La diaspora arménienne s’est massivement engagée au cours de la guerre pour soutenir l’Artsakh affichant à la fois son immense diversité et sa commune aspiration à défendre le territoire de la mère-patrie. Entité anarchique mouvante, l’archipel arménien est appelé à jouer un rôle plus important à Erevan. Mais encore faut-il penser la diaspora et débattre sur son devenir.
Par Tigrane Yégavian (France Arménie)
A l’automne 2020 alors que la guerre faisait rage en Artsakh, le révérend père Karnig Koyounian établi à Montréal publiait un volumineux ouvrage (1) Սփիռք Ինքնութիւն/ Այլութիւն (Diaspora Identité/Altérité), sur la base d’un recueil d’articles sur la diaspora. Depuis 2017 cet homme d’Eglise et de pensée entreprend un travail de longue haleine visant à réunir, éditer et publier des textes, des analyses et réflexion sur la diaspora arménienne. Le présent recueil d’articles constitue le premier tome d’une somme appelée à s’étendre. Les six auteurs du présent volume ont pour la plupart un ADN similaire : tous sont issus de l’Arménie occidentale, ont un lien plus ou moins étroit avec les structures de la FRA Dachnaktsutiun et ont en commun le même substrat oriental.
Manasé Sévag (1895-1967), rescapé du génocide, scientifique de renom originaire de Cilicie et établi aux Etats-Unis ; l’écrivain Mouchegh Ichkhan (1914-1990), qui enseigna l’arménien au prestigieux Djémaran de Beyrouth, vivier des lettres arméniennes occidentales dans le Beyrouth des années 1960 ; Papken Papazian, militant de la FRA né à Bagdad en 1915 et décédé à Beyrouth en 1990 ; Melkon Eblighatian (né en 1919 sur l’île des Princes près de Constantinople et décédé à Beyrouth en 2005), figure de la vie arménienne du Liban qui fut député au parlement libanais de 1972 jusqu’à la fin de la guerre civile forment la première génération. La seconde est incarnée par deux figures de la presse dachnaktsagan que sont Hagop Balian (né à Alexandrette en 1935) bien connu des militants arméniens de France, et Vrej Armen Artinian, né au Caire en 1940 établi au Canada où il a fondé et dirigé pendant de longues années le supplément littéraire du journal Horizon.
Tous les six ont chacun pensé la diaspora arménienne post 1915, tenté de la définir et de poser un cadre conceptuel, sans pour autant y arriver pleinement. Toutefois, ce présent volume ne se penche pas sur les travaux du professeur Khatchig Tölölyan fondateur de la revue Diaspora : A journal of transnational studies qui déjà en 1978 parlait de l’exigence de se doter d’une approche en phase avec le réel. Ni des écrits de Vahé Oshagan et de Harout Kurkdjian, même si le révérend Karnig les cite dans son introduction. S’il convient de saluer cette publication, on regrettera que ces textes n’insistent pas assez sur la nécessité de délester l’identité arménienne diasporique du poids des mythes et du messianisme qui obstrue le lien au réel. Certes, les définitions du fait diasporique telles que posées dans ces années-là, aussi divergentes soient elles, paraissent anachroniques tout au plus frappées d’invalidité dans la mesure où la diaspora de leur temps était privée d’un Etat de référence, qu’elle n’est pas un phénomène statique et mais qui évolue à grande vitesse dans l’espace et le temps. Mais ils se rejoignent pour la comparer à une greffe qui n’a pas pris, à un arbre déraciné. Force est de constater qu’au cours des décennies 1960-1970 le visage de la diaspora arménienne est bien plus monochrome qu’aujourd’hui. Mais déjà les auteurs s’interrogent sur ce qui fait son ADN. Pour Papken Papazian, il n’est point de diaspora sans cause arménienne (hay tad). C’est à ses yeux ce marqueur militant qui fait que les communautés d’immigrés libanais et italiens aux Amériques ne peuvent se revendiquer du label diasporique. Quand Manasé Sevag parlera de la mise en place d’un véritable « Etat » en diaspora, il fait allusion à la nécessité de structurer l’anarchie. Mais ni les tentatives de classification de Papken Papazian, ni le débat sémantique sur la définition de la diaspora ne sauraient à eux seuls tenir compte de son caractère insaisissable, de son absence de conscience d’elle-même comme entité déterritorialisée. Ce qui fera dire Vahé Oshagan au philosophe Marc Nichanian, qu’il manque une métaphysique de la diaspora. La diaspora ne peut survivre que pour elle-même, elle pas conscience d’elle-même rajouterait-on.
La transmission d’un savoir comme moyen de se pérenniser
De son côté Melkon Eblighatian voit en 1965 et les cérémonies du cinquantième anniversaire du Génocide un moment charnière. On entre dans la phase deux de l’histoire diasporique, aux générations précédents s’étant considérées comme déracinées de leur pays, succèdent une jeunesse qui a pris acte de la pérennité de leur présence dans les pays d’accueil. Ce sera elle qui œuvrera à l’effort de libération de la conscience arménienne polluée par les complexes et l’incapacité d’appréhender le réel, faute d’outils conceptuels adéquats.
La littérature nous apprend du réel. Ça été le cas pour l’école de Paris dont les Chahnour, Sarafian, Vorpuni etc. ont été profondément marqués par le choc de l’altérité ; là où les écrivains du Moyen Orient se contentaient d’arméniser un espace confiné par les rigueurs du ghetto. En cela, ils n’ont pas pu comprendre comment l’Autre vous fait et vous défait. Très marqué par le contexte arméno libanais et arméno syrien, l’écrivain Mouchegh Ichkhan se contente de quelques poncifs et met en avant le modèle du Moyen Orient et de écoles, minimisant le risque de ghettoïsation que pointe du doigt Melkon Eblighatian et niant que ce même modèle s’inscrit dans la continuité du système des millets ottomans.
L’indépendance de l’Arménie a certes changé la donne mais elle n’a pas été pour autant contribué à régler des problématiques que se posent sempiternellement chaque génération d’intellectuels diasporiques. La reconnaissance du génocide a cédé la place à la demande de réparations. L’obsession de l’assimilation, considérée comme un génocide blanc, angoisse Vrej Armen Artinian.
Que faire alors ? Plus radical dans son approche, Hagop Balian insiste sur la dimension absurde de la diaspora vouée inexorablement à l’assimilation, la solution première repose sur le rapatriement vers l’Arménie. En cela il reprend le mantra de la FRA (tébi yerguir) en vogue au moment de la chute de l’URSS mais sans pour autant se pencher sur les échecs de ce slogan.
De manière générale, tous s’entendent sur la priorité de conserver la pratique d’une langue, comme marqueur identitaire et porte d’entrée vers la culture arménienne. Pour cela, misons sur la recherche, des centres de formation. Des chaires diasporiques dans les universités en Arménie et en diaspora à l’image du centre d’études diasporiques de l’Université Haïgazian de Beyrouth. On en revient au point de départ du militantisme arménien en France tel qu’il fut pensé par Georges Khaigian, fondateur du centre d’études arméniennes qui forma toute une génération de militants de la cause arménienne au milieu des années 1960.
L’urgence posée par la débâcle
C’est un fait, personne n’a réellement anticipé aussi bien à Erevan que dans les principaux pôles diasporiques le pire des scénarios, ni pensé la construction d’un Etat nation arménien, seul garant de la pérennité d’une identité d’un peuple dont les deux tiers se trouvent en dehors des frontières de la République d’Arménie. Las des grandes messes pan arméniennes et des déclarations de bonnes intentions, ces Arméniens de la diaspora ont intérêt à assainir leur relation vis-à-vis d’Erevan sur un socle nouveau, autre qu’humanitaire ou simplement touristique. Une diaspora vache à lait ou complice de l’oligarchie prédatrice n’a pas été à même de participer à la construction d’un pays où derrière le vernis étatique et de ses apparences, se cache un régime en déliquescence. Un Etat mémoriel se voulant le pôle unique et définitif d’un monde arménien ultra fragmenté et pluriel. Mais opter pour une relation horizontale et être une force de proposition positive en Arménie sous-entend intégrer les codes culturels caucasiens qui ne sont pas à la portée de tous. D’où l’idée de se doter d’un conseil pan arménien représentatif des tendances et des communautés, ou encore d’un sénat - chambre haute – composée de « sages » arméniens de la diaspora nommés par quota et par les différents organes de l’Etat arménien à la fois en fonction de leur pays d’origine et de leurs compétences professionnelles.
Si Erevan prend à bras le corps ce problème de l’intégration des diasporiques dans son appareil d’Etat, se posera à l’évidence la question des rapports de double allégeance. Mais à l’évidence il s’agit d’un pas important à accomplir, une chance historique à la fois pour la diaspora traditionnelle issue de 1915, qui doit reconnaître l’obsolescence des structures existantes, l’anachronisme du hayabahbanoum (conservation de l’arménité) ; et pour celle issue de 1991 qui doit se réconcilier avec une Arménie qu’ils ont quitté par dépit.
Pour une refonte du logiciel arménien
Ce chantier de la construction d’une nouvelle relation Arménie diaspora(s) passe indéniablement par l’élaboration d’une nouvelle sémantique. Et l’appropriation de nouveaux outils conceptuels à même de décrypter le réel tel qu’il est et pas tel que nous l’avons fantasmé depuis soixante ans. Cela nous invite à nous délivrer des mythes consolateurs (révolution hay tadiste, culte des fédayis et de leurs avatars, épopée de la première guerre de l’Artsakh…) et de penser la relation Arménie et la diaspora dans une nouvel configuration spatio-temporelle. Cette guerre de 44 jours avec les funestes conséquences que l’on sait a été l’occasion de voir émerger une « diaspora numérique » connectée et proactive. Portée par toutes les composantes du monde arménien, cette dynamique transnationale à été caractérisée par l’éparpillement des initiatives, le manque cruel de coordination entre ces dernières, tout en marquant des points décisifs au niveau d’une représentation identitaire jusque-là marquée du sceau de la victimisation. Mais passé la douche froide de la défaite, est venu le temps des questionnements. Le vieux logiciel arménien caractérisé par ses structures partisanes et caritatives traditionnelles, la corruption du haut clergé de l’Eglise apostolique etc. fait craindre aux certains intellectuels de la diaspora, comme Alain Navarra-Navassartian le danger de la désaffiliation, bien plus dangereuse que la seule assimilation. Si rien n’est entrepris pour la refonte du logiciel pan arménien, à l’évidence la désertion se poursuivra et la prochaine génération posera la sempiternelle question qui les ont précédées en diaspora : existe-t-il une voie alternative à l’assimilation et au communautarisme ? Les Arméniens seront-ils en mesurent de s’inspirer des modèles de structuration et de représentation des communautés diasporiques existantes à l’image du conseil des communautés portugaises, cet organe consultatif du gouvernement de Lisbonne composé de 80 membres de la diaspora portugaise élus pour un mandat de quatre ans ? En l’état actuel et dans ce contexte de situation mouvante, un des enjeux de la transmission passe par la mise en valeur du lien inter générationnel et transnational. Les expériences et les combats de nos aînés doivent être une source d’inspiration et de réflexion critique, de la même manière que les réseaux diasporiques qui existent sur la toile ne sont pas suffisamment exploités. Or, il y est un outil remarquable qui n’est pas suffisamment valorisé : la presse numérique arménienne et ses contenus appelés à se moderniser et à s’amplifier à l’échelle du globe dans la perspective de l’élaboration d’une future sémantique. Mais encore faut-il qu’il y aient des moyens, une volonté politique de la part des structures concernées, la FRA et son remarquable réseau transnational et plurilingue (Azbarez, de los Angeles Armenian Weekly et Hayrenik de Boston, Horizon de Montréal, Diaro Armenia de Buenos Aires, Azad Or, d’Athènes Aztag de Beyrouth Alik de Téhéran, etc…) est concernée au premier chef. Il en est de même pour l’UGAB. Se posera alors la question d’investir le champ de la communication, des idées et de la production d’un savoir en phase avec les enjeux du réel. Sous-entendu faire preuve de professionnalisme et avoir conscience que le village global arménien est résolument en ordre de marche dans une logique de cercles de convergence : le local (le pays d’émission), le national l’Arménie et le transnational (la diaspora). Peut-être alors, que le monde arménien pourra se projeter autrement que dans le mythos. Alors seulement, une nouvelle tradition porteuse de sens et de perspective ravivera l’âme arménienne desséchée. Le vieux logiciel hay tadiste et mémoriel, frappé d’obsolescence par la révolution de velours et les bouleversements en cours dans le monde se muera en projet pour une Arménie forte et attractive. De sorte que l’identité ne sera plus un fardeau, ni un choix militant, mais une évidence.
- Pour se procurer l’ouvrage s’adresser à eglise@sourphagop.net