Hi-Tech arménienne, la tête et les jambes

Société
17.06.2022

Dans le cadre des Journées de la science et de l'entreprise organisées par le ministère de l'Économie, le Palais des Sports Karen Demirchyan réunissait ce 15 juin une superbe brochette de scientifiques arméniens de renommée mondiale. Ils ont échangé leurs points de vue sur l'alliance nécessaire des sphères scientifiques et entrepreneuriales en Arménie. Invité d'honneur de l'évènement, Ardem Pataputyan, prix Nobel de médecine 2021, a également fait part de sa propre expérience.

Par Olivier Merlet

Bien que le héros du jour, Ardem Patapuyan, ne fut programmé qu'en fin d'après-midi, le hall des conférences du complexe sportif d'Erevan faisait quasi salle comble dès l'ouverture de ses portes. Chose suffisamment rare pour ce genre de rendez-vous, sommes toutes destiné à un public un tant soit peu averti. Près de 800 personnes ont ainsi assisté à la première table ronde dont le modérateur n'était autre que Vahan Kerobyan, le ministre de l'Économie lui-même, instigateur de l'évènement.

L'économie par le développement technologique

"L'Arménie, carrefour aux frontières de la science et des affaires". Sous ce titre ambitieux, sinon prometteur, s'affiche également celui du choix politique et économique d'une Arménie pauvre en ressources dont les perspectives de croissance et de développement reposent en grande partie sur celui de son secteur technologique et scientifique. « À très juste titre », comme le reconnait indéniablement Carolin Geginat, directrice de la Banque Mondiale pour l'Arménie. Elle précise néanmoins que « la connaissance et l'utilisation des leviers financiers demeurent des outils essentiels » que scientifiques et chercheurs ne maitrisent pas toujours, pourtant seuls garants de la pérennité et de la valorisation de leurs recherches.

Le secteur des technologies de l'information et de l'électronique est un fleuron économique arménien. Fort de ses atouts en "matière grise", des capacités intellectuelles de ses étudiants et chercheurs, le pays a su développer dans ce domaine une industrie ainsi qu'un savoir-faire éprouvés et reconnus internationalement depuis une bonne dizaine d'années déjà. Pour Yervant Zorian, ingénieur en chef et président de Synopsys Armenia, l'un des premiers fabricants mondiaux de puces électroniques et de logiciels, les brillants succès obtenus ne doivent cependant pas dissimuler une réalité devenue aujourd'hui cruciale pour le secteur : 4000 postes de programmeurs, d'ingénieurs informaticiens et de développeurs en logiciels ne parviennent à être pourvus en Arménie. La relocalisation récente et massive de spécialistes du secteur venus de Russie n'y a rien changé, elle ne fait qu'accompagner celle de leur entreprise d'origine et ne génère finalement que peu de candidatures à l'embauche pour celles d'Arménie. Résultat : de nombreux projets échappent ou quittent le marché arménien par manque de techniciens qualifiés aptes à les traiter, par un défaut quantitatif en ressource humaine.

Pas de Hi-Tech sans Low Tech

Et pour attirer les cerveaux, peut-être faut-il simplement repenser et ne pas négliger ce que l'Arménie a toujours su bien faire, l'hospitalité, l'accueil, un environnement de vie extra-professionnelle simple, pratique et chaleureux ? C'est ce que pense Georgi Derluguian, publicitaire et professeur en sociologie à l'université de New-York d'Abu Dhabi. « Je disais à l'un de mes amis, pourquoi ne viens-tu pas passer un peu de temps en Arménie ? C'est un beau pays et on y mange bien…  Il m'a répondu qu'un pays sans mer, enclavé et dont les routes ne sont pas en très bon état n'était pas pour lui ».  À bien comprendre le sociologue, rien ne sert de vouloir pallier à l'impossible, mais si l'Arménie souhaite réellement devenir plus attrayante, fonder les bases sur lesquelles appuyer ses ambitions pour l'avenir, elle ne devrait pas se détourner de ce qui constitue son essence même, son caractère, et préserver ses qualités humaines et de service. « Des petits services de base essentiels », affirme-t-il, « des "remont", des "dertsak", des "jamagorts"*… tous ces petits métiers qui permettent aussi de produire et fixer localement de l'emploi, moins qualifié mais qui rend à tous la vie plus agréable et plus facile. L'Arménie devrait tout d'abord renforcer et développer sa culture "Low-Tech" si elle veut devenir un pays de High-Tech ».

Intervenant en fin de programme de cette série de conférences, Artem Pataputyan, tout en relatant son parcours personnel beyrouthin, puis professionnel aux Etats-Unis, reconnait que « l'Arménie compte déjà un grand potentiel dans le domaine informatique ». Pour le lauréat 2021 du prix Nobel de médecine, toutefois, si le gouvernement semble prendre les mesures adaptées pour réussir dans le domaine scientifique en contribuant notamment à des investissements pertinents dans la formation universitaire, « un petit pays doté d'infrastructures et de moyens limités doit veiller à mettre l'accent sur les domaines ou il peut se développer et exceller. L'informatique en est un » souligne-t-il, faisant remarquer toutefois que « pour ce qui est de la recherche médicale que je connais bien par exemple, un laboratoire d'envergure international doit pouvoir compter sur les meilleurs équipements, une technologie de pointe, des microscopes à plusieurs millions de dollars… L'Arménie ne dispose peut-être pas encore des moyens nécessaires à cette compétition ».

« Nous continuerons à approfondir les processus d'intégration dans l'économie mondiale et offrirons au monde le résultat de nos meilleures capacités intellectuelles », déclarait Vahan Kerobyan en ouverture de cette journée des sciences et des affaires. « Mens sana in corpore sano » disait le poête, « un esprit ardent dans un corps musclé », selon l'adaptation du père des Jeux Olympiques modernes, Pierre de Coubertin.

 

* "Remont", "dertsak" et "jamagorts" : "réparateur, couturière, horloger". Petites échoppes, des kiosques bien souvent, que l'on rencontre souvent dans les quartiers d'Arménie et qui ne désemplissent pas de travail. Des petits métiers longtemps disparus en Europe et qui refleurissent aujourd'hui.