
Après que les jeunes générations du Népal, de Madagascar et du Pérou ont renversé leurs gouvernements en septembre et en octobre, la Géorgie aurait pu s’ajouter à la liste des révolutions d’automne. Il n’en a rien été : le soulèvement du 4 octobre, balayé par le pouvoir, donne à l’opposition pro-européenne dans le pays le sentiment d’une cruelle défaite. Grand vainqueur, le gouvernement du Rêve géorgien sort renforcé d'une lutte de longue haleine avec son opposition, au cours de laquelle il a employé tous les moyens à sa disposition pour réduire au silence ses détracteurs et anéantir leur capacité d’action.
Par Marius Heinisch
La lutte finale
Le soir tombe sur Tbilissi le samedi 4 octobre, avec lui le résultat des élections locales. 78% seulement des bulletins ont été dépouillés, mais la victoire du Rêve géorgien, le parti du Premier ministre Irakli Kobakhidze, ne fait plus aucun doute. Totalisant plus de 80% des suffrages exprimés, elle écrase une concurrence… absente. Le Mouvement National Uni (MNU), l’autre grand parti national, avait en effet refusé de prendre part au scrutin, suivi par la plupart des partis d’opposition. C’est donc dans les rues de la capitale géorgienne que s’est jouée la véritable bataille pour l’avenir du pays.
A l’appel des principales figures du mouvement qui, depuis les soupçons de fraude aux élections législatives d’octobre 2024, réclame le départ du gouvernement, des dizaines de milliers de manifestants se sont rassemblés sur l’avenue Roustavéli, théâtre habituel de leur opposition avec des forces de l’ordre. Mais bien vite, la foule enfle, déborde et glisse jusqu’au palais du Président Mikheïl Kavelachvili, dont elle cherche à forcer les grilles sous le mot d’ordre de “sauver la démocratie géorgienne.” Canons à eau, salves de gaz lacrymogène et charge de boucliers les en empêchent, et enclenchent un cycle de répression politique inédit dans l’histoire du pays depuis les purges de l’époque soviétique.
Dès le lendemain, le visage grave du Premier Ministre Irakli Kobakhidze apparaît sur les écrans de télévision. Il décrit une “tentative de renverser par la force l’ordre institutionnel”, et promet aux meneurs du mouvement que “personne ne restera impuni.” Le jour même, cinq de ses principales figures sont arrêtées. Elles risquent jusqu’à neuf ans d’emprisonnement. Le total des arrestations se portait à trente-six au 9 octobre. Dans le même temps, le parlement géorgien, contrôlé par le parti au pouvoir, votait en faveur d’un durcissement de la législation sur le “blocage des routes”, permettant l’arrestation, dimanche 19 et lundi 20 octobre, d’au moins quatorze manifestants supplémentaires. Ce chiffre continue d’augmenter depuis.
Les poupées russes
Le soulèvement d’octobre a fourni au gouvernement du Rêve géorgien l’occasion de disperser, au moyen d’un arsenal aussi bien policier que juridique, les dernières forces du mouvement d’opposition. Ce dernier acte conclut donc dans la violence trois séquences politiques imbriquées entre elles sur trois échelles de temps distinctes. A la façon des poupées russes emboîtées les unes dans les autres, le soulèvement du 4 octobre constitue un point de bascule pour la Géorgie, après trente ans de construction nationale.
Il achève d’abord un bras de fer entre le gouvernement du Rêve géorgien et les forces vives de l’opposition pro-européenne, déterminées à exprimer dans la rue leur refus de reconnaître le résultat des élections législatives d’octobre 2024. Celles-ci ont vu le Rêve géorgien, au pouvoir depuis 2012, obtenir une nouvelle majorité à l'Assemblée nationale, alors que le scrutin avait été entaché par des soupçons de fraude électorale. La plupart des chancelleries occidentales, hostiles au Rêve géorgien depuis que celui-ci a suspendu le processus d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne en avril 2024, ont refusé de reconnaître le résultat de cette élection, et le Parlement européen a voté une résolution pour nier la légitimité des autorités qui en étaient issues.
Chaque soir, sur l’avenue Roustavéli, une foule de manifestants, accusant le gouvernement de liquider l’avenir européen de la Géorgie, se réunissait face à des forces de l’ordre de mieux en mieux armées, et sous l’oeil des services de renseignement prêts à exploiter chaque semblant d’infraction dans des procès d’intimidation. L’attaque du 4 octobre contre le palais présidentiel, en plus de couper la tête du mouvement en conduisant à l’enfermement ses principaux leaders, a donné au gouvernement la marge de manœuvre nécessaire pour corseter encore davantage les libertés publiques.
Ce face-à-face de deux Géorgies fait fond sur une tension plus large entre deux blocs politiques antagonistes. Le premier, mené par les acteurs de la société civile, et notamment les Organisations Non-Gouvernementales (ONG) et les médias massivement financées par l’Occident, exprime les aspirations de la jeunesse et de la bourgeoisie urbaine de Géorgie à s’intégrer aux structures euro-atlantiques (Union européenne, Organisation du Traité de l’Atlantique Nord). Face à lui, une administration alignée sur les intérêts de la Russie voisine, appuyée sur un socle d’électeurs à dominante rurale, et plus âgé.
Le rêve Géorgien avait pourtant fait son irruption dans la vie publique de la petite république du Caucase comme une coalition d’opposition contre le gouvernement du Premier Ministre Mikhaïl Saakachvili, alors discrédité par la guerre contre la Russie en 2008 et accusé d’avoir fait torturer plusieurs de ses opposants politiques. Initialement présentée comme pro-intégration européenne, la formation politique contrôlée en sous-main par l’oligarque Bidzina Ivanichvili s’est progressivement rapprochée des positions soutenues par Moscou, notamment en mars 2023 via une loi visant directement les ONG et les médias financés par l’Occident qui avait déjà provoqué de vives tensions entre manifestants et forces de l’ordre. Si le texte sur les “agents de l’étranger” avait été un temps retiré sous la pression de la rue, le Rêve Géorgien l’a imposé par la force à sa population un an plus tard, en avril 2024, assumant alors, dans un durcissement sans précédent, qu’il suspendait l’intégration européenne du pays.
En écrasant le soulèvement du 4 octobre, le Rêve géorgien achève donc de se placer dans l’orbite de Moscou, et tranche pour de bon trente années d’hésitations géorgiennes entre attraction occidentale et dépendance russe. A son indépendance en 1991, la Géorgie formule pourtant le vœu d’intégrer l’espace politique européen, qu’elle fait inscrire dans sa Constitution. Mais il n’est pas chose aisée de tourner le dos à Moscou après avoir été, sept décennies durant, une République Socialiste Soviétique. Une violente guerre civile entre nationalistes géorgiens et séparatistes abkhazes et ossètes secoue le pays de 1991 à 1993, sans pour autant régler durablement le statut des minorités ethniques vis-à-vis de Tbilissi. En 2008, la Russie profite ainsi d’un énième accrochage entre nationalistes et séparatistes pour amputer la Géorgie de 20% de son territoire au terme d’une guerre éclair. Voilà la petite République du Caucase hameçonnée par une Russie dont - ce sont les sondages d’opinions qui le montrent de façon unanime - la population aspire pourtant à se défaire. Deux chiffres racontent la profondeur des hésitations géorgiennes : si 80% de la population se déclare pro-européenne, 80% des suffrages exprimés continuent d’aller au Rêve géorgien.
Destin d’une nation interstitielle
C’est que se pose, au fond, la question de l’autonomie réelle d’une nation de trois millions d’âmes vis-à-vis des 120 millions de Russes, avec lesquels se font la majeure partie des échanges. Depuis Tbilissi, il suffit d’emprunter l’autoroute du nord, en direction de Kazbegi, pour prendre la mesure de la dépendance russe : des files ininterrompues de camions venus de l’autre versant des montagnes convoient, vers les plaines de Géorgie, la plupart les denrées alimentaires, industrielles et énergétiques nécessaires au fonctionnement de l’économie. Des filières, des villages entiers ne vivent que des échanges avec le voisin russe, auquel l’Union européenne ne saurait se substituer.
En Géorgie, les luttes internes pour le pouvoir reflètent et amplifient la guerre que se livrent à distance les grands blocs d’influence. A ce titre, le discours maximaliste tenu par les Occidentaux au peuple géorgien, l’exhortant sans prudence ni garantie concrète à rompre jusqu’au dernier ses liens avec Moscou n’a pas moins participé à la polarisation du débat public que les cyniques manoeuvres d’influence, plus ou moins brutales, entreprises par le Kremlin. Si le destin de la Géorgie révèle la violence dont est capable la Russie pour sauvegarder ses intérêts dans les pays qu’elle désigne comme son “étranger proche”, il illustre aussi la voracité occidentale dans la captation des débris de l’empire soviétique. Existait-il, pour la Géorgie, un destin interstitiel ? La possibilité de s’ouvrir sur l’Occident sans abandonner en rase-campagne tous ceux dont la survie dépendait de son arrimage au système russe ? Une certitude demeure : il est maintenant trop tard pour l’envisager.








