Sarkis Shahinian : « Les Arméniens doivent être mis en condition de se défendre »

Opinions
31.10.2022

Une délégation parlementaire suisse s'est rendue mi-octobre sur les lieux victimes des frappes azerbaïdjanaises du 13 septembre dernier. Dans le même temps, à Genève, une résolution était adoptée condamnant fermement et explicitement cette agression. Sarkis Shahinian, Secrétaire général du Groupe d'amitié parlementaire Suisse-Arménie, revient sur ces deux évènements.

Propos recueillis par Olivier Merlet

Le 14 octobre 2020 en Suisse, le Grand conseil de Genève adoptait à la majorité absolue de 56 voix pour contre 17 une « résolution sur la survie de l'Arménie ».   Sa portée revêt une importance majeure en Suisse, non seulement vis-à-vis de l'Arménie, ses attendus clairs et explicites n'hésitant pas à reconnaitre nommément les agresseurs de l'attaque armée azerbaidjanaise des 13 et 14 septembre. Un sacré pavé dans la mare de la fameuse neutralité suisse. Sans rentrer dans les détails techniques compliqués du fonctionnement politique la confédération helvétique, le caractère d'initiative cantonale de cette résolution lui vaut en effet de devoir être traitée par le Conseil national et le Conseil des États, soit les 2 branches du parlement fédéral, l'autorité suprême de la Suisse.

Sarkis Shahinian est le Coprésident de l'association Suisse Arménie. Il travaille comme traducteur au département fédéral de l'intérieur auprès de l'office de la santé publique. Arménien d'origine, il se définit lui-même comme « Suisse, né en Suisse, sans passeport arménien, mais Arménien de conviction, dans son cœur et dans son âme ».

Il est aussi, et peut-être surtout, Secrétaire général du Groupe d'amitié parlementaire Suisse-Arménie dont il est le cofondateur en 2004 avec deux députés suisses, Dominique de Buman et Ueli Leuenberger, 6 mois à peine après l'adoption du postulat * Vaudroz-de Buman sur la reconnaissance par le conseil national suisse du génocide arménien.

Ce groupe d'amitié Suisse Arménie dont il s'occupe compte parmi les plus actifs du conseil national, l'assemblée parlementaire helvétique. Depuis sa création, ce groupe est à l'origine de six voyages parlementaires en Arménie, de plusieurs auditions d'experts par l'assemblée notamment consacrées au droit à l'autodétermination du Karabagh, à la destruction de l'héritage culturel du Nakhitchevan (nécropole de Djoulfa, avec remise au directeur général de l'Unesco d'une brochure documentée d'une vidéo prise depuis l'Iran sur l'autre rive du fleuve Araxe), et enfin à la négation du génocide arménien par le gouvernement turc.

Depuis l'automne 2020, les travaux du groupe portent essentiellement sur la guerre azerbaïdjanaise contre le Karabagh et l'Arménie « car beaucoup ont tendance à oublier les incursions aériennes qui ont eu lieu déjà à cette époque sur le territoire arménien » insiste Sarkis Shahinian.

Suite à l'agression du 13 septembre, la visite d'une délégation suisse en Arménie à laquelle il participait bien sûr, a été très rapidement organisée.

Sarkis Shahinyan : « Si du côté parlementaire, l'intérêt et la capacité de mobilisation pour l'Arménie sont évidents, il n'en a pas de même pour la presse suisse, qui n'a commencé à bouger qu'à la parution sur la page Facebook de la Socar d'un message d'incitation à la guerre et à la haine contre les arméniens dont la Tribune de Genève et le Tages anzeiger, les 2 principaux quotidiens suisses se sont largement indignés.

Suite à cela, le Conseil des États a déposé un postulat demandant à la Suisse d'être beaucoup plus attentive au trafic financier organisé par la Socar pour financer la guerre au Karabagh.

La résolution du 14 octobre 2020 du grand conseil de Genève a une portée beaucoup plus importante, nous en avons parlé précédemment.

« N'existe-t-il pas en Suisse de groupe parlementaire pro-azerbaïdjanais qui comme en France, aurait pu peser de tout son poids pour s'opposer à ce genre de déclaration ?-

En Suisse, les leviers parlementaires pour l'Azerbaïdjan sont effectivement plus restreints, ceux de son ambassade et de son responsable, Fuad Isgandarov, sont par contre très importants.

Ces 3 dernières semaines, suite à l'agression du 13 septembre, plusieurs choses se sont passées. L'association Suisse Arménie a fait paraître deux articles "pleine-page", toujours au Tages anzeiger et à la Tribune de Genève, dénonçant le rôle criminel de l'État azerbaïdjanais dans sa violation de la souveraineté de la république d'Arménie en ayant recours à la torture, aux exécutions sommaires, à la violation flagrante des droits des prisonniers de guerre et en démontrant sa volonté de vouloir conquérir une fois pour toute le sud de l'Arménie.

L'ambassade d'Azerbaïdjan a publié en réponse un long communiqué de presse plutôt "problématique", son ton s'apparentant davantage à celui d'un chantage. Il disait en substance que la Suisse devait prendre garde à ne pas donner trop d'importance à la voix des Arméniens, que l'Azerbaïdjan la fournit en gaz et que la présence de la Socar sur son territoire est telle qu'elle pourrait en devenir encore plus dépendante de ses fournitures en énergies fossiles.

L'ambassadeur ne pouvait nous rendre meilleur service pour faire comprendre aux Suisses que Socar et l'Azerbaïdjan ne font qu'un et que ce dernier utilise ses revenus pour financer la guerre contre l'Arménie. Le soir même, la Tribune de Genève réfutait point par point le message de l'ambassadeur, signifiant clairement que jamais en aucun cas l'Azerbaïdjan n'était à la gouverne des approvisionnements énergétique Suisse et ne saurait en organiser sa dépendance.

Parlez-moi de votre voyage en Arménie

C'était un voyage de 3 jours, particulièrement dense du fait d'un agenda très chargé. Nous voulions surtout rencontrer les personnalités liées à la sécurité nationale, à la gouvernance du parlement, et aux affaires étrangères. Le rendez-vous que nous avions avec le président de la République a malheureusement été annulé car il était malade, mais nous avons pu avoir deux entretiens très importants, avec Karekin II, le catholicos de tous les Arméniens, et l'ombudswoman Kristine Grigoryan qui nous a livré des informations très importantes, notamment de nombreuses photos et vidéos.

Le niveau de cruauté, l'inhumanité, bien qu'en termes de guerre, on ne puisse jamais parler d'humanité… Mais la volonté de terroriser les Arméniens, dans leurs villages, en hurlant au haut-parleurs en langue arménienne "vous devez quitter les lieux et vous ne pourrez jamais y retourner quand nous les aurons conquis", instiller ce genre de peur à l'intérieur des populations arméniennes, c'est très clairement indéfinissable. Et c'est contre tout cela que les députés ont voulu prendre une position nette et claire.

Qu'avez-vous ressenti à Jermuk ?

Instiller la terreur, toujours… En touchant cette fois des endroits symboliques -le cimetière de Ketchut a été touché-, en démontrant leur volonté cynique d'irrespect envers la dignité des morts, en s'attaquant clairement aux ressources économiques de Jermuk, le téléphérique, un centre de cure. Le désarroi qu'ils ont voulu instiller chez les Arméniens étaient cependant inversement proportionnel au désir et à la volonté des Arméniens et des amis des Arméniens, non seulement de maintenir leur présence sur place, mais de réagir de la façon plus ferme au niveau de la défense nationale et de la diplomatie internationale.

Elle est pourtant souvent critiquée, cette défense nationale...

Vous serez surpris de savoir que la capacité arménienne de répondre était et demeure intacte, mais la volonté d'un cessez-le-feu après l'invasion a été soutenue par la Russie.

Que la Russie impose son cessez-le-feu, certes, mais que vous fait dire que les capacités de défense arméniennes sont intactes ?

Je ne peux pas rentrer dans les détails, je révélerais des secrets militaires.

Tout ce qui se dit ici, à commencer par les soldats sur le front, c'est au contraire que ces moyens sont absents et qu'ils n'ont pas été renouvelés. « Ce n'est pas la volonté qui nous manque, ce sont les armes ». Je l'ai souvent entendu, à Jermuk même.

La vérité est qu'il y a des limites dans la capacité de réponse des forces armées, mais une deuxième vérité existe qui est qu'au moment où elles allaient se réorganiser et voulaient répondre, il y a eu une volonté de maintenir le statu quo partiel en faveur de l'Azerbaïdjan en déclarant un cessez-le-feu immédiat, non demandé par l'Arménie mais imposée par la Russie. Du côté arménien il y avait et il y a toujours et une capacité de réaction.

Bien évidemment, les armes manquent aux arméniens mais avec celles qu'ils ont, ils peuvent créer des dégâts d'une importance telle dans les rangs de leurs adversaires que seule l'utilisation des drones de fabrication turque peut être à même de les contrecarrer. Ce que les Azerbaïdjanais admettent d'ailleurs en disant que sans eux, il n'aurait pas pu battre les Arméniens il est très important de comprendre que d'un point de vue des capacités opérationnelles, organisationnelles et de coordination, les Arméniens étaient parfaitement capables de repousser les attaques azerbaïdjanaises. La différence, c'est la participation des drones turcs et des djihadistes de Syrie et du Pakistan.

Revenons à votre visite, la résolution suisse a été adoptée alors que vous vous trouviez en Arménie, quelles sont ou vont être les retombées votre déplacement ?

La structure médiatique arménienne a réagi de façon très proactive, et nous avons pu donner plusieurs interviews à la télévision d'État ainsi que sur des canaux "online" appartenant à des groupes parlementaires de différentes sensibilités politiques.

Suite à l'écho de notre visite donné par les médias arméniens, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan en Suisse s'est senti dans l'obligation d'organiser une conférence de presse le 26 octobre, au club suisse de la presse, pour rappeler l'importance des liens économiques qui lient la Suisse et l'Azerbaïdjan et expliquer les mécanismes qui sont en train d'être mis en place pour arriver à un possible traité de paix entre les deux pays.

D'autre part, Eltchin Amirbeyov, le conseiller direct de la vice-présidente d'Azerbaïdjan, Mehriban Aliyeva, s'est spécialement déplacé en Suisse pour rencontrer les deux députés qui sont allés en Arménie pour leur donner son point de vue sur ce qu'ils ont découvert sur place et les positions qu'ils ont prises suite à cela.

Notre visite a fortement bousculé la diplomatie azerbaïdjanaise, et pas seulement en Suisse, apparemment.

Vous faites allusion aux récentes déclarations en France du président Macron ?

Je fais allusion à l'utilité de ces visites et de la mobilisation qu'entraine leur médiatisation. Celle de Sylvain Tesson, à peu près en même temps que la nôtre, et ses prises de position n'ont pas mobilisé que la presse mais le plus haut niveau de l'État français puisque c'est son chef en personne, Emmanuel Macron, qui a répondu en mettant les doigts dans la plaie et en faisant clairement référence à la Russie qui en a été bouleversée et revu ses positions par rapport à la France.

C'est là que tout va se jouer pour les Arméniens, les mots font toujours plaisir mais maintenant, ils réclament des actes. La France peut les réaliser, elle est capable de "fournir ces actes", et je fais là référence à ce que vous disiez auparavant. Les Arméniens doivent être mis en condition de se défendre.

Je ne comprends pas les limites techniques qui empêchent la France de vendre des armes à l'Arménie, de satisfaire les besoins en matériel militaire pour faire la guerre et faire en sorte que la vie des Arméniens du Karabagh ne soit pas mise en danger

Vous pensez donc qu'il est possible de porter une action militaire au Karabagh ?

Je ne peux pas vous le dire.

Ne ressentez-vous pas, au contraire, l'impression donnée que le Karabagh est abandonné à son propre destin afin de pouvoir sauver les négociations qui sont actuellement menées entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ?

Et c'est exactement ce qu'il faut éviter, que le Karabagh redevienne l'agneau sacrificiel de cette soi-disant volonté d'accord de paix.

Dans le contexte et les données actuelles, vous pensez que c'est réaliste ?

Lorsque vous avez une vision claire de vos difficultés et mettez les moyens de les résoudre, politiques, sécuritaires et offensifs, vous pouvez arriver à des résultats très réalistes comme vous dîtes. Le réalisme, ce sont les hommes qui le mettent en exergue. Le réalisme n'est pas du fatalisme.

Les propos que vous tenez reflètent ils l'opinion publique partagée en Suisse ?

En ce moment, vous ne parlez pas un parlementaire suisse, vous parlez à Sarkis Shahinyan avec son expérience passée, sa capacité d'analyse présente et sa vision du futur. Cela dit, les décisions concernant l'Arménie n'engagent que le pouvoir exécutif arménien mais il a à sa disposition une panoplie de possibilités qui va bien au-delà de ce qu'on penserait.

Quelles sont les chances que la résolution du Grand conseil de Genève d'être acceptée par le parlement et d'aboutir à un résultat ?

Elle vient d'être votée. Soumise aux deux branches du parlement elle a une portée unique et inédite. Le Sénat français a voté à l'unanimité une résolution sur l'autodétermination du Karabagh qui jusqu'aujourd'hui n'a eu aucun effet concret. Si la petite Suisse arrive par un système de débat a dépasser un simple vote, là, il y aura une retombée politique énorme à cause du rôle de Socar en suisse.

La Suisse est très vigilante à ne pas mettre en péril ses approvisionnements en hydrocarbures, mais si on arrive à prouver l'utilisation criminelle de cet argent, là, la Suisse sera bien obligée de prendre en considération la destination de ces fonds

L'un des attendus de la résolution évoque indistinctement dans le même alinéa la concentration sur les frontières de troupes turques et iraniennes. Pourquoi y associer l'Iran, allié de l'Arménie ?

Nous voulons dire que la situation tactique et stratégique due à cette guerre peut mener à une escalade extrêmement dangereuse. Quand vous avez une concentration de troupes aux frontières, et du côté de l'Iran et du côté de la Turquie, la présence d'un régiment russe à Gyumri, de 2000 soldats russes au Karabagh, il peut se produire une réaction bien plus explosive que ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine. La différence, c'est qu'on parle de l'Ukraine et pas de l'Arménie.

Comment se fait-il que l'on ne pose pas le problème arménien sur la table comme on le fait pour l'Ukraine ? La vérité est que l'Occident livre des armes à l'Ukraine sans se poser de questions et n'arrive pas à reconnaître cette même nécessité de lutte qui incombe aux forces armées arméniennes.

Justement, le principal livreur et financeur d'armes en Ukraine, c'est les Etats-Unis. Que pensez-vous du retour très marquant de la diplomatie américaine en Arménie ces derniers mois ?

La visite de Nancy Pelosi en Arménie ne s'est pas faite par hasard. Il fallait observer son approche très diplomatique, qui l'accompagnait et le message qu'elle a délivré : « on est venu ici pour entendre ce que les Arméniens ont à nous dire ». Je suppose qu'elle a dit la même chose au ministre de la défense. En tant que troisième personnage dans la hiérarchie du gouvernement américain, ce qu'elle dit, c'est que les USA sont là, « à vous de décider si vous voulez aussi qu'ils soient à vos côtés militairement ». Le gouvernement Pashinyan est pris en tenaille entre ces déclarations et un traité de défense qui ne fonctionne pas, celui de l'OTSC, pire, qui le limite dans ses achats d'armes ainsi que dans sa capacité de réponse et d'organisation.

L'Inde, alliée de la Russie vient de vendre des armes à l'Arménie. La France, les États-Unis, n'ont pas manifesté de façon très ouverte une telle possibilité, mais il faut savoir lire entre les lignes. Voyez également le rapport diplomatique extrêmement tendu en ce moment entre la Russie et l'Arménie. Le dernier rendez-vous d'Astana en a clairement montré les limites, des frictions mêmes, très claires, entre les deux pays.

La balle est aussi dans le camp des Russes qui doivent se déterminer clairement sur cette agression. On ne comprend que difficilement ce souhait de continuer à arbitrer une situation où l'agresseur et l'agressé sont clairement désignés. Il lui incombe enfin, par traité, de devoir prendre des mesures pour rendre réversible cette invasion azerbaïdjanaise. Si elle ne le fait pas, c'est qu'il y a une volonté.

Je vous sens finalement très confiant dans vos propos, dans la capacite de l'Arménie à réagir, à se reprendre, à sortir de l'ornière dans laquelle elle se trouve…

Absolument. Et cette observation me donne l'occasion de vous dire que la nation arménienne n'est pas seulement d'Arménie mais du monde entier. Il y a aussi une diaspora qui a son mot à dire et refuser de la prendre en considération, quel que soit le gouvernement arménien, serait très irresponsable.

Il y a depuis le mois de mai un réveil de la diaspora et des mouvements qui marquent son Intérêt très clair et très évident quant à la sécurité nationale de l'Arménie. Ce qui manque, c'est une force de coordination qui permet à la diaspora de gagner son poids politique à l'extérieur comme à l'intérieur de l'Arménie.