Après le drame de la deuxième guerre d’Artsakh, une partie importante du patrimoine culturel arménien se retrouve dans les régions occupées par l’Azerbaïdjan. A côté de la crise humanitaire avec les prisonniers, les déplacés et les blessés à gérer, le problème de la disparition du patrimoine spirituel et culturel perdure. Face au silence des instances internationales, l’initiative « Monument Watch » a été créée afin de recenser le patrimoine chrétien sur les terres occupées et de sensibiliser la communauté internationale et la société civile à cette problématique primordiale.
Avec notre interlocutrice Anna Leyloyan, Maître de conférences à l'INALCO, Docteur en histoire de l'Art, nous vous présentons cette initiative qui a comme mission de tirer le signal d’alarme sur la destruction, le vandalisme et la violation de cet héritage historique, preuves parlantes de la politique haineuse anti-arménienne de l’Azerbaïdjan.
Propos recueillis par Luciné Abgarian
Comment et dans quel objectif en particulier l’initiative « Monument Watch » a-t-elle été créée ?
Au lendemain de la signature du cessez-le-feu en novembre dernier, j’avais adressé une lettre ouverte à l’ambassadeur de France en Arménie M. Jonathan Lacôte, ainsi qu’une lettre au ministre des affaires étrangères M. Jean-Yves Le Drian – qui m’ont tous deux répondu – afin de les alerter sur le risque de disparition qui pesait sur patrimoine historique arménien d’Artsakh se trouvant dans les parties prochainement contrôlées par l’Azerbaïdjan.
Les informations dont nous disposions à l’époque, relatives à l’accord signé par l’Arménie et l’Azerbaïdjan le 9 novembre 2020, ne faisaient aucunement mention du sort qui serait réservé à ces sites, véritables témoignages de la présence arménienne ancestrale sur ces terres. J’ai demandé par ces lettres de nous aider à sensibiliser la communauté internationale ainsi que la société civile à cette problématique essentielle à de nombreux égards. Toutefois, malgré́ une réelle volonté et des promesses de nous aider au plus haut niveau, nous constations, jour après jour, que nos pires craintes étaient en train de se réaliser.
Face à ce désastre, il était nécessaire d’agir, et il fallait agir vite. Aussi, avec le professeur Hamlet Petrosyan, nous avons réfléchi sur les différentes possibilités d’action qui s’offraient à nous en tant qu’universitaires. C’est ainsi qu’au début de l’année 2021, nous avons monté ce projet de création d’une plateforme académique indépendante dont l’objectif principal était de cartographier et inventorier (dans l’état d’avant-guerre) le patrimoine culturel immobilier, les musées ainsi que les centres spirituels de la zone frontalière Artsakh-Azerbaïdjan et des territoires de la République d’Artsakh qui, à la suite de la guerre de 44 jours, sont passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan, de constater l’état actuel (destruction, altération, réutilisation, suppression et modification de sculptures, images, inscriptions, utilisation de nouveaux symboles, etc.), ainsi que de présenter l’ensemble de ces éléments à la communauté́ scientifique internationale.
Qui sont les spécialistes du monitoring du patrimoine historique qui ont rejoint cette mission ?
Avec le professeur Hamlet Petrosyan, dont l’investissement et l’engagement sont essentiels dans ce projet, nous avons constitué un groupe de quinze experts - des archéologues, des architectes, des anthropologues culturels, des spécialistes des études arméniennes, des spécialistes des médias et d’Internet, ainsi que des traducteurs. C’est toujours grâce au professeur Petrosyan, coordinateur principal de l’équipe, qu’une méthodologie et un plan d’action ont été mis en place. Le travail est déjà bien rodé, chacun connaît sa mission et ses obligations.
Vous avez la liste et la présentation de chacun des membres de notre équipe sur notre site, mais je tiens à mentionner le nom de chacun afin que leur travail soit reconnu de tous : Haykuhi Muradyan, Lyuba Kirakosyan, Nzhdeh Yeranyan, Sasun Danielyan, Gayane Budaghyan, Hamazasp Abrahamyan, Ruben Hovsepyan, Armine Tigranyan, Tatjana Vardanesova, Anush Safaryan, Marut Vanyan et Harutyun Khudanyan
Comment le monitoring est-il assuré ?
Le monitoring est assuré par une veille média (presse, réseaux sociaux, …) quotidienne et un travail plus classique d’étude et de recherche scientifique.
A la suite du monitoring, quels changements ont été enregistrés jusqu’à présent dans l’état du patrimoine culturel de l’Artsakh ?
Nous avons enregistré sur les monuments répertoriés de multiples destructions, dégradations ainsi que de nombreux actes de vandalisme, ce qui démontre et atteste clairement que l’Azerbaïdjan mène une politique anti-arménienne assumée, dont l’objectif est l’éradication complète de toute trace d’une présence arménienne historique sur les territoires qui, hélas, sont désormais sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Nous avons ainsi constaté la profanation systématique de nos valeurs culturelles nationales.
Il est important de noter qu’outre la haine exprimée par l’Azerbaïdjan à travers ces méfaits, c’est surtout une pratique de déculturation du patrimoine culturel arménien qui s’opère par la modification et la suppression de tous les signes, inscriptions et autres éléments qui certifient de l’identité arménienne de ces monuments, afin de leurs attribuer une fausse identité albano-azerbaidjanaise.
Depuis le lancement du site internet, nous avons élargie notre travail à 140 monuments supplémentaires.
Quels sont les processus qui ont lieu après l’enregistrement d’un changement ? En particulier, quelles structures prennent le relais après l’alerte ?
Nous espérons que le travail de notre équipe, qui est à ce jour entièrement accessible en trois langues (arménien, russe et anglais), pourra servir à tous comme support académique dans le cadre de l’étude et de la sauvegarde de ces monuments.
Envisagez-vous de coopérer avec l’UNESCO dans les cadres de cette mission ?
A ce jour, nous sommes déjà en collaboration avec CAUCASUS HERITAGE WATCH avec qui nos travaux se complètent parfaitement. Nous sommes ouverts à une collaboration avec l’UNESCO, ainsi que toute autre organisation internationale pourvu que cela puisse sauver notre patrimoine culturel en Artsakh, car il est important de préciser que le groupe d’experts que nous constituons au sein de ce projet de monitoring regroupe des spécialistes qui, pour certains, traitent ces sujets depuis plus de 20 ans. La vive émotion à la suite des évènements de la guerre des 44 jours et des conséquences du cessez-le-feu signé par les parties intervenantes a conduit à la mise en place d’une multitude de groupes de travail, dont la bonne volonté certaine ne doit pas conduire à oublier la nécessité d’une expertise professionnelle spécialisée.
P.S. Voici lel ien vers le site Internet du projet Monument Watch :
https://monumentwatch.org/?fbclid=IwAR2JsHlreAkVlDNuGvrA1UoNl5ElO8BV2Bdx4nVRrCaZDkTlKzqrh56-Z-o