Donner vie et à la fois redonner sens à la vie : c’est le message que se transmettent les femmes qui ont perdu leurs fils à de la guerre des 44 jours.
Par Lusine Abgaryan
Elles s’entraident et se réconfortent, partagent leurs histoires de survie et de lutte après la perte de leurs fils soldats pour essayer de retrouver les brins de vie d’autrefois. Dans l’attente de la paix et le long processus de la cure, les cris des nouveau-nés deviennent un symbole de renaissance…
Quelques dizaines de femmes de quarante à cinquante ans sont redevenues mères ces deux dernières années. Pour certaines, les nouveaux nés incarnent leurs fils disparus et sont venus au monde pour les remplacer. Pour d’autres, ces enfants symbolisent la renaissance, sans jamais prendre la place de leurs aînés de 20 ans, leurs frères qu’ils ne connaitront qu'en photos et au travers des récits de famille.
L’une de ces nombreuses histoires de résistance et de volonté est celle de la famille de Yeranuhi Baghdasaryan et Karen Abroyan qui vivent depuis seulement quelques mois avec leur fils né en 2022, Vahan, au village d’Astghadzor dans la région de Gegharkunik. Son frère aîné , Vahe, après avoir traversé Hadrut, Fizouli et Djabrayil, est tombé à Karmir Shuka. Plus d’une année après sa disparition, la nouvelle de la grossesse de Yeranuhi fut une surprise pour toute la famille : « Je n’avais pas réfléchi à donner naissance à un autre enfant, mais c’était la volonté de Dieu pour que la vie continue », dit-elle. Son mari, Karen, ajoute que depuis, ils ont retrouvé leurs forces. La présence spirituelle de leur fils aîné, l’accompagnement des médecins ont aidé Yeranuhi à lutter pendant la grossesse pour que le petit Vahan arrive au monde sain et sauf. Le choix de son prénom n’est pas anodin. Vahe, venu dans le rêve de son père lui a dit comment devrait s’appeler son frère. « On a maintenant une force nouvelle pour continuer la vie, on a maintenant une mission à accomplir. Il faut se battre pour lui, vivre, faire des choses, accompagner Vahan vers ses buts. Après la guerre de 44 jours, Vahan est une lumière pour nous, notre bonheur et le nouveau sens de la vie », dit Yeranuhi, qui n’arrive pas à mettre d’autres mots sur leurs sentiments. « Ce qui nous est arrivé, c’est un miracle », disent les parents.
Un tel miracle s’est également produit dans la famille des Grigoryan. « Personne ne disait plus maman, papa », dit Nelli Muradyan, redevenue mère. Après une année et demie sans souffle de vie, le bonheur est de retour dans leur famille. Nelli Muradyan, la mère d’Arsen Grigoryan, tombé à Djrakan frappé par un drone, a retrouvé ses forces pour accueillir le nouveau-né. Encore à la maternité, Nelli avouait avoir envie de faire encore un autre enfant. Elle est profondément persuadée que « le seul moyen de surmonter la perte, c’est de donner une autre vie ».
Une autre histoire de renaissance se raconte dans la famille du héros Nerses Nersisyan, dont le petit-frère, qu’il ne verra pas, porte son nom. « Il nous a apporté de la joie, de nouveaux objectifs et de nouvelles attentes », dit Gayane Torosyan, sa maman, pour qui la décision de devenir mère encore une fois était particulièrement difficile. Son récit ressemble à un conte : « J’avais fait un rêve ou on m’avait donné une plante, me demandant de la mettre dans la terre et d’attendre qu’elle fleurisse pour que mon fils revienne. C’est ce que j’ai fait à mon réveil. J’ai mis une branche de cette plante dans la terre en disant mon vœu. Deux mois après, j’ai appris que j’attendais un bébé », raconte-t-elle. Effectivement, « c’était comme dans un rêve », dit le mari de Gayane, pour qui cet événement fut un miracle. « Nous avons recommencé à vivre à partir du moment où Gayane m’a annoncé cette nouvelle. Nous comptions les jours avant la naissance de notre fils », dit Artur Nersisyan. « Je cherche mon Nerses dans les traits du visage de ce bébé, il y a des choses qui lui ressemblent, d’autres non », ajoute-t-il.
Le symbole le plus brillant de la renaissance est également apparu dans les bras de la mère du héros tombé Tigran Chahbaryan. « Tigran, redevenu un bébé, est venu dans mon rêve et il m’a dit que s’il nous manque tant, il doit renaître. Si j’avais un pourcent de doute sur le fait que je ne pouvais plus avoir un enfant dans cet état psychologique, avec ces conditions physiques, j’ai tout mis de côté et j’ai pris la décision d’en avoir un». Armine Harutyunyan a donné naissance à une petite fille qu’elle a nommé Lucy, une lumière en arménien: « Ce n’est pas un enfant ordinaire car elle a une mission spéciale. Elle doit connaître son frère et le faire vivre mieux que je ne peux », croit la maman. La petite Lucy qui a rempli de bonheur et de joie la famille des Chahbaryan, fait penser à son frère : « Je ne croyais pas à la renaissance. Quand on m’en parlait, je disais que c’est un autre enfant. Mais la petite ressemble comme deux gouttes d’eau à son frère, Tigran. Je le vois dans ses mains, ses yeux… Je le retrouve partout chez la petite », dit Armine. Tigran Chahbaryan était au front dès les premiers jours de la guerre. N’ayant plus jamais eu de nouvelles de son fils, Armine s’était décidée à donner naissance à un autre enfant. « Je m’étais juré que je ferai un autre enfant dès que Tigran serait revenu. Tigran n’est pas revenu, mais j’ai tenu ma parole », se souvient-elle. La naissance de la petite Lucy est une lueur d’espoir et de foi, Armine est rempli de détermination à être incassable: « Je conseille à toutes les mères ayant perdu leur fils de donner la vie : l’unique consolation sera les enfants ». Malgré la douleur de la perte, Armine, originaire d’Artsakh, en est certaine : sa fille Lucy, à l’instar de son frère, va aimer sa patrie. « J’ai donné le plus cher pour mon Artsakh. Rien n’a changé, ma fille va grandir dans ce même état d’esprit », dit-elle.
La famille des Ghuzanyan s’est également agrandie récemment: « Nous étions dans une situation très difficile après la disparition de notre fils. Nous avons décidé d’avoir à nouveau un enfant pour pouvoir continuer à vivre ». Après avoir perdu leur fils unique pendant la guerre, Gevorg, Astghik et son mari ont décidé de « le faire renaître ». Après avoir traversé de graves problèmes de santé et de nombreuses difficultés, le cri du bébé tant attendu est devenu la nouvelle lumière de la famille Ghuzanyan. Ils lui ont donné un nom symbolique, Mkhitar, "celui qui console", en arménien. « Je n’arrive pas à m’exprimer avec des mots, nous l’attendions avec tant d’impatience. Ma fille attendait beaucoup aussi son petit frère ». L’unique conseil que donne Astghik aux autres mères, c’est de faire des enfants et vivre pour leur bien : « Il est difficile de redevenir mère à cet âge, mais il faut trouver la force et se battre, sinon c’est impossible ». Yura Ghuzanyan, redevenu père, souhaite élever Mkhitar dans le même esprit que son frère aîné, Gevorg. « Il va aimer sa patrie, notre terre et notre eau, nous l’élèverons comme un citoyen digne de son pays », dit-il.
Certains parents identifient les nouveaux nés à leurs fils disparus il y a deux ans et essaient à tout prix de retrouver leurs traits sur les visages des petits. D’autres, croient que les enfants sont uniques, et que même s’il s’agit d’une renaissance et que ces enfants sont venus au monde pour les consoler, aider à survivre à la perte, ils ont un autre chemin à parcourir… Une chose est claire : les récits et les histoires sur l’héroïsme de leurs frères aînés berceront l’enfance de ces enfants. Et peut-être toute leur vie…