Des avocats français choisissent l'Arménie comme tête de pont des investissements de leurs clients au Caucase et en Asie centrale

Economie
05.02.2024

En affaires comme en toute autre chose, l'union fait la force. "Hérès & Wise", fruit de la collaboration entre deux cabinets d'avocats d'affaires internationaux, l'un arménien, l'autre français, gère et conseille les projets d'investissement des sociétés françaises et francophones (mais pas que) sur un marché arménien en pleine ouverture et véritable tremplin, bien au-delà de ses frontières.

Par Olivier Merlet

 

"Hérès " est un jeune cabinet international d'avocats français ouvert à Paris en 2013 sur le constat d'un repli continu du droit français à l'étranger et du désengagement des cabinets français de ces marchés. Expatrié huit ans à Moscou, Charles-Henri Roy, associé gérant et fondateur d'"Hérès " le constate sur le terrain où de nombreuses entreprises françaises sont contraintes à confier leurs arbitrages locaux aux cabinets anglo-saxons, les français rapatriant progressivement leurs affaires sur Paris. Il y a peut-être une carte à jouer…

À Moscou, les affaires prospèrent, "Hérès " travaille aussi avec l'Ukraine, mais les tensions entre avec Kiev ne cessent de croitre. « Pour le développement international du cabinet, il fallait envisager un redéploiement sur une autre zone », raconte Charles-Henri Roy. « Nous avions une avocate colombienne au siège qui passait son barreau à Paris. Elle nous parlait des changements en cours dans son pays, du problème des FARC qui avait été réglé, et des nouveaux partenariats que son pays recherchait en Europe. En 2017, une convention fiscale est signée avec la France et dans la foulée, nous ouvrons notre cabinet local ». Les planètes s'alignent. Du fait de la stabilité retrouvée du pays et des accords avec le gouvernement français, de grandes entreprises hexagonales travaillant en Amérique du Sud rapatrient leur siège en Colombie et s'engagent avec "Hérès " pour le suivi juridique de leurs activités. Le cabinet ouvre une représentation au Brésil, au Mexique et au Chili. Un véritable microcosme d'affaires français et francophone se met en place au sein du continent latino-américain.

A 11000 kilomètres de là, en février 2022, les craintes suscitées par les relations russo-ukrainiennes se concrétisent, la guerre éclate et l'antenne russe d'"Hérès " se retrouve à régler des dossiers de départ et de liquidation des sociétés françaises installées en Russie. Alexandre Porechny, avocat au bureau de Moscou, décide de s'installer travailler à Erevan.

Il y noue de nouveaux contacts et partage déjà quelques dossiers avec deux avocats arméniens, Davit Asatryan et Mihran Aghababyan, fondateurs du cabinet "Wise" et comme lui spécialisés en droit des affaires et des sociétés. La relation prospère et s'officialise : "Hérès & Wise" est lancé au printemps 2023, s'appuyant sur l'expérience locale et l'expertise de ses partenaires arméniens.

Rencontre…

 

Pourquoi avoir choisi l'Arménie plutôt que d'autres pays, la Géorgie par exemple, qui abrite le siège caucasien de nombreuses organisations internationales ?

Le marché arménien et son profil ne nous étaient pas inconnus. La Russie compte une diaspora arménienne significative et importante avec laquelle nous avions des contacts réguliers. Nous savions que le pays présentait un fort potentiel dans la "soft economy", les services, l'innovation et les technologies, avec des ressources humaines hautement qualifiées, sachant que sa particularité est de ne pas avoir de sortie sur la mer. Mais d'autres ressources peuvent être mises en place pour attirer et bénéficier des investissements des entreprises françaises.

Les liens historiques qu'entretient l'Arménie avec la France la rendait plus proche que la Géorgie. La Communauté française y est moins représentée mais la communication est plus facile. Sa proximité avec la Russie a également joué en ce sens pour la simple raison qu'on ne voulait pas perdre nos contacts sur place. L'Arménie nous semblait un pont entre l'Europe et la région d'une manière générale, pas seulement avec la Russie mais avec tout le Caucase et l'Asie centrale. De nombreux projets de "near shoring" sont à l'étude, de relocalisation d'entreprises étrangères, motivées par l'idée d'y créer une usine, par exemple, pour distribuer sur toute la zone. Des cabinets chinois installés au Kazakhstan avec lesquels nous sommes en contact s'intéressent aussi au marché arménien depuis qu'ils ont appris que nous y avions ouvert un bureau de représentation.

Ces pays, par effet opportuniste lié à la crise actuelle en Russie, sont appelés à gagner une émancipation qu'ils n'avaient pas jusqu'à présent. Ils vont bénéficier d'un développement quasi certain et prendre position en Arménie nous semblait naturel pour rayonner sur la zone.

 

Quels sont les secteurs les plus attrayants en Arménie vis-à-vis des investisseurs étrangers ?

Nous sommes en train de préparer un petit guide sur les investissements en Arménie qui devrait être prêt à la fin du mois. Les Arméniens sont très forts en high-tech et en finance, de véritables créateurs d'innovation dans ces domaines. L'agriculture, ensuite, présente un potentiel réel et encore inexploité, en particulier dans la transformation agroalimentaire. La matière première est là, avec des produits à forte valeur ajoutée qu'il faut pouvoir transformer ici en visant de nouveaux marchés, plus seulement la Russie. L'énergie solaire se développe énormément, avec de très gros projet en cours, d'installation de panneaux solaires à Sevan ou a Vanadzor. Le nucléaire également et les micro-centrales, des solutions d'avenir. La fabrication de semi-conducteurs, la transformation du minerai de lithium…

L'Arménie pourrait devenir un atelier pour l'Europe, pour toute la zone et pour beaucoup d'autres pays. C'est tout à fait envisageable. Dans l'industrie textile, cela fonctionne déjà très bien, avec une main d'œuvre qualifiée et relativement peu couteuse. Zara est présent en Arménie. D'autres Européens, les Américains ou les Indiens essaient de rentrer sur le marché qui est encore très tenu par les Russes.

 

Et au niveau juridique, quels sont les avantages à déployer ses activités en Arménie ?

Des dispositions légales ont été adoptées pour favoriser les investissements étrangers, des zones économiques spéciales sont mises en place, moins spectaculaires que dans certains pays, certes, mais les conditions de base au niveau de la fiscalité ou des charges sociales ne sont pas comparables. L'Arménie est beaucoup plus attractive.

Sa législation est par ailleurs très adaptative et orientée vers le marché. Le gouvernement arménien répond aux besoins des investisseurs et s'efforce d'intégrer les mécanismes internationaux. Les contrats de type "Safe" par exemple, très utilisés par les start-ups, permettent aux entreprises qui atteignent un certain niveau d'investissement et de résultats de transformer les capitaux versés en actions et aux investisseurs d'en devenir propriétaire. Ce format est tout récent.

Les autorités essaient d'adapter le terrain aux exigences du marché pour le rendre plus attractif et favoriser son ouverture aux investisseurs étrangers, tout en leur assurant la prévisibilité et la sécurité de leurs d'investissements, et pas uniquement dans le secteur IT. D'autres programmes dans l'agriculture permettent d'obtenir des crédits d'impôts ou de se faire rembourser certaines dépenses. Le gouvernement semble à l'écoute, il suffit juste de lui faire remonter les informations.

Il est par ailleurs important de souligner qu'il ne s'agit pas ici d'une "inflation législative", une multiplication de lois qui ne servent à rien et pourraient dérouter les entrepreneurs, mais bien de réformes juridiques effectuées en faveur du secteur commercial et industriel. Non seulement par les lois, d'ailleurs, mais aussi par les jugements rendus par les tribunaux en faveur des entreprises dans de nombreux cas de contentieux avec l'administration fiscale.

 

Question inverse : quels sont les freins à l'investissement ?

La petite taille du marché, indéniablement, et l'imprévisibilité de la situation politique jusqu’à présent. Les investissements étrangers s'entendent sur le long terme, il est clair que la guerre avec l'Azerbaïdjan et les évènements de l'automne dernier n'ont pas été des facteurs de stabilité. Il va surement falloir un peu de temps avant que la représentation que se font les investisseurs étrangers de l'Arménie change et qu'ils reprennent confiance. Les investisseurs détestent l'imprévisibilité. Une fois ce frein levé, qu'ils auront la certitude que le pays n'est plus en guerre, que la frontière avec la Turquie va s'ouvrir, tout peut aller très vite.

L'Arménie bénéficie d'un emplacement stratégique et certainement des meilleures ressources humaines de la zone. Beaucoup de société s'y intéressent, l'implantation y est rapide et facilitée avec une législation très pro-business. Donc…

 

Justement, en prenant les choses à l'inverse, le fait de "booster" les projets d'investissement ferait certainement gagner le pays en sécurité et en stabilité puisque les investisseurs prendraient alors tous les moyens pour protéger et faire protéger leurs investissements.

Tout à fait d'accord, mais le point de base pour les faire venir, c'est la confiance et de nouvelles avancées sont encore nécessaires... Pour faire venir les investisseurs, il faut une sécurité juridique, qui est là, une sécurité financière, qui marche plutôt bien, et une sécurité politique qui elle, malheureusement, n'existe pas encore, même si nous sommes persuadés que le pays va bientôt y arriver, s'ouvrir et s'enrichir. Plus il y aura d'investissements, plus le pays sera sûr, c'est une certitude. Il faut amorcer le mouvement, c'est là toute la difficulté.

Mise à part le côté géopolitique, l'aspect politique interne pose encore certaines questions. La transition avec les pratiques héritées des anciennes gouvernances n'ont pas toutes disparues, les réformes sont encore en train de se mettre en place. Les hommes d'affaires arméniens doivent aussi apprendre à se mettre à la page des standards européens et internationaux pour une gestion plus transparente de leurs affaires.

La jeune génération, elle, est complètement occidentalisée. Beaucoup ont été formés en partie ici, puis en Europe ou aux États-Unis. Aujourd'hui, ils reviennent. L'investissement va permettre les retenir, ce sont eux-mêmes des entrepreneurs parfois. L'évolution des lois est très ciblée et en ce sens, un écosystème vertueux est en train de se mettre en place qui va permettre d'attirer encore d'autres investissements. Nous constatons que tout va très vite par rapport à beaucoup d'autres pays.

 

En revenant sur la taille de l'Arménie et de son marché, le fait d'ouvrir grand ses portes aux investissements étrangers ne représente-t-il pas un danger supplémentaire vis-à-vis de sa souveraineté ?

C'est toujours un risque mais nous n'y croyons pas. Et si l'Arménie ne le prend pas, elle ratera le coche de son développement. Sa diaspora est nombreuse, beaucoup d'Arméniens rêvent de voir le pays s'ouvrir, de revenir s'y installer et prendre les rênes de diverses activités.

C'est aussi la tâche du politique que de contrôler tout cela. En France, par exemple, il existe de nombreux appels à investissements dans des secteurs stratégiques qui requièrent au préalable l'accord du ministère de l'économie et des finances. Cette liste ne cesse d'ailleurs de croitre et il est normal que ce soit contrôlé.

 

A propos de listes, il semble relativement compliqué en Arménie de trouver un répertoire des projets faisant appel à investissements étrangers…

C'est effectivement une difficulté que nous avons rencontrée alors que nous souhaitions présenter certaines offres très concrètes. On ne parvenait pas à les trouver, ouvertement, facilement, même si elles sont tenues de faire l'objet d'appels d'offres publics. Nous avons dû aller les rechercher auprès de l'administration.

Cela fait partie des choses à améliorer, une nécessité d'ouverture et de transparence. Les autorités concernées travaillent sur ce problème, ils en ont conscience.

 

En tant que cabinet d'avocats français en Arménie, pouvez-vous exercer une certaine influence par rapport à ces carences, de conseil auprès des autorités concernées ou vous limitez-vous à l'accompagnement des sociétés étrangères et à la promotion de l'Arménie auprès des investisseurs français ?

Nous nous positionnons sur ces trois domaines à la fois. Dans la mesure du possible, nous nous appuyons sur la CCI France-Arménie ou l'ambassade pour faire remonter des informations sur ce que l'on pourrait améliorer. Travailler en direct avec les autorités, c'est beaucoup plus délicat.

Notre force, effectivement, notre principal vecteur d'intervention, consiste à convaincre nos clients - des grands groupes et des PME - des opportunités existantes pour s'implanter ici. Expliquer que c'est un pays appelé à se stabiliser rapidement, un pays sûr où leurs investissements sont sécurisés et où il y a un vrai potentiel. De "vendre", entre guillemets, l'Arménie à nos clients, de leur montrer, à eux et aux sociétés arméniennes, tout l'intérêt de conclure un partenariat local.

Nous travaillons beaucoup avec la CCI France-Arménie, nous avons de très bons contacts avec" Entreprise Armenia" qui est un guichet unique pour les investisseurs, un établissement créé pour faciliter les investissements et placé sous contrôle direct du Premier ministre. Au-delà du conseil juridique, d'aider à comprendre le terrain, nous voyons notre rôle avec nos associés de Wise comme une force de consultation et de consolidation de toutes les institutions qui peuvent nous aider à "vendre" l'Arménie.

 

Sous quel statut juridique les entreprises étrangères peuvent-elles s'implanter en Arménie ?

Société à capital 100 % étranger, co-entreprise (JV) ou bureau de représentation, l'Arménie offre toute latitude au niveau de la forme juridique. La JV est très utilisée car elle permet aux sociétés françaises de venir ici sans se retrouver seules, sans connaître le pays et sans parler la langue, et au partenaire local de se développer.

Le bureau de représentation ne permet de pas de conclure d'affaires directement, il s'agit davantage d'un bureau d'observation du marché, d'étudier et de répondre aux appels d'offre et lorsqu'elle est gagné, le cas échéant, de passer en structure locale.

Le marché local est bien adapté à des implantations de type société à responsabilité limitée, 100 % étrangères ou en JV. Le "franchising" fonctionne aussi très bien et on note également l’émergence de fonds d'investissement pour prendre des participations dans les sociétés locales.

 

379 millions de dollars d'investissements étrangers en Arménie en 2021, quelle est la part française ?

Trop faible encore, quelques millions, malgré la présence de grands groupes comme Veolia, Pernod-Ricard, Bureau Veritas, Amundi, Acba. Ce qui reste très surprenant car il y a déjà de belles expériences.

 

Comment voyez-vous l'évolution économique de l'Arménie, ses perspectives, ses projets d'affaires ?

Beaucoup d'espoir dans l'avenir de l'Arménie, sincèrement. Je pense qu'l va y avoir une grande appétence des Européens et des Américains pour la zone du Caucase et de l’Asie centrale du fait, notamment, des faiblesses russes qui apparaissent sur ce marché.

Grâce à sa diaspora et aux liens historiques qu'elle a tissé avec la France, on va beaucoup parler de l'Arménie en France. Le problème de la guerre semble sur le point de se régler, il va forcément y avoir des investissements qui vont arriver. C'est une quasi-certitude, tout cela est en train de monter en puissance.