La question de la protection des chrétiens d’Orient et de manière plus générale des minorités d’Orient fait l’objet depuis plus d’une décennie d’une tentative de récupération de la part d’une frange de la droite française conservatrice, voire extrême, qui trop souvent dessert la cause des populations qu’elle prétend défendre.
Par Tigrane Yégavian
La guerre des 44 jours de 2020 et ses funestes conséquences pour l’Arménie ont généré une prise de conscience des vulnérabilités de l’État arménien dont l’armée n’est plus à même de faire face à l’éventualité d’une nouvelle guerre de haute intensité face à l’Azerbaïdjan, épaulée par la Turquie. En Occident, plus particulièrement auprès des cercles européens de droite et d’extrême droite, le capital de sympathie a accru auprès de ce peuple, chrétien, et de son combat pour la survie.
Traumatisés par les persécutions perpétrées par les sicaires de l’État Islamique/ISIS contre les populations yézidies et chrétiennes, les faiseurs d’opinion de sensibilité conservatrice ont intégré le drame des Arméniens dans celui plus global des chrétiens d’Orient. À y regarder de plus près, la sémantique a évolué. Si naguère on parlait tout simplement « des Arméniens » ou de la « cause arménienne » dans une approche avant tout humaniste, le terme « chrétiens d’Arménie », ou « chrétiens d’Artsakh » est de plus en plus utilisé. Ainsi, et bien malgré eux, les Arméniens issus d’une des plus anciennes Églises au monde et du premier État à avoir embrassé la chrétienté, se voient rangés parmi les chrétiens d’Orient.
Tandis que la thématique des chrétiens d’Orient et des autres minorités persécutées de la région du Moyen Orient connaît un regain d’intérêt, la question de la récupération politique de leur cause pose problème. S’agit-il uniquement d’une cause religieuse / confessionnelle ? Ou bien partant d’un point de vue séculier, s’agit-il d’une cause qui regarde avant tout la défense de la dignité humaine, et plus généralement celle des droits de l’Homme ? Certes, la situation politique et sécuritaire alarmante que connaît l’Arménie actuellement n’offre pas le luxe aux dirigeants de cet État enclavé de se pencher sur la question des chrétiens d’Orient dans toute sa complexité et sa diversité. Pourtant, l’investissement de l’Arménie dans cette question aurait toute son importance et sa pertinence, à la fois sur le plan intérieur et extérieur.
Sur le plan intérieur, survivante du génocide de 1915, confrontée à des défis sécuritaires de nature existentielle, prise dans l’étau du panturquisme turco-azerbaidjanais, l’Arménie a aussi une particularité essentielle. Contrairement aux autres Églises sœurs de l’Orient chrétien (syriaque, assyro chaldéens…) c’est l’unique peuple qui peut encore compter sur un Etat membre du système international. À l’abri relatif mais néanmoins présent de cet État, vit une des plus anciennes et importantes communautés yézidies du monde (environ 45 000 personnes), depuis que celle vivant en Irak a été décimée par l’État islamique, partageant une communauté de destin dans la lutte pour la survie. Vivant en parfaite intelligence avec le reste de la population, la communauté dispose de droits politiques et culturels élargis. Le doyen de l’Assemblée nationale est lui-même yézidi. Des manuels de langue yézidie sont publiés (les Yézidis d’Arménie ne veulent pas que l’on assimile leur langue au kurmandji) et des programmes dans leur langue maternelle diffusés sur les ondes de la radio publique d’Arménie. Il en va de même pour une communauté à la taille beaucoup plus réduite et originaire du nord de l’Iran, les Assyriens, établis en Arménie au début du XIXe siècle.
Sur le plan extérieur, les Arméniens font partie de l’espace moyen oriental si ce n’est depuis les conquêtes du roi Tigrane II le Grand au premier siècle avant notre ère, tout au moins depuis la création du Patriarcat arménien de Jérusalem en 638. Le Catholicossat Arménien de la Grande Maison de Cilicie établi à Antélias au Liban depuis 1930, joue un rôle extrêmement actif sur le plan du dialogue islamo – chrétien, de l’œcuménisme du rapprochement entre les Églises d’Orient entre elles et avec les Églises d’Occident.
La Francophonie comme outil stratégique
Membre permanent de l’Organisation internationale de la francophonie depuis 2008, l’Arménie a rejoint un forum multilatéral, au budget certes modeste (environ 80 millions d’euros), mais suffisamment souple pour nouer des relations et des partenariats avec des pays susceptibles de partager une communion d’intérêts. C’est notamment le cas de l’Égypte et du Liban qui ont une profondeur de liens historiques, politiques, culturels et humains avec les Arméniens. L’OIF promeut parmi ses valeurs celle de l’exception culturelle, la promotion de l’altérité non pas au détriment de l’élément culturel majoritaire mais au nom de la défense d’un écosystème. Cet écosystème aujourd’hui se trouve gravement en danger comme l’attestent le processus génocidaire en cours contre la civilisation arménienne et assyro chaldéenne depuis la fin du XIXe siècle et qui se poursuit de nos jours en Artsakh (Haut-Karabagh) ou encore dans le nord-est de la Syrie contre les populations syriaques et assyro chaldéennes.
Compte tenu de l’importance cruciale du sujet, de ce que ces populations représentent en termes de bagage civilisationnel et en termes de patrimoine matériel et immatériel, tout porte à croire que le concept d’exception culturelle entre en ligne de mire. En cela, la francophonie perçue comme outil et plateforme de dialogue entre civilisations d’Orient et d’Occident, serait mieux à même de faire résonner la voix des minorités menacées dans leur existence. Elle pourrait aussi, par ricochet, s’insérer dans la diplomatie publique sécuritaire de la République d’Arménie, héritière de la mémoire des victimes du génocide de 1915. Plus d’une partie aurait intérêt à intégrer la francophonie dans ce combat. L’Arménie tout d’abord, qui peine à déployer une diplomatie de défense de l’Artsakh auprès des forums multilatéraux sur la base du risque de génocide. Le Liban ensuite, dont la proportion de chrétiens et de druzes accuse un inexorable déclin face à la majorité musulmane. Le maintien d’une telle population est pourtant vital pour l’équilibre du pays du Cèdre dans la mesure où elle fait office de tampon entre les Sunnites et les Chiites. L’Égypte, enfin, dont l’importante population chrétienne copte autochtone constitue un atout pour sa représentation de puissance d’équilibre qu’elle tente de projeter à l’échelle internationale.
Promouvoir une diplomatie culturelle proactive
En Arménie, au Liban, mais aussi au Kurdistan autonome d’Irak, les acteurs et les institutions à même de porter un regard attentif sur la question de la protection des minorités d’Orient ne manquent pas. Mais ils ne pourraient pas être entendus et efficaces sans l’apport logistique, humain, politique et diplomatique de la France qui revendique une vieille tradition dans le champ de la protection des minorités du Levant. L’association l’œuvre d’Orient établie en 1856 est active dans la quasi-totalité des pays de la région et jouit d’une véritable crédibilité par la qualité de ses programmes d’aides aux réseaux scolaires chrétiens, garants du « vivre ensemble », valeur première de la francophonie mais aussi de la laïcité. Ajoutons à cela l’existence de l’association "Mesopotamia Heritage" qui répertorie depuis des années l’ensemble du patrimoine irakien non musulman d’Irak, sous la houlette de son chargé de mission, Pascal Maguesyan, également membre actif de l’ONG franco-arménienne Terre et Culture, elle-même active dans la défense du patrimoine arménien en Syrie, en Turquie et en Iran.
L’Institut National du Patrimoine, institution française publique dirigée par un fin connaisseur des chrétiens d’Orient et de l’Arménie, Charles Personnaz ; la fondation Aliph qui œuvre à la protection du patrimoine en zones de guerre ; l’œuvre d’Orient qui consacre une attention croissante au sort funeste des Arméniens de l’Artsakh et de leur patrimoine ; l’UNESCO, en dépit de son absence s’agissant de la destruction du patrimoine arménien en Azerbaïdjan, sont autant de partenaires susceptibles d’apporter leur pierre à l’édifice.
De son côté, l’Arménie se voit comme un carrefour d’influences mais aussi et surtout une plateforme de dialogue au service de la coopération scientifique internationale, avec une institution telle que le Matenadaran, qui en plus d’abriter la majorité des manuscrits arméniens médiévaux dans le monde, accueille dans ses collections un fonds de manuscrits syriaque. Le Matenadaran est engagé dans la coopération avec des chercheurs du Kurdistan irakien sur la préservation du patrimoine. Il est le lieu tout désigné pour abriter une conférence internationale sous l’égide de la Francophonie au sujet de la protection des minorités d’Orient. Sensibiliser, mais aussi agir pour le bien commun non pas dans une perspective de choc des civilisations mais de sensibilisation citoyenne à la richesse d’un patrimoine ancré dans l’universel. Un tel discours s’avèrerait utile pour faire contrepoids au discours de représentation d’une Arménie sentinelle de la chrétienté assiégée par la barbarie destructrice, vision dans laquelle les Arméniens ne se reconnaissent pas. Certes, le panturquisme dans sa variante turco-azérie considère l’Arménie comme une sorte d’incongruité qui n’a pas lieu d’être. Pour autant, les Arméniens ne tournent pas le dos au Monde arabe et persanophone, qui regarde l’Arménie avec sympathie ? A-t-on oublié le rôle de la république islamique d’Iran dans la promotion du patrimoine arménien au nord du pays (cf. la restauration des monastères de Saint Thaddée et de Saint Stefano) ?
En promouvant le passé mais aussi le présent, les chercheurs et diplomates arméniens francophones marqueraient d’une pierre trois coups. D’abord inscrire l’Arménie sur la carte de la Francophonie en apportant une touche arménienne au concept d’exception culturelle. Ensuite, renforcer les synergies avec les pays arabes membres de la francophonie et leurs institutions culturelles sensibilisées par ce sujet (Université Saint Joseph de Beyrouth, patriarcats grec orthodoxe, grec catholique, maronite, arménien de Cilicie etc.). Enfin, valoriser l’Organisation Internationale de la Francophonie et ses relais d’influence médiatique (dont le Courrier d’Erevan) dans l’élaboration d’un nouveau narratif axé sur la promotion de la dignité humaine et du vivre ensemble.
Ce soft power, en lien avec l’idée d’un peuple pont, un peuple de passeurs, champion de l’œcuménisme en référence à la figure du catholicos et saint de l’Eglise arménienne Nersès Chnorali, dont c’était le jubilée cette année, un peuple de bâtisseurs est une représentation tout à fait en résonance avec l’idée que l’Orient se fait des Arméniens et que les Arméniens ont d’eux-mêmes. D’où l’idée de s’atteler à la tenue d’une conférence sous l’impulsion de l’OIF, mais aussi des ministères français, arméniens et libanais de la Culture qui puissent réunir des chercheurs arméniens, libanais, européens… invités à débattre des moyens de renforcer la défense du patrimoine de l’Artsakh, d’Arménie, d’Anatolie, de Mésopotamie et du Levant.
Cette diplomatie culturelle porteuse des valeurs de la francophonie et en résonance avec les défis existentiels auxquels font face les Arméniens et les chrétiens orientaux n’est pas à sens unique. Elle sert également les intérêts de la France et des pays membres de l’OIF soucieux de promouvoir l’exception culturelle et le vivre ensemble.
Des conférences internationales et des mécanismes de protection concrets ne peuvent être que porteurs de perspectives et d’espérance dans ce sombre tableau auquel une dramatique actualité nous a habitués.
Source: API