Samedi 4 mai, l'artiste et graveur français Jean-Pierre Tanguy a présenté sa toute première exposition à Erevan, au Centre National d'Esthétique Henrik Igityan, 200 œuvres inspirées de ses nombreux voyages, de New York à l'Asie, en passant par la France, l'Espagne, le Maroc et même Venise.
Par Darya Jumel
C’est le deuxième voyage que Jean-Pierre Tanguy, maître graveur de renommée internationale, effectue en Arménie et cette fois pour y présenter ses propres œuvres, invité par la fondation Kultur Dialog et soutenu par l'Institut français d'Arménie.
Interview exclusive.
Quels sont les moments déterminants de votre parcours qui ont marqué votre évolution en tant qu'artiste pluridisciplinaire ?
J'ai commencé ma formation artistique à l'âge de 12 ans dans une école d'art et de dessin. J'ai ensuite poursuivi mes études au lycée technique des Arts appliqués de Paris, puis à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts (ENSBA). J'ai obtenu mon diplôme en 1972. Après avoir terminé mes études, je suis resté dans cet établissement pour intégrer l'atelier d'impression en tant qu'assistant, sous les directions successives de Jacques Lagrange et de Jean-Marie Gravier avant de leur succéder, quelques années plus tard, comme professeur responsable.
J’ai été nommé commissaire de la Biennale internationale de la Gravure de Sarcelles il y a une vingtaine d'années. Mon rôle consiste à sélectionner des artistes dans leur pays d'origine et de les rencontrer en personne pour juger de leur travail. J'ai également eu l'occasion d'animer des cours de gravure à travers le monde, que ce soit au Laos, en Malaisie ou au Liban. Ces expériences m'ont permis de rencontrer de nombreuses personnalités de ce milieu dont la plupart étant devenus des amis proches.
Quel impact la participation d'artistes arméniens à des événements internationaux tels que la Biennale internationale de la gravure de Sarcelles peut avoir sur la reconnaissance et la diffusion de l'art et de la culture de l'Arménie à l'échelle mondiale ?
En 2023, j'ai eu le privilège d'être convié à la quatrième Biennale internationale de l'imprimerie, qui se déroulait à Erevan, à la Fondation Aznavour. J’y ai fait la connaissance de Sona, la directrice de Kultur Dialog, une fondation chargée de soutenir les échanges culturels et le dialogue entre artistes arméniens et européens. J'ai immédiatement suggéré de sélectionner certains talents locaux qui viendraient en France représenter l’Arménie à la Biennale de Sarcelles.
Lors de cet événement, leurs œuvres ont été exposées aux côtés de celles d'artistes venant du monde entier. Les visiteurs de la biennale, amateurs d'art, collectionneurs ou professionnels, ont ainsi eu l'opportunité de découvrir la richesse et la diversité de la gravure contemporaine arménienne au travers des oeuvres de Lilit Martirosyan, Kara Mirzoyan, Shahane Shahbazyan et Sahak Chibukhchyan ou encore Marietta Margaryan. Nous avons imprimé le catalogue de cette exposition à des milliers d'exemplaires, des pages entières leur étaient dédiées les faisant rejoindre la grande famille des graveurs internationaux.
Malheureusement, l’Arménie reste souvent méconnue ou alors uniquement associée à son génocide. Je pense que cette exposition a contribué à donner une autre image de ce pays au-delà de ses frontières, en le présentant comme un foyer moderne de créativité artistique.
Parlez-nous de votre première exposition personnelle à Erevan, ¨Escales Encrées" ?
Je suis donc de retour à Erevan, et cette fois, mes œuvres sont exposées au Centre national d'Esthétique Henrik Igityan. Les visiteurs auront ainsi l'occasion de découvrir mes gravures les plus représentatives des 40 dernières années. J'ai intitulé cette exposition "Escale Encrée", en raison de mon attirance de longue date pour les voyages en mer.
"Escales" fait référence à la pause d'un voyage, tandis que "Encrées" joue sur les mots et l'idée que l'encre est indispensable à l'escale avec son utilisation en gravure, pour imprimer et exprimer nos histoires. Bien sûr, mes œuvres ne reproduisent pas trait pour trait les paysages que j'ai pu admirer lors de mes périples, elles les interprètent à ma manière, reflétant les impressions et les émotions qui ont marqué mon esprit.
Quelle émotion justement, ou quel message, souhaitez-vous transmettre au public arménien à travers votre exposition ?
Pour moi, l'essentiel de mon art réside dans ce que l'on souhaite raconter. Ainsi, "Le Bonheur sur Notre Rive" est une ode à ma rencontre avec le Canada et avec ma femme. C'est une composition pleine de mystère, avec ce point rouge légèrement excentré qui symbolise cette rencontre. Mes gravures ne sont pas nécessairement surréalistes, plutôt abstraites, sur une base cependant concrète, une essence de ce j’ai observé. Parfois, mes œuvres sont plus fidèles à la réalité, comme celle de Venise, qui capture la beauté de la lagune et ses petits éléments caractéristiques comme ces perches de bois plantées dans l'eau pour guider gondoles et vaporettos. Ceux qui connaissent la Cité des Doges la reconnaîtront.
Je suis enchanté du soin apporté à l'installation de mes œuvres, le vernissage a été un succès, avec un public jeune et engagé qui a démontré un vif intérêt. La gravure en couleurs, notamment, a suscité beaucoup d'étonnement et de curiosité.
Certaines de vos œuvres semblent parfois rappeler l’aquarelle. En quoi la gravure se distingue-t-elle de la peinture ?
La gravure est une forme artistique à mi-chemin entre la peinture et la sculpture : on sculpte directement son dessin sur une plaque de cuivre. On commence avec une idée ou un croquis, puis on le décompose en plaques successives pour créer des superpositions. Après leur encrage, une feuille humide est placée sous une presse de 200 kilos. En quelques minutes, le dessin se fixe et apparaît comme par enchantement. Une fois achevé, le processus est irréversible et le travail définitif. C'est la raison pour laquelle chaque étape est soigneusement planifiée avant de passer à la suivante.
Aucun graveur ne démarre sans avoir une idée précise en tête. Des accidents surviennent parfois, on tente alors de les faire devenir des éléments essentiels à reproduire.
La gravure tient-elle une part importante dans la production artistique arménienne ?
À l'échelle internationale, les graveurs forment une communauté restreinte. Étant donné le coût élevé de l’équipement, de nombreux ateliers communautaires ont vu le jour, où les artistes se rencontrent et partagent leurs pratiques. Ils se rassemblent autour de la presse, un outil indispensable pour réaliser leurs œuvres. Je doute qu'il y ait beaucoup de ces ateliers à Erevan.
Pendant ce séjour, j'ai visité l'École des Beaux-Arts d'Erevan, car il est toujours important de savoir où l'on peut apprendre la gravure. L'école offre aux diplômés l'opportunité d'y retourner et d'utiliser tous les équipements nécessaires à la pratique.
Néanmoins, je me pose des questions sur la viabilité de la gravure en tant que métier en Arménie. En rencontrant les artistes locaux, j'ai constaté qu'ils doivent souvent combiner la création avec d'autres activités pour subvenir à leurs besoins. De plus, la diffusion de leurs œuvres reste un défi : peu de galeries sont spécialisées dans l'estampe, mais surtout, ils ont besoin de passionnés qui achètent, promeuvent et distribuent leur travail. Je pense, par exemple, que les hôtels pourraient représenter une bonne solution pour le faire valoir. Le bénéfice serait double : ces œuvres sont d'une part abordables et d'autre part faciles à accrocher pour décorer un hall ou des salons et leurs auteurs y gagneraient en visibilité.
Quels sont vos projets ? futurs en tant qu'artiste, et y a-t-il des collaborations ou des expositions à venir auxquelles le public devrait s'attendre ?
Je suis tout à fait ouvert à poursuivre mes échanges avec l'Arménie dans la mesure de mes possibilités avec l'institut Français et Kultur Dialog. J'ai d’ailleurs été convié à participer en tant que membre du jury du prochain symposium qui se tiendra à Erevan en 2025. J'en profiterai également pour dispenser des cours de gravure à l'école des beaux-arts. J'aimerais également prendre le temps de visiter ce pays, qui me semble captivant.