à celui-ci par un « pacte de protection » discriminatoire.
(11) Le terme ottoman « millet » désigne une communauté religieuse légalement protégée. Il concerne aussi les minorités. Dans l'Empire ottoman, les populations qui y vivaient étaient contrôlées au moyen d'une religion organisée dont les dignitaires étaient nommés par le pouvoir. La langue pouvait jouer un rôle, mais c'est d'abord la religion qui définissait le millet. Il existait un millet arménien, un millet grec, etc.
(12) http://www.rachideldaif.com/conference-prononcee-au-nations-unies-a-gene...
(13) En 1536, le roi de France François Ier signait les Capitulations avec Soliman le Magnifique. Par ce traité de bonne entente, le sultan offrait aux navires battant pavillon français le privilège de commercer avec tous les ports de l'Empire ottoman. Il confiait aussi au roi de France la protection des Lieux saints et des chrétiens de l'Empire. Pour François Ier, soucieux de prendre à revers son rival l'empereur Charles Quint, l'intérêt national l'emportait sur toute autre considération, y compris la solidarité des chrétiens face aux menaces ottomanes. Le traité des Capitulations restera en vigueur jusqu'à la Première Guerre mondiale.
(14) https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Monde/conference-internat...
(15) https://www.famillechretienne.fr/politique-societe/monde/exclusif-le-rap...
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