Une poignée de ressortissants iraniens avait allongé des couvertures à même le sol la nuit dernière sur l'Avenue du Nord pour y passer la nuit en attendant la réouverture du Centre Mobile de vaccination. La police est intervenue en leur indiquant des lieux d'hébergement susceptibles de les accueillir malgré l'heure tardive. Ils étaient de retour ce matin pour reprendre la queue, 200 personnes environ, alignées sous le cagnard en une longue file de près de 50 mètres.
Par Olivier Merlet
Files d'attente
Cela fait déjà 6 jours qu'Ali patiente pour l'injection rédemptrice. Résident de Téhéran où il est né en 1989, il espère bien que ce sera son tour aujourd'hui et qu'il pourra repartir dès demain. Architecte de métier travaillant à l'international, il a monté son propre cabinet et doit régulièrement se rendre en Europe ou à Londres pour y défendre ses projets. Depuis l'explosion de la pandémie il y a déjà plus d'un an, il éprouve les pires difficultés pour voyager : " j'ai des partenaires sur place en qui j'ai toute confiance, heureusement, mais je suis bien obligé d'être présent, en personne, pour négocier certains projets. Depuis la mise sur le marché des vaccins, c'est encore pire, de nombreux pays exigent désormais la vaccination comme préalable à l'entrée sur leur territoire."
Problème : l'Iran ne vaccine pas, ou très peu. Au 30 juin dernier, moins de 2% de ses 83 millions d'habitants serait complètement vaccinée, à en croire le site ourworldindata.org développé par l'Université d'Oxford. En cause, encore et toujours, les sanctions imposées par les Etats-Unis et la politique - du pire pour ses concitoyens- menée en réaction par le gouvernement iranien qui interdit l'importation de tout produit américain ou anglais. Ceux depuis longtemps promis, en provenance de Chine et de Russie, se font toujours attendre et ne sont administrés, quand ils arrivent, qu'aux plus de 65 ans. En Arménie, à l'inverse, on dispose de trop de doses par rapport à une population trainant des pieds pour aller se faire vacciner. Certaines sont déjà proches de leur date de péremption, il serait aberrant de ne pas les utiliser.
Surbooking
Lorsqu'Ali apprend par les réseaux sociaux qu'en Arménie, ami et partenaire économique accessible sans visa de l'autre côté de la frontière, le gouvernement propose à tout étranger de passage l'injection gratuite et sans formalité du vaccin, il n'hésite pas une seconde. Il n'est pas le seul. Malgré la mise en service de deux vols supplémentaires par semaine, plus aucune place disponible avant fin août sur "Armenia Airlines", seule compagnie à assurer la liaison directe Téhéran-Erevan. Même chose pour les bus : tous pleins. Plutôt que de choisir une autre compagnie, via Doha avec 20 à 30 de transit à l'aéroport, il prend l'avion jusque Tabriz, un premier taxi jusqu’à la frontière qu'il passe à pied et encore un autre pour rejoindre la capitale arménienne.
En s'y prenant dès le mois de juin, Hamed, Téhéranais lui aussi et trader pour le compte d'une banque privée, a pu réserver une place sur un tour organisé par une agence locale iranienne. 30 heures de voyage au total, dont 13 d'attente, et changement de bus au poste frontière de Nurduz-Agarak près de Meghri. Il n'aura passé que 4 jours à Erevan, sa deuxième injection est déjà fixée au 15 septembre. Ses motivations ne sont pas professionnelles mais purement sanitaires. Une cinquième vague, celle du variant Delta, fait actuellement des ravages dans la République islamiste, on y parle de 17000 morts jour depuis deux semaines.
Classe affaires
10 millions de Rials, un peu plus de 250 Dollars (127 000 Drams), c'est le coût du billet aller/retour Téhéran-Erevan. Il faut y rajouter un droit de sortie du territoire de 4 millions de Rials pour une première fois, 6 de plus pour une seconde. Soit un total d'environ 500 Dollars pour le simple voyage (250 000 Drams environ), sans compter les nuits d'hôtel et les frais dépensés sur place. Le voyage en bus, pour ceux qui ont eu la chance de s'y prendre à l'avance comme Hamed est plus économique, il représente toutefois plus d'un mois du salaire moyen en Iran. Normal qu'à ce prix-là, les touristes "Zeneca" que l'on rencontre Avenue du Nord ne soient pas vraiment ceux des classes populaires iraniennes.
Flairant l'argent facile, certains ne s'y sont pas trompés :" Avant-hier, un gars est venu nous voir" confie Hamed, "il parlait farci aussi bien que moi. Il nous demandait 250 dollars pour nous conduire à un laboratoire où l'on recevrait la dose dans la journée. Il a trouvé des clients. Nous, nous sommes venus en groupe, l'hôtel est réservé, pas très loin d'ici et tout se passe bien, pas de surprise. On attend, c'est tout."
Face à cet afflux imprévu d'estivants d'un nouveau genre, les autorités arméniennes ont décidé, à compter du 15 juillet, de conditionner l'obtention du vaccin à certaines contreparties : il restera gratuit mais l'on exigera de ces "touristes médicaux" qu'ils prolongent quelque peu leur séjour, prennent le temps de sillonner les hauts-lieux touristiques du pays (ils en valent bien la peine de toutes façons) et surtout, s'attardent un peu plus dans les boutiques, les restaurants et les hôtels, partout où il leur sera possible de contribuer en retour à l'économie locale.
Basse Polémique
"L'infection ne reconnaît ni la citoyenneté, ni les frontières. Afin de protéger tout le monde, à commencer par nos citoyens, nous sommes partisans d'un droit de traitement égal pour tous, conforme à tous les principes humanitaires." Interrogée sur le nombre de ces candidats étrangers à la vaccination, Anahit Avanesyan, Ministre de la santé par intérim, précise : "ils ne représentent pas un pourcentage important. Le fait qu'ils n'aient accès qu'aux seuls centres mobiles, dans la rue, les rend forcément plus visibles". Elle confirme : " à partir du 15 juillet, les citoyens étrangers ne pourront se faire vacciner en Arménie qu'à la condition d'y rester au moins 10 jours", billet d'avion ou réservation d'hôtel à l'appui Une compensation somme toute bien légitime et légale.
Il n'en fallait pas plus malgré tout pour que naisse une polémique. Mekhak Apresyan, président de la fédération du tourisme arménien, se plaignant de ne pas avoir été consulté, craint que "le nombre de visiteurs iraniens [ne soit] considérablement réduit alors que ces visites sont vitales pour nous. De nombreux hôtels et opérateurs touristiques annulent déjà les réservations. Hier, on m'a dit qu'ils devraient rester en Arménie pendant 10 jours et dépenseraient beaucoup d'argent. Je réponds dans ce cas que 20 jours, ce serait encore mieux. Mais resteront-ils vraiment, en réalité ?"
La défiance inattendue des populations vis-à-vis du vaccin, pas seulement arméniennes, loin de là, ont conduit à ce paradoxe de la surabondance de doses et au problème de leur conservation. Même poussée par les circonstances, la vaccination gratuite des étrangers sur son sol est tout à l'honneur de l'Arménie. En ces temps de confusion et de fierté nationale à recouvrer, les bonnes décisions méritent bien d'être saluées.