Politologue, essayiste et chroniqueur, Cengiz Aktar, né à Istanbul et porteur de la double nationalité française et turque a consacré la majeure partie de sa carrière aux questions et droits des minorités, notamment arméniennes en Turquie. Il apporte son éclairage sur l'essence de ce que devrait être la relation de la Turquie à l'Arménie.
Par Olivier Merlet
« Ma conscience ne peut accepter le manque de sensibilité et le déni de la Grande Catastrophe à laquelle les Arméniens ottomans ont été soumis en 1915. Je refuse cette injustice et, pour ma part, je compatis avec les sentiments et la douleur de mes frères et sœurs arméniens. Je leur demande pardon. » Ces quelques lignes sont extraites du texte d'une pétition lancée en Turquie en 2007, sous le titre d' Özür Diliyorum : "je demande pardon" en langue levantine. Elle recueillera plus de 32000 signatures.
Son auteur, Cengiz Aktar, aux côtés d'autres universitaires, journalistes, hommes politiques et professeurs, tous de nationalité turque, avait été bouleversé par l'assassinat à Istanbul de son grand ami de Hrant Dink, éditorialiste et rédacteur en chef d'Agos, hebdomadaire bilingue turco-arménien et militant des droits des minorités en Turquie. Sa campagne aura suscité une vaste polémique, tant au sein de la société civile turque que de sa classe politique et lui aura valu, ainsi qu' à ses signataires, de nombreuses menaces de mort.
Chargé de mission pendant plus de vingt ans que ce soit auprès de l'organisation des Nations-Unies, du Haut-commissariat aux refugies et de la Commission européenne, Cengiz Aktar a publié de de nombreux ouvrages sur l'Union européenne et ses relations avec la Turquie ainsi que sur les politiques de migration et du droit d'asile. Il était en Arménie le mois dernier ou il a donne plusieurs conférences et interviews, le Courrier d'Erevan est allé à sa rencontre.
Cengiz Aktar, pourquoi cet intérêt pour la cause arménienne ?
C'est vraiment une longue histoire. Pour faire court, j'ai toujours pressenti que la normalisation des relations de la Turquie avec l'Arménie, aussi bien du point de vue politique que moral, ne pouvait se faire sans une réflexion sur ce qui s'est passé il y a cent ans, à l'époque de l'invention de la nation turque.
Le concept de nation a été inventé de toutes pièces, il n'y avait pas de "nation" avant la Révolution française, tout le monde vivait ensemble, normalement, et du jour au lendemain, on a commencé à dire "Nous" et "Vous". La revendication de cette appartenance nationale qui partout a été très violente l'a particulièrement été dans l'Empire ottoman et ce pour une raison simple : le seul socle possible de la nouvelle nation était l'Islam et à partir de ce moment-là, il n'y avait pas de place pour les non-musulmans. Les turcs s'en sont débarrassés de toutes les manières possibles et notamment par l'élimination physique. Les Arméniens ont été "génocidés", les Grecs "du Pont", descendants des populations hellénophones du pourtour de la mer Noire, l'ont été partiellement, avant un échange de la population restante sur la base de la religion entre la Grèce et la Turquie en 1923 . En 1924, il ne restait plus de chrétiens. Dans les années 1930, ils sont aussi débarrassé des Juifs et ceux qui restaient sont partis en Israël en 1948.
Aujourd'hui, la Turquie est incontestablement le pays le plus homogène de la région religieusement parlant, bien avant l'Iran, l'Irak ou la Syrie. C'est un pays sunnite et Alevi, une communauté musulmane hétérodoxe. Il ne reste en Turquie pratiquement plus de non-musulmans, ils ne sont même pas 100.000.
Imaginez que l'Allemagne, après 1945, ait nié la Shoah, que le peuple allemand n'ait pas mis tout cela sur la table et fait son mea culpa de cette période de douze ans de nettoyage ethnique et non religieux, pas seulement en Allemagne mais dans toute l'Europe orientale. Aurait-elle pu devenir ce qu'elle est aujourd'hui ?
Pour la Turquie c'est le cas. Elle ne peut pas avancer, elle est coincée.
Coincée à quel niveau ? C'est un pays qui se développe considérablement.
La part des hautes technologies dans les exportations turques, c'est trois pourcent, en Arménie, c'est six pourcents. Certes, la Turquie représente un gros marché intérieur, mais ce n'est pas la Corée du Sud, pas même la Malaisie. C'est un pays grand, et de ce fait qui a sa place au G20 mais c'est un pays qui a surtout du mal à se doter d'un contrat social digne de ce nom qui ferait que tous les gens qui habitent en Turquie se sentent chez eux. Il existe une ségrégation par rapport aux non-turcs qui ne sont pas considérés comme des citoyens à part égale par rapport à la Sunna.
Et tout cela crée d'immenses problèmes, surtout avec les Kurdes qui comptent aujourd'hui pour plus d'un quart de la population !
Cantonnés toutefois dans l'extrême partie orientale de ce vaste pays ?
Loin de là ! La plus grande ville kurde de Turquie, c'est Istanbul. Les Kurdes ont largement émigré depuis cent ans. Pourquoi ? Et on revient à la question du génocide arménien.
Les Kurdes étaient très impliqués dans les massacres du début du XXe siècle, ils en ont même été les principaux exécutants. Mais ils en ont payé très cher le prix après coup.
Une fois que les voisins arméniens et syriaques ont été liquidés, ils ont dû, eux-mêmes, quitter ces territoires, parce qu'il n'y restait plus rien. Les régions dans lesquelles prospéraient les Arméniens et qui en produisaient la plus-value sont devenus des déserts, économiques et moraux. Ils ne se sont jamais remis de ce qui s'est passé il y a cent ans.
Permettez-moi toutefois de revenir sur mon étonnement, la Turquie figure tout de même comme un pays développé, n'est-ce pas?
Bien sûr, à force de vouloir se développer, se transformer... La Turquie est un pays dépourvu de ressources naturelles et à ce titre, ne devait compter que sur lui-même, miser sur la formation de ses jeune. De ce point de vue-là, c'est un pays qui a fait un effort colossal et réussi tant bien que mal à rentrer dans le giron de l'Union européenne à travers ce que l'on appelle l'union douanière, en 1996 et qui a grandement contribué à la transformation de l'industrie turque. Elle produit aujourd'hui des Renault qui sont exportées à travers le monde, des Fiat. Mais ça ne suffit pas pour constituer une économie réellement compétitive et développée. C'est de la technologie importée, du montage. On ne va pas loin avec ça.
C'est un pays qui n'arrive pas à se normaliser, à régler ses problèmes qui sont d'un autre âge. C'est une raison pour laquelle je me suis toujours intéressé au passé et à la nécessité d'un rappel, d'une commémoration, d'une volonté d'appréhender et de comprendre ce qui s'est passé il y a cent ans. La Turquie en est très très loin. Une espèce de "démémorisation' volontaire soutenue par l'état a même fini, cent ans après, par obtenir des résultats très tangible auprès de la jeunesse.
Je passe sur le génocide des Arméniens, la jeunesse ne sait même pas ce que ça signifie "Arménien" ! Elle a une vague idée de l'Arménie, idem pour les Grecs, ils ne savent pas ce que ça veut dire. Il y a encore quelques Grecs en Turquie, à peine un millier. Lorsqu'un Turc rencontre un Grec de Turquie, il lui demande : « où habitez-vous ? Est-ce que notre pays vous plaît ? » Et le type lui répond : « vous savez, ça fait 3000 ans que j'habite ici »… Les jeunes ne connaissent pas l'histoire, ils ne savent même pas qu'il y avait des Grecs en Turquie avant.
Vous disiez lors d'une de vos dernières conférences que pour la Turquie, le devoir de mémoire était impossible.
Impossible par rapport à "l'initiative étatique". Parce que cet État a été créé sur le génocide, sur la liquidation des peuples non musulmans de l'Empire ottoman. Comment voulez-vous alors que ce même État se remettre en cause en disant « oui, j'ai fait une bêtise il y a cent ans » ? Jamais cela n'arrivera.
C'est pourtant, comme vous le faisiez remarquer tout à l'heure, ce qu'ont fait les Allemands au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Oui, mais les Allemands ont tout d'abord changé de régime du tout au tout. Ce n'était plus le Troisième Reich mais la République fédérale et deuxièmement, c'était un État vaincu qui a été contraint à faire son mea-culpa.
En revanche, je reste persuadé que la Turquie avait une opportunité en or avec le processus européen de remettre tout cela à plat et de se normaliser sans trop de casse, en réintégrant son passé et en se réconciliant avec lui-même ainsi qu'avec tous ces peuples qui ont été rayé de la carte anatolienne.
Vous dites « sans trop de casse», « une opportunité en or ». Qu'entendez-vous précisément ?
C'est-à-dire sans tension sociale majeure. Tous les peuples sont habités de phobies, de peurs… C'est même l'un des nerfs de la politique que de jouer avec et de les entretenir. Depuis 1920 et la fin de l'Empire ottoman, les Turcs sont hantés par le démembrement de la Turquie. Les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, Français et Britanniques surtout, ont refait la carte de l' Europe et de l'Empire ottoman ; c'est inscrit dans la mémoire collective.
L'adhésion à l'Europe, la perspective européenne permettait indirectement d'offrir une garantie de sécurité à la Turquie et la possibilité de régler tous ses problèmes avec les Grecs, les Chypriotes, mais aussi avec les Arméniens et tous les peuples du Caucase. Malheureusement, ni les dirigeants de la Turquie, ni les dirigeants européens n'ont réussi à réellement évaluer cette importance de l'adhésion à sa juste valeur, de l'appartenance de la Turquie à l'Europe.
Résultat, c'est aujourd'hui un pays à la dérive et ces élections qui s'approchent ne vont rien résoudre du tout. Ce que veut l'opposition c'est se débarrasser d'Erdogan et faire un retour en arrière, à l'époque qui a précédé celle d'Erdogan. Ce n'était pourtant pas mieux avant, ce sont précisément ces années-là qui ont produit l'Islam politique et Erdogan.
Certains partis en lice pour le pouvoir prétendent pouvoir revenir à "la case Europe". Les Européens ont d'autres chats à fouetter, à commencer par la candidature de l'Ukraine - un très gros morceau : 600 000 km², 45 millions d'habitants -. Absorber l'Ukraine c'est vraiment la priorité des priorités pour les Européens. La Turquie à côté n'a aucune chance.
Vous avanciez récemment que les Arméniens eux-mêmes pourraient aider la Turquie à prendre conscience de cette nécessité de mémoire. Pour en revenir à la relation arméno-turque, vues de l'Arménie, quelles pourraient en être les perspectives ?
Le génocide fait partie bien sûr, d'abord et avant tout, de la politique et de l'imaginaire social arménien, sans aucun doute, une réalité connue et ressentie de chaque arménien.
À partir du moment où il doit également intégrer l'imaginaire politique et social de la Turquie, faire d'une réhabilitation et d'une thérapie côté turc, ça devrait passer par la connaissance, au sens premier du terme, de ce qui s'est passé il y a cent ans. C'est là que les Arméniens peuvent aider les habitants de la Turquie à prendre conscience de ce qui s'est passé, les Turcs ne le savent pas. Il y a un décalage monumental du savoir.
Cela pourrait se faire au niveau des échanges entre les sociétés civiles et civiques des deux pays.
Je considère par exemple ma présence et ma mission ici, dans ce cadre-là, ce que j'appelle "la politique de mémoire". Mon but est de passer le message en disant : « il s'est passé quelque chose, il faut y réfléchir ». Pour les Turcs, à part le déni, il n'y a rien, ils sont totalement inconscients.
Et cote turc, quel avantage en retirerait la société civile ?
Lorsque vous n'avez pas considéré les maux que vous avez commis, que ce soit au niveau du gouvernement, de la société ou des individus, c'est pareil, quand vous n'avez pas été puni ni rendu de comptes, que vous n'a pas été responsabilisé, ça vous pourrit. Ça pourrit l'individu et ça pourrit la société.
Juste un exemple : Erdogan, le président turc, aujourd'hui reconnu pour sa corruption radicale, compte parmi les cent premières fortunes du monde. Il n'en a pas hérité, il l'a volée, et les gens commencent à se révolter. Pourtant en regard des trois millions de citoyens de l'Empire ottoman qui ont été liquidée en l'espace de trente ans, de 1894 jusqu'en 1924; ce n'est rien, et personne ne dit rien.
La société turque est régie par une espèce d'immunité. Le gouvernement, les individus, personne ne demande de comptes. Parce que personne n'en a demandé il y a cent ans.
Par rapport à la question azerbaïdjanaise, enfin, vous avez pour habitude de dire qu'elle est à la fois secondaire et très importante…
La relation turco-azérie est récente, elle ne remonte pas plus loin que 2009-2010. La Turquie est relativement faible économiquement, elle a des problèmes colossaux, et les azéris qui ont beaucoup d'argent y investissent massivement. En ce sens, la Turquie devient de plus en plus dépendante du petit Azerbaïdjan. Considérant ses très mauvaises relations avec l'Arménie, ça pourrait avoir un effet négatif, voire destructeur sur la normalisation arméno-turque. Toutefois, on ignore également ce que la Turquie pourrait dire à Bakou : « n'intervenez pas », par exemple, « ne faites pas cela, moi j'ouvre la porte, j'envoie un ambassadeur à Erevan »...
Je n'arrive pas à estimer dans quelle mesure l'Azerbaïdjan peut peser sur ces relations ni dans quelle mesure Ankara peut s'y opposer.
La Turquie a tiré beaucoup d'avantages de sa coopération militaire avec l'Azerbaïdjan. Elle entraîne l'armée azérie, c'est elle qui l'a transformé, mais grâce à la guerre des 44 jours et plus récemment, à l'affaiblissement de la Russie, même relatif, elle a pour la première fois réussi à établir une tête de pont dans le Sud-Caucase. C'est très important pour la Turquie, mais en même temps, le fait que cela ait été rendu possible par les azéris augmente d'autant le poids de leur carte en Turquie.
Une dernière question : la Turquie n'est pas réputée pour sa tolérance vis-à-vis de la liberté d'expression, vos propos très tranchés ne vous valent-ils des menaces quant à votre sécurité personnelle ?
Je suis citoyen franco-turc et je vis en Grèce.