Beaucoup de Libanais et de Syriens ont le sentiment d'avoir une double identité, et deux patries, surtout pour ces familles qui y ont trouvé asile au lendemain du génocide. Alors que le Liban s'effondre et que la guerre civile n'en finit plus en Syrie, leurs communautés arméniennes quittent le pays et beaucoup choisissent de rejoindre la seule terre de tous les Arméniens.
Par Yasmina Akar et Luc Alaux
S'ils restent très attachés au pays du cèdre, les Libanais portent l'Arménie dans leur cœur depuis leur naissance. Le Liban et l’Arménie ont d'ailleurs toujours entretenu des liens très étroits. De nombreuses communautés arméniennes ont peuplé le pays durant des décennies, essaimant au gré de leur fortune, vers Anjar dans la plaine de la Bekaa, et surtout à Burj Hammoud, faubourg beyrouthin connu sous le nom de "petite Arménie". Le 4 août 2020, les deux explosions du hangar numéro 12 du port de Beyrouth ravagent le quartier et précipitent l'effondrement économique du pays, en crise depuis de nombreuses années déjà. De nombreux libano-arméniens se résolvent à quitter le pays, beaucoup rejoignent l'Arménie, à la recherche d'un emploi, de confort et de sécurité.
"Honnêtement, je n'ai pas vraiment choisi de quitter le Liban, la situation dans le pays a contraint ma famille à partir à l’étranger. Pour notre propre sécurité…", raconte Hagop, Arménien Libanais de 28 ans.
Comme pour de nombreux Libanais, s'installer en Arménie a représenté à la fois une solution et un problème, beaucoup, en effet, ont dû faire face aux difficultés de trouver un logement et un emploi. « L'ambassade d'Arménie était pleine de gens venus faire leurs papiers ». Repat Armenia, une organisation qui aide à l'impatriation dans le pays confirme que le nombre de candidatures reçues en 2020 en provenance du Liban était accablant.
Le pays s'est prononcé en faveur du retour des Libanais, néanmoins, le processus d'intégration n'est pas si facile. "La maison est là où je pose ma tête, mais honnêtement, je dirais que je ne sais pas si je me sens appartenir à ici. J'ai personnellement rencontré des problèmes avec la langue arménienne orientale. C'est une question de temps, je le sais, mais pour l'instant c'est encore difficile", déclare Hagop. Il poursuit : « Je ne me sens pas intégré ici parce que la culture arménienne elle-même est en train de changer. Toutes ces diasporas venues de l'étranger, du Moyen-Orient, d'Europe ou des États-Unis... Ils viennent soit se réinstaller, soit ouvrir des entreprises. Je pense que ce sera mieux dans le futur car à petits pas, cela change le pays. Pour le meilleur j'espère. Mais encore une fois, il faut du temps, et en ce moment je me sens un peu découragé ».
Le cas des communautés syriennes en Arménie semble différent. Celles d'origine arménienne n'en représenterait finalement qu'une minorité. Elles ne manifestent pas vraiment d'attachement à leur pays ni de désir de retour. Elles se sont installées en Arménie pour travailler, monter leur affaire, certains jeunes pour y étudier, et tous ont fini par rester. « Alors que les générations plus âgées d'Arméniens Syriens continuent à être fortement attachées à la Syrie, cela ne semble pas être le cas pour les plus jeunes. Même s'ils ont vécu près de la moitié de leur vie dans leur patrie, aucun n'exprime le désir de retourner vivre en Syrie » dit Hovsep, jeune Syrien installé en Arménie.
Selon lui, ces jeunes se sentent chez eux en Arménie et s'y trouvent bien, malgré les défis, culturels et linguistiques auxquels ils sont confrontés. Ils y envisagent un avenir meilleur, même si l'Arménie est elle-même confrontée à de nombreux problèmes politiques, économiques et sociaux et n'est pas à l'abri de conflits qui pourraient influencer leur séjour.
Aujourd'hui à Erevan, les restaurants ou les entreprises libanaises et syriennes fleurissent et prospèrent. Elles ont gardé les caractéristiques libanaises et syriennes de leurs créateurs mais s'adaptent de plus en plus à la communauté arménienne et à son mode de vie. Certains se considèrent comme membres de la société arménienne au sens large, tandis que d'autres ne se sentent appartenir ni à l'une ni à l'autre. Hagop remarque : « je ne peux pas dire que je suis Libanais ou Arménien. Je peux simplement dire que je suis un Arménien Libanais, le meilleur des deux mondes ».
Il insiste de même sur l'idée qu'il n'y a pas de caractéristique culturelle ou sociale singulière d'un individu libanais. Les libanais viennent d'horizons très divers, de par leurs différences ethniques, religieuses ou socio-politiques. Elles se ressentent plutôt dans leur mentalité et leur comportement, chacun se réclamant pourtant de la plus pure tradition libanaise, ce qui ne manque pas, même ici, d'afficher un certain communautariste.
Ceci dit, à qui jeter la pierre ? Les Arméniens non plus ne sont pas unipolaires. On peut facilement reconnaitre un ressortissant de la diaspora d'un Arménien local, et même au sein de la diaspora, les accents, les comportements ou les opinions en témoignent, à l'instar du peuple libanais. Cependant, les Arméniens de la diaspora s'approprient et respectent la culture historique de leur terre d'adoption et partagent une vision commune de ses luttes d'aujourd'hui.
Le Liban, la Syrie et l'Arménie présentent de nombreuses similitudes. Tous ont dû relever de nombreux défis à travers l'histoire, contraignant beaucoup de leurs habitants à vouloir partir à la recherche d'un meilleur endroit où vivre. Ils font de meme tous partie de ces très rares pays dont la diaspora dépasse en nombre la population locale. Les Arméniens du Liban et de Syrie ont encore dû "hériter de la malédiction des deux patries", comme l'indique un article du "Nouvel arabe" écrit par Sami Erchoff. "Ils ont été exilés au Liban et en Syrie il y a cent ans, et maintenant ils sont obligés d'émigrer en Arménie, laissant à chaque fois derrière eux une partie de leur âme.
Hagop précise même: « J'ai l'impression que les Arméniens sont plus connectés à leur pays que les Libanais ne le sont au leur, mais je suppose que la raison derrière cela c'est le niveau d'espoir, devenu infime au Liban. Et probablement qu'une véritable identité et cause commune libanaise n'a jamais existé dans la réalité, contrairement à l'Arménie", explique-t-il.
Avoir des gens qui viennent du Liban et de la Syrie est évidemment bénéfique, pas seulement pour ces nouveaux arrivants, pour l'Arménie aussi . La question de l'identité n'est pas simple à définir, ni même à comprendre. Tout le monde la perçoit et l'explique différemment, mais c'est elle avant tout qui décide du souhait de rester ici en Arménie, pour de bon, ou de préférer retourner vivre dans des pays comme la Syrie et le Liban qui ont traversé et traversent encore des difficultés majeures. Mais il est vrai que la majorité de ces personnes font davantage partie de l'ancienne génération que des nouvelles. Les jeunes recherchent simplement un endroit sûr où bénéficier d'une bonne éducation, d'un environnement de travail favorable où ils peuvent échanger avec le reste du monde en profitant du calme et de la sérénité.
Pour Hagop, c'est l'endroit où il vit qui détermine sa propre identité. Comme lui, la relation des peuples à la terre et à ses habitants définit sans doute l'identité sociale et culturelle de tout un chacun, indépendamment de l'origine ethnique ou religieuse. Est-ce si facile de s'intégrer en Arménie ? L'origine commune ne fait pas tout, semble dire Hagop, « Cela prend du temps ».