Kiosques-métiers, ateliers-conseils, documentaire et animations, cette deuxième Nuit du droit organisée par l'Université française en Arménie aura été marquée avant tout par la richesse de ses débats autour de deux préoccupations arméniennes : la protection des droits d'auteur dans le domaine de l'intelligence artificielle, secteur économique majeur et porteur ici de grands espoirs, et surtout, la notion du droit international et de ses limites. Sujet brûlant s'il en est, il ne pouvait échapper à l'éclairage de l'actualité et du conflit avec l'Azerbaïdjan.
Par Olivier Merlet et Sona Malinstyan
En 2017, le président du Conseil constitutionnel français, Laurent Fabius, a décidé de faire de la nuit du 4 octobre, date anniversaire de la Constitution de 1958, une célébration du droit et de ses principes qui en constituent la pierre angulaire. Depuis 2018, cette initiative est soutenue et mise en œuvre par de nombreux acteurs. La Nuit du droit vise à sensibiliser le public à ses pratiques, à en découvrir les acteurs, les métiers et les coulisses de la justice.
La première édition internationale de cet événement a été organisée avec succès l'an dernier par l'Université française en Arménie, elle a réuni plus de 250 participants. Cette année encore, la Nuit du droit de l'UFAR présentait plusieurs "panels" traitant des enjeux contemporains du droit. Mme Nvard Vardanyan, adjointe au secrétaire général du ministère de la Justice et M Gevorgyan, chef du département juridique du ministère de l’Éducation, des sciences, de la culture et des sports, étaient également présents.
La nouvelle rectrice de l’UFAR, Mme Salwa Nacouzi a ouvert l’événement avec un discours d’accueil en faisant remarquer que l’UFAR était l’une des rares universités dans le monde qui célébrait la Nuit du Droit.
« En 2021, il y a eu 115 événements dans 81 villes. Le Conseil constitutionnel n’a suggéré aucune thématique cette année mais lui-même a décidé de se pencher sur la question de la guerre et du droit. Avec les étudiants de l'UFAR, nous avons intitulé notre réflexion : "Le droit international : instrument de justice, de paix ou... ?", les points de suspension appelant à complément. Je pense que c’est un sujet assez provocant car en ces moments particuliers, beaucoup ici, je crois, reprochent à la communauté internationale son manque de réactivité. Bien sûr, le droit international embrasse un champ bien plus vaste que ces seules questions mais il suscite toujours les mêmes interrogations : est-il défaillant ? Faut-il le réformer ? Existe-t-il vraiment ? ». Après avoir annoncé le déroulement du programme, la rectrice a remercié les participants et leur a souhaité, en arménien, une belle soirée. La table ronde qui allait s'ensuivre marquerait le temps fort de cette Nuit du droit.
Pour débattre de la thématique retenue, l'UFAR avait invité trois experts juridiques de premier plan s'il en est : Shahen Avagyan, co-fondateur et directeur exécutif de la fondation du Centre arménien de droit international et d’études stratégiques, qui a longtemps occupé les fonctions de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères arménien et de conseiller à la présidence d'Armen Sargsyan, Siranush Sahakyan, avocate, présidente du Centre de droit international et comparé d'Arménie et cofondatrice de l'ONG Path of Law (le chemin de la loi). Cette organisation de défense des droits de l'homme traite notamment des cas de prisonniers de guerre, des personnes déplacées ainsi que des droits fondamentaux des ressortissants de la République d'Artsakh. Le troisième invité, enfin, avocat associé, directeur du cabinet Concern Dialog, Aram Orbelyan, expert en droit et arbitrage international, s'est entre autres illustré depuis 2019 dans la défense de Robert Kocharyan, le deuxième président de la république d'Arménie, dans son procès pour rupture de l'ordre constitutionnel du pays en 2008 et fraude électorale . La discussion était animée par la doyenne de la faculté de droit de l’UFAR, Mme Garine Hovsepian.
La première partie du débat a consisté à poser les grands principes et une définition de la notion de droit international. Exposant à tour de rôle leur point de vue, les trois intervenants se sont accordés sur la nécessité d'organiser et réguler les relations internationales, interétatiques, par un ensemble de normes et d'accords largement acceptables et reconnus. Dans quelles conditions, par exemple, le recours à la force ou à l'autodéfense collective d'un État agressé peut-il être légitimé ? Comment concilier droit et politique ou relations internationales ? Est-ce qu’un ordre juridique international existe ? Est-ce de la justice ou de la politique? Etc. En d'autres termes, tous les pays et gouvernements du monde doivent et peuvent disposer d'un système juridique international clairement défini au niveau de ses règlements. Mais de même qu'en matière de droit national, le fait que des contrevenants tentent de briser ce système ou de le contourner à leur propre avantage remet-il en question l’existence même de l’ordre juridique ?
« Il n'existe pas d'autorité centralisée en matière de droit international », a rappelé Siranush Sahakyan, « ce sont les acteurs impliqués dans cette relation, les États, qui exercent ce droit et doivent le faire respecter de manière cohérente en utilisant leur pouvoir et leurs ressources. Les facteurs politiques intérieurs jouent un rôle de plus en plus déterminant dans la réalisation ou non de son application : les États peuvent ignorer les violations du droit international à leur avantage ou lutter pour y remédier. C'est là où nous pouvons être confrontés à une dérive vers une justice sélective », a-t-elle noté.
Les discussions se sont ensuite poursuivies par des questions plutôt techniques et théoriques des étudiants de la faculté de droit, très nombreux ce soir-là dans le grand amphithéâtre de l'Ufar. Les spécialistes interrogés y sont allés de leurs explications, non moins précises mais sommes toutes assez abstraites pour les non-initiés.
Siranush Sahakyan, encore elle, est parvenue à regagner l'attention de tous les publics présents. Répondant à la remarque d'un étudiant qui se demandait si en pratique, la justice internationale n'usait pas régulièrement de "deux poids et deux mesures", la spécialiste des droits de l'homme et sympathisante de la cause Karabakhtsi a reconnu le fait et s'est lancée dans un véritable plaidoyer captivant en comparant le sort des prisonniers de guerre arméniens en Azerbaïdjan à celui du célèbre opposant russe à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny.
« La vie et la sécurité des prisonniers de guerre sont menacés. Détenus en Azerbaïdjan où l'arménophobie générale s'apparente à une haine nationale, ils encourent les plus grands risques de sévices, tortures et maltraitance, les exactions sont fréquentes et les preuves ne manquent pas, y compris sous forme de vidéos », a constaté l'avocate, introduisant une disposition du droit international conçue pour s'opposer à ce genre de situation et dénommée "mesure provisoire", une solution temporaire adoptée pour éviter un préjudice irrémédiable en attendant que justice soit faite.
« Nous avons essayé d'appliquer cet outil aux prisonniers de guerre arméniens » reprend-elle, « nous avons fait appel à la Cour européenne des Droits de l'homme pour que la vie et la sécurité des prisonniers de guerre soient protégées et attestées par des visites régulières de la Croix-Rouge internationale. Nous avons également demandé la libération des prisonniers de guerre, seul moyen finalement d'assurer cette sécurité. Cette solution aurait permis en outre d'éviter de nouveaux marchandages politiques ».
Siranush Sahakyan a reconnu la volonté du tribunal de faire valoir la défense de l'intégrité physique des personnes en accédant à la première partie de la requête. Il en a cependant rejeté la deuxième, notant qu'elle débordait de ses attributions et de son pouvoir. « L'Azerbaïdjan a compris que les instruments juridiques étaient inefficaces et que la question pouvait effectivement faire l'objet de marchandages et de négociations politiques », a repris l'avocate, « et ce n'est pas une coïncidence s'il les a maintenant libérés, ayant obtenu l'assurance de la satisfaction de ses exigences politiques. »
En revanche, selon la responsable du Centre de droit international et comparé d'Arménie , la Cour de justice de l'Union européenne a adopté une position toute différente dans la célèbre affaire Navalny. « Arrêté et emprisonné pendant une longue période, il a été exposé aux mêmes risques et aux mêmes sévices que les prisonniers arméniens. La Cour européenne a cependant imposé une "mesure provisoire" exigeant que Navalny soit libéré.» Mesure toutefois non suivie d'effet jusqu’à ce jour.
« Cela soulève cette question : un citoyen russe se trouvait-il dans une situation plus dangereuse, sa vie davantage menacée que celle des centaines de prisonniers de guerre arméniens dans un État hostile dont les contacts avec le monde extérieur sont limités et dans lequel des crimes sont commis ? C'est un exemple de droit international soumis à une application sélective en raison de facteurs politiques, et effectivement, nous risquons ici une justice à deux poids et deux mesures ».
Siranush Sahakyan a conclu son exposé en ouvrant sur l'importance et la valeur du droit international au regard des "petits" États : « ils peuvent facilement rencontrer des difficultés dans l'application du droit international à leur égard, mais en s'appuyant sur le droit, ils peuvent aussi en tirer bénéfice. Plus ils se tournent vers les tribunaux internationaux, plus ils peuvent contraindre la politique. Si une solution politique leur est imposée à laquelle ils ne peuvent se soumettre, comme une décision de l'Azerbaïdjan sur la base de ses seuls intérêts à propos du statut de l'Artsakh, la seule façon de contrer cette politique, c'est la loi ».
Le film documentaire "Broken", ou "Voyage en Palestine à travers le droit international" illustrait ce premier débat. La soirée s'est poursuivie plus tard par une deuxième discussion, celle des étudiants cette fois, autour de la protection des droits d'auteur des œuvres et réalisations en Intelligence Artificielle. L'UFAR vient en effet d'ouvrir un master en la matière, permettant aux jeunes arméniens de se former à cette spécialité d'avenir dans le secteur phare des hautes-technologies pour l'économie nationale en Arménie.