Biayna Soukhoudyan, neuropédiatre bloquée au Karabagh depuis le 11 décembre témoigne

Région
19.01.2023

Ils devaient y passer une semaine en Artsakh, ils y sont depuis plus d’un mois… Partie d'Erevan le 11 décembre dernier, Biayna Souhkoudyan, l’une des neurologues les plus réputées d'Arménie et ses collègues médecins se rendaient à Stepanakert dans le cadre de la visite bimestrielle de ses patients en Artsakh. Cette fois-ci, leur séjour n’a pas pris fin à la date prévue…

Propos recueillis par Lusine Abgaryan

 

Comment s’est établi votre lien en tant que médecin avec l'Artsakh où vous retournez de manière régulière ?

Je ne connaissais personne en Artsakh avant la guerre. Elle pesait lourd sur moi et j’ai décidé de venir en Artsakh, car la seule façon d'ôter ce poids, c’était de me rendre utile. Les gens ici sont très découragés et se sentent rejetés par les Arméniens d'Arménie. Ils sont surpris qu’on puisse ressentir la même chose qu’ils ressentent eux. Nous avons commis des erreurs. Je ne parle pas du gouvernement. Chaque personne, chaque spécialiste devrait trouver des moyens de contact et venir. C’est très important. Même les employés de l’hôtel où nous séjournons ont besoin de communiquer, de parler, de boire un café avec nous.

Depuis 2021, nos spécialistes viennent ici une semaine tous les deux mois et ils ont déjà réalisé de nombreux projets. Pour ma part, je suis en permanence en ligne avec les médecins locaux avec lesquels je travaille. Ils effectuent des contrôles électroencéphalographiques grâce à l'appareil que nous leur avons fourni, je regarde les résultats depuis Erevan. Je communique tous les jours avec les patients, avec des femmes qui viennent d’avoir un enfant, j’essaie de les réconforter, de leur dire des mots chaleureux, surtout lorsque des diagnostics préoccupants sont établis, car dans cette situation, ils sont très ébranlés. Bref, c’est mon deuxième lieu de travail.

 

Vous avez aussi des projets de formation ?

Une neurologue d’Artsakh est venu en Arménie pendant la guerre et elle y est restée. Maintenant, elle travaille dans un centre privé pour enfants. L'Artsakh s'est retrouvé dépourvu de neurolo-pédiatre, et c'est un problème très grave, car un neurologue est indispensable pour les enfants. C'est devenu notre défi, que nous, un groupe de spécialistes d'Erevan, essayons de surmonter avec l’aide de la diaspora, ainsi qu’en collaboration avec cette femme qui travaille désormais à Erevan.

Nous essayons également de former de nouveaux spécialistes mais la tâche est difficile. L'une d'entre elles, originaire d'Artsakh, s'entraîne depuis un an à l’Institut national de la Santé, qui est le centre de formation post-universitaire où je travaille en tant que professeur agrégé. Le ministère d'Artsakh finance ses études, la diaspora prend en charge les années supplémentaires qu'elle passe à Erevan. Elle doit encore y rester deux ans de plus après sa formation principale pour se familiariser avec notre métier.

J'espère que la terre d’Artsakh restera à nous et que nous pourrons mettre en œuvre tous nos plans.

 

Parlons des défis que les médecins sont amenés à relever en situation de blocus.

Nous allons très bien, parce que nous nous sentons utiles. Chaque patient que nous rencontrons nous dit que c’est leur chance qu’on soit restés ici à cause du blocus. Nous sommes à l’hôpital tous les jours, y compris le week-end. Nous travaillons beaucoup.

Auparavant, chaque fois que nous venions pour une semaine, il y avait beaucoup de patients. Nous travaillions avec deux médecins du matin jusqu'à 9 heures du soir sur des cas vraiment sérieux. Cette fois, comme nous sommes restons plus longtemps, bien que les premières semaines étaient très chargées, davantage de patients sont traités par prophylaxie. Aujourd'hui, c’était une journée difficile : un cas d’épilepsie nouvellement diagnostiqué…

 

Y a-t-il des enfants dont la gravité des problèmes neurologiques nécessiterait la poursuite de leur traitement à Erevan ?

Il n’y en a pas pour le moment, mais cela peut être le cas à tout moment. En deux ans, avec notre aide, les médecins d’ici sont devenus capables de faire beaucoup par eux-mêmes. La neurologie mise à part, ils ont pris sur eux tellement de problèmes en 35 jours...Il faut voir le bien dans le mal : les cas difficiles qui auparavant auraient nécessité un transport urgent sur Erevan sont aujourd’hui opérés ici, en raison du blocus, sous le contrôle à distance des médecins d’Erevan.

Il y a aussi le problème des médicaments. Certains ne sont même pas enregistrés en Arménie. On les importait de l’étranger, de Russie, mais actuellement, comme nous ne pouvons plus les recevoir nous devons les remplacer par d’autres afin que le traitement des enfants qui en ont besoin ne soit pas interrompu.

Nous sommes plus ou moins approvisionnés en fournitures médicales. Les opérations prévues ont été arrêtées, mais nous les reprenons petit à petit. Si on les reporte, le danger pour l’enfant peut augmenter. Pendant cette période de blocus certaines opérations particulièrement difficiles qui n’auraient jamais été effectuées dans des conditions normales l'ont été quand même.

 

Quels problèmes rencontrent vos collègues ?

Les pédiatres manquent d’antipyrétiques, d’analgésiques et d’antibiotiques, certains anti-inflammatoires spécifiques sont très difficile à se procurer. Nous essayons donc de sortir des schémas établis et de remplacer les médicaments. Je sais que nous avons des patients greffés qui ont besoin de beaucoup de soins et de médicaments spéciaux. Le Centre médical Arabkir a recommandé l'évacuation de l’un de ces patients sur Erevan. Cet enfant, dont le foie a été transplanté, a pu être transféré à Erevan par l’intermédiaire de la Croix- Rouge.

 

Comment intervient la Croix-Rouge ?

Quelques enfants ont été transférés, mais ce n'est pas facile non plus. Si on mettait quelques heures seulement pour transporter un patient à Erevan, maintenant il faut plusieurs jours avant qu'ils ne se mettent d'accord sur le transfert. C'était toutefois plus difficile au début.

 

Et concernant les médicaments ?

On essaie de remplacer les médicaments que nous n'avons pas par ce qui est disponible.

 

Constatez-vous des changements comportementaux chez les enfants, des problèmes psychologiques ?

Les tout petits ne se rendent compte de rien, ils comprennent simplement que leur quotidien a changé : ils demandent des fruits à leurs mamans qui ne peuvent pas leur en donner… Les enfants de 9 à 10 ans ressentent la négativité, mais ils ne comprennent pas ce qui se passe.

Les adolescents par contre souffrent de problèmes psychologiques très graves. Maux de tête, vertiges, angoisses… Ils ont peur et cela se traduit par une certaine forme de faiblesse ou d’incapacité, voire parfois par de l’agressivité. Beaucoup refusent d’aller à l’école.

Les parents sont très attentifs, ils amènent l'enfant chez le médecin à la moindre plainte. Il y a beaucoup de familles nombreuses de 7 ou 8 enfants, beaucoup de nouveau-nés.  Ce sont les enfants qui donnent sens à la vie et obligent à tout surmonter, tout endurer.

Mais que signifie endurer ? On peut endurer indéfiniment si on nous distribue 0,5 kg de riz et de sarrasin par mois. Mais nous sommes en manque grave des produits de première nécessité. Par exemple, il n’y a pas de couches pour les plus petits. Ici, les femmes accouchent souvent par césarienne et ne peuvent donc pas allaiter. C’est bien qu'ils aient au moins apporté du lait en poudre pour les enfants mais la nourriture pour bébés se fait rare et certains enfants ont besoin de produits spécifiques.

Les gens partagent beaucoup entre eux. De jeunes mères n'ont pas de lait, alors une autre mère allaite son enfant. Il y a des groupes Facebook où ils échangent des choses.

 

Les femmes ne préfèrent-elles pas l'accouchement naturel pour cette raison ?

Des webinaires ont été organisés dans ce sens et je m'en réjouis beaucoup. Dans notre vie quotidienne, nous encourageons constamment à ne pas avoir peur de l'accouchement naturel, mais les gens sont plus disposés à la césarienne et je ne suis pas sûre qu'ils changeront leurs habitudes.

 

Racontez-nous le quotidien en dehors de l’hôpital.

La vie est devenue très difficile dans la réalité. Le bon esprit est là, mais les gens n'ont tout simplement pas le choix.Tout le monde ne s'intéresse qu'à la nourriture, mais il n’y a pas, par exemple, d’articles d'hygiène.

Vous auriez dû voir la queue pour des œufs hier. C'était comme si les temps anciens étaient revenus, les années 80 et 90. Les gens font la queue dans le froid, une file chaotique, pour ramener 10 œufs à la maison. Il n'y a que des produits marinés dans les magasins. Plus de légumes ni de fruits, dès le premier jour. Pas de riz ni de sarrasin. Parfois, il y a du blé qui n'est pas beaucoup consommé, du pain, de la viande, mais nous sommes végétariens avec ma collègue et n'avons pas beaucoup d'options.

Le manque de tabac est aussi un problème sérieux. Les hommes ne parlent que de cela. C'est pourquoi il y a une certaine agressivité parmi les gens. Hier par exemple, nous avons voulu prendre une photo de la file pour les œufs devant le magasin, on nous l’a reproché. Un vieux monsieur s’est approché de nous en nous demandant ce que nous faisions. Nous lui avons expliqué que nous voulions prendre une photo comme un témoignage pour plus tard, une trace de l’histoire. Ce monsieur nous a dit que leur histoire était déjà terminée…

Sinon, il n’y a que chaleur et entraide. En 35 jours, la façon de penser a changé. Les gens croyaient que le blocus ne durerait que quelques jours seulement… Si la frontière s’ouvre et si certaines familles partent d’ici, ce sera un coup dur pour ceux qui auront décidé de rester.

On coupe l’électricité plusieurs heures par jour. Mon collègue s'est rendu au central électrique et leur a demandé d'éteindre les lumières de la ville afin d'économiser l’énergie.

C'est une véritable tentative de nettoyage ethnique. Les Russes sont partout mais la possibilité d'utiliser leurs armes est limitée. Les Azerbaïdjanais se moquent d’eux pour provoquer un accident.

Nous passons les soirées chez nos amis. On dit en riant que chacun a ses pantoufles chez tout le monde. On fait la lessive chez l'un, le repassage chez l'autre...

 

Comment faites- vous pour s’en sortir ?

Nos amis nous aident, les médecins de notre hôpital, sans qui nous ne pourrions rien faire. Ils nous disent de même qu'ils n'auraient pas pu s'en sortir sans nous. Au début, si nous pensions que nous pourrions partir avec la Croix-Rouge, maintenant cela nous semble une pensée très étrange. D'une part, nous sommes séparés de nos familles et c'est aussi une grande responsabilité vis-à-vis de mes patients d'Erevan, mais d'autre part, il nous serait très difficile de laisser ceux d'ici et partir.

 

Et les réfugiés ?

Ils sont déjà installés, certains ont reçu une maison, d'autres sont en logement provisoire, ils ont les mêmes droits que la population locale

 

Quels rapports avec le peuple le ministre d’État entretient-il  ?

Par le biais d'interventions en ligne principalement, en direct. Je pense qu'il serait bien qu'il rencontre à nouveau et physiquement la population. Tout peut être enduré si l’esprit y est. Si une personne perd son sang-froid et commence à paniquer, alors les problèmes deviennent sérieux. Tous les gens sont différents et certains dépriment rapidement. Le monde entier, même CNN et la BBC affirment que les intentions des pseudo-écologistes azerbaidjanais est un mensonge et qu'il s'agit d'un pur nettoyage ethnique. Soit nous quittons le Karabakh – et aujourd'hui c'est impossible -, soit nous restons et nous nous battons. Les paroles du ministre d'État à ce sujet étaient très importantes : si nous partons, nous ne pourrons rien exiger de personne. Si nous restons pour nous battre, alors nous devons être prêts à affronter les difficultés, mais alors seulement notre voix sera entendue par le monde. Mais en partant, rien ne finira, ils nous prendront encore un autre morceau d'Arménie...

 

Que pensent vos collègues en Artsakh ?

Nous avons des amis qui ont des milliers d'opportunités différentes, mais ils n'y vont pas. Ce sont les plus solides. Ils savent qu'ils ne seront rien de moins que les médecins d'Erevan. Il y a aussi des médecins qui savent qu'ils ne survivront pas à la compétition à Erevan, ou tout simplement une population pauvre qui n'a pas les moyens de partir…

Sept médecins, déplacés en Artsakh dans le cadre des projets de formation sont aujourd’hui bloqués en Artsakh.