La série libanaise de la collection Traces, Photographes du Moyen-Orient, est consacrée à la découverte de photographes professionnels et amateurs, dont la contribution est significative tant pour l’histoire de la photographie en Orient que pour l’histoire sociale, humaine, économique et environnementale de la région. L’occasion de découvrir le parcours de Hovsep Madénian, photographe d’exception tombé dans l’oubli.
Par Tigrane Yegavian
Pour quiconque a vécu au Liban et au Moyen-Orient en général, le métier de photographe est bien souvent indissociable du fait arménien. Depuis les moines Garabédian et Krikorian à Jérusalem (Israël), Halladjian à Haïfa (Israël), Berberian à Amman (Jordanie), Dérounian à Alep (Syrie), Shahinian à Damas (Syrie) en passant par Guiragossian Varoujian et Sarafian à Beyrouth (Liban) pour ne citer que les plus célèbres, force est de constater que les Arméniens ont excellé dans le métier.
Né en 1915 à Hajin en Cilicie et décédé en 2012 à Beyrouth, Hovsep Abraham Madénian dit Saro, était un illustre et discret photographe qui a marqué toute une époque. La parution récente du premier volume d’une collection dédiée aux grands photographes du Moyen-Orient tombés dans l’oubli lui rend un hommage posthume (1). Saro possédait de nombreux studios au Liban, que ce soit à la place Debbas dans la capitale libanaise ou, plus tard, à quelques encablures du tristement célèbre camp de réfugiés palestiniens de Sabra, dont les habitants ont constitué le gros de sa clientèle (Studio Assouan). Sans oublier Bikfaya dans la montagne, où il se rendait en villégiature chaque année.
Témoin d’un âge d’or de la vie culturelle et artistique arménienne au pays du Cèdre, Saro s’est distingué de ses pairs par son ancrage dans un secteur de Beyrouth déserté des photographes. Pendant toutes les années de guerre civile, l’Arménien franchira tous les jours
la ligne de démarcation pour se rendre à son travail. Malgré les violences confessionnelles et les haines sectaires, il était respecté et apprécié de tous. Mais son commerce périclita avec l’invasion de l’armée israélienne à l’été 1982.
Les portraits de Saro retracent tout un pan d’une histoire oubliée. Celle d’un Liban insouciant de l’entre-deux-guerres où se déroulent des festivals de fleurs ou des concours de reine de beauté. Son studio regorgeait d’accessoires à la mode de l’époque : attirail complet de cowboys pour les enfants, tenues de Bédouins, tenues folkloriques, etc. Mais il s’agissait aussi un pays marqué par l’émigration et l’éclatement des familles. Notons ici que l’option de l’accessoire est loin d’être un acte anodin. La robe de mariée par exemple, était mise à disposition des clientes célibataires dans une société où le fait de ne pas être marié constitue une tare. Les femmes de condition modeste, vêtues d’une tenue de soirée, avaient l’illusion d’être semblables à ces dames du monde qui jouissent des plaisirs de la vie. Le photographe excellait dans la mise en scène, le coloriage et la retouche. Se transfigurer l’espace d’un instant dans la peau d’un autre, voici un jeu auquel se prêtaient avec empressement ses nombreux clients avides d’ascension sociale. Ou plus prosaïquement d’altérité, comme témoigne cette quête de s’occidentaliser, ou de porter des vêtements non représentatifs de son milieu.
Oublié de tous, l’atelier beyrouthin de Saro était aussi un point de rencontre de la scène artistique arméno-libanaise. C’est d’ailleurs par amour pour la littérature et le personnage de Toumanian immortalisé dans l’opéra Anouch qu’il adopta le pseudonyme de Saro. Le photographe était un mélomane et un passionné d’art et de littérature. Les efforts d’une poignée de passionnés ont permis de reconstituer et restaurer un corpus de portraits saisissants de beauté qui ont survécu aux caprices du temps. Cela à Beyrouth et à Bikfaya, grâce à un travail d’investigation auprès des personnes qui l’ont connu.
Saro Hovsep Madénian, un portraitiste oublié, texte de Houda Kassatly, éditions Al Ayn, collection Traces Photographes du Moyen Orient, Beyrouth, Liban.