Taline Papazian est docteure en sciences politiques. Conseillère en développement stratégique, experte basée à l'étranger auprès du ministère de la Défense arménien en 2018 et 2019, elle est chargée de cours à l'université d'Aix-Marseille. Auteure de nombreuses publications, elle dirige également le fonds de dotation "Armenia Peace Initiative".
Propos recueillis par Olivier Merlet
Le Livre Blanc est publié sur le site d’"Armenia Peace Initiative". Dites-nous en un peu plus sur cette organisation.
Armenia Peace Initiative est un fonds de dotation, c’est-à-dire une organisation à but non lucratif qui promeut la paix dans le Caucase du sud en travaillant d’abord sur la sécurité : sécurité humaine, sécurité technologique, sociétale, de la gouvernance… Elle peut recevoir de l'argent public et lever des fonds pour soutenir des projets très différents en apparence mais qui vont tous avoir comme point commun d’augmenter la sécurité prise sous un certain angle. La sécurité est un concept holistique, mais je crois que sans sécurité, aucune société ne peut se tourner positivement vers la paix, a fortiori lorsqu’elle n’a connu que la guerre depuis 30 ans. Armenia Peace a été créé en avril 2020, quelques mois avant la guerre. On avait bien conscience que c'était nécessaire et ça a été malheureusement prouvé par les faits.
Promouvoir la paix dans le Caucase Sud, donc dans toute la région ?
C’est indissociable, mais commençons le travail par "notre maison". Il est toutefois évident que la paix en Arménie, vue sa situation géopolitique, ne peut être réelle que si elle est réelle dans toute la région. C'est évident que la Géorgie, l'Azerbaïdjan, la Turquie, la Russie, et par extension l'Europe font partie à des degrés divers du tableau.
Le format 3+3 ?
Oui, entre autres.
Où étiez-vous quand la guerre a éclaté ?
J'étais en France, je venais de rentrer d'Arménie quelques jours auparavant.
Quelle y était l'ambiance ?
À la fois beaucoup d'insouciance de la population en général, et beaucoup d'inquiétude de la part de ceux qui lisait et suivait davantage l'actualité. Ils avaient un regard plus lucide sur ce qui se préparait. On notait aussi une certaine euphorie après le petit épisode de Juillet 2020, dont les Arméniens étaient sortis persuadés qu'ils auraient la main haute en cas de nouvelle guerre. Il y avait donc de l'inquiétude mais pas assez et chez trop peu de monde. Une vraie insouciance. Ou inconscience.
Vous préconisez un rapport d'enquête en 2 temps sur la dernière guerre du Karabakh, le premier rendu public et le second confidentiel, jusqu’à ce que l'Arménie règle ses problèmes de sécurité nationale. Que ne contiendrait pas son volet public ?
C'est impossible de le dire à l'avance mais il y a fort à présumer qu'une enquête de ce type contiendrait vraisemblablement des éléments qui ne pourraient pas être rendus publics, au moins dans un premier temps. À vrai dire, on s'est posé la même question au départ pour notre livre blanc, mais on a fait le choix au final de le publier intégralement pour privilégier le débat d’idées, avec plus grand nombre de personnes possible, et la transparence, de la méthodologie ainsi que des questions posées. Mais pour une commission d’enquête, le niveau de confidentialité serait nécessairement très élevé. Il faut aussi tenir compte du climat domestique dans lequel est l’Arménie aujourd’hui. La question de deux rapports se poserait, à tout le moins dans un premier temps.
Pourquoi la rendre publique dans ce cas ?
Parce qu'il est absolument nécessaire que cette société puisse comprendre ce qui lui est arrivé, où sont les responsabilités, comment elles se partagent et se définissent. Qu'elle puisse aussi faire son deuil de ce qui est arrivé l'année dernière.
Comprendre ces mécanismes fait justement partie de l'aspect confidentiel des choses.
Non, pas forcément. Peut-être que tous les noms ne pourront pas être mis dans le rapport public… Mais regardez ce qui se passe en ce moment avec les procès qui ont lieu. On a l'impression qu'ils sont décidés un peu de manière aléatoire. Pour donner l'impression que quelque chose est fait, voire donner un peu de satisfaction aux parents des soldats disparus.
Je ne dis pas que ceux qui passent en jugement en ce moment ne devraient pas l'être, mais il manque le principe, les normes avec lesquelles le processus de définition de la responsabilité fonctionne. On ne comprend pas bien. Si je me positionne en tant que citoyen, je ne comprends pas pourquoi ce procès et pas un autre, comment cela fonctionne, quel genre de responsabilité on recherche, et pourquoi.
Une commission d'enquête, indépendante et sérieuse, devrait être le préalable de tout cela, et permettrait ensuite, au vu de ses observations et d'une compréhension claire des faits d'établir des préconisations visant à réparer la société, à la resouder. Parce que depuis un an, l'Arménie est dans un état de clivage interne qui est très grave et porteur de très importants problèmes à venir.
Ce rapport suffirait à soigner les blessures ?
Il y participerait de façon importante, mais, je répète, s'il est bien fait. La commission d'enquête qui semble se mettre en place prendrait la forme d’une commission parlementaire spéciale. C'est problématique : on n'en connait ni le mandat, ni la composition, ni son mode de fonctionnement. Sa crédibilité sera forcément soumise à questionnement. Il serait dans l'intérêt de tous que cette commission soit la plus neutre possible, la plus indépendante et surtout non politique. Idéalement, une telle commission devrait effectivement être ordonnée par une institution étatique, en l’occurrence, le parlement est dans son rôle. Il mettrait à sa disposition des moyens humains et financiers, mais ensuite, et cela demande une sacrée maturité démocratique, retrait total ! "Faites votre travail, nommez les personnes en charge de l'enquête, vous avez toute latitude pour le faire et notre soutien total." Et ça s'arrête là ! "Venez nous voir quand vous avez terminé".
Le Livre Blanc appelle à une réforme de l'armée citant des dispositions mises en place précédemment. Vous évoquez les programmes de "Nation-armée" datés de 2017 : de la "Vision" du Ministère de la défense, un an plus tard. En quoi consistaient-ils ?
Ce sont des "concept-notes" formulées par le ministère de la défense de l'époque suite à la guerre des 4 jours d'avril 2016. Elles sont parues sous le titre "Azg Banak", " Nation-Armée ". L'idée générale était de remobiliser l'ensemble de la société derrière son armée pour à la fois lui rendre sa considération et dégager un certain nombre de financements de l'État à destination des militaires et des futurs militaires. Des programmes de logement, d'aide aux soins, l'augmentation des salaires, des avantages sociaux, un ensemble de mesures permettant de revaloriser la fonction professionnelle militaire et dans le même temps, la mise en place de cursus d'études spécifiques dotés de bourses à destination des plus méritants. Pour faire en sorte qu'ils choisissent la carrière militaire par motivation réelle et non plus par défaut, comme c'était beaucoup le cas. Cette note défendait aussi une certaine vision idéologique : Vous l'entendez bien dans "Azg Banak", "Nation-armée, une vision adaptée de l’ancien modèle soviétique d'armée globale où toute la nation est engagée.
S'en est suivie son application très concrète par la création de "l'Assurance des soldats", idée promue par le président Serge Sargsyan, "Hazar plus", ou "Mille plus" en arménien, un fonds d'assurance à destination des soldats blessés en opération ou, pour ceux morts au combat, de leurs ayants-droits. Une sorte de fonds de pension constitué par tous les citoyens sous forme de retenue sur tous les salaires, l'équivalent de deux euros. L'idée était de faire s'engager toute la société, y compris financièrement, dans le soutien à ceux qui donnent leur vie pour le pays ou courent le risque d'être blessé et ne jamais plus retrouver leur vie d'avant.
On sent effectivement un réel soutien de la population à son armée, entretenu d'ailleurs dans les médias ou par l'affichage public dans les rues d'Erevan. Elle semble très proche de son armée et tout à fait consentante pour payer ces charges salariales.
L'Arménie est, de fait, en guerre depuis 1988, plus ou moins. Mais pendant 20 ans au moins, on a entretenu un grand paradoxe -quand je dis "on", je parle du discours public des élites politiques, notamment celles au pouvoir pendant les années Kocharyan et Sargsyan - et nourri la population du mythe de "c'est fini, on a gagné, la guerre est terminée et le temps fera son œuvre dans l'acceptation de ce que l'on a imposé". La guerre des 4 jours en 2016 a été un tournant. Non pas que ce type de discours ait totalement disparu après, mais il y a eu une fracture importante au sein de la société.
2016, guerre éclair sur toute la ligne de contact du Karabakh, toute sa partie Est du Nord au Sud, et en 4 jours, de mémoire 175 soldats tués côté arménien, côté azéri, un peu plus que ce chiffre-là, ce qui est vraiment beaucoup par rapport au nombre de jours. [NDLR : les chiffres exacts sont toujours très controversés, selon les sources de 100 à 300 morts arméniens, de 91 à 568 côté Azéri]. Et puis, pour la première fois, récupération d'un morceau de territoire de quelques centaines d'hectares par les forces azéries.
À partir de ce moment-là, en Arménie, tous les crédos du type "c'est fini", de "notre supériorité militaire", "nos forces armées vont bien, " elles ont tout ce qu'il faut", tout vole en éclats. Quand Vigen Sargsyan, [NDLR : ministre de la défense d'oct. 2016 à avril 2018], lance "Hazar plus", c'est une levée de boucliers. Ce n'est pas que les gens ne veulent pas aider leurs soldats, mais ils disent : "on a un gouvernement corrompu qui dilapide l'argent public et ne le met pas là où ça devrait aller, notamment dans l'armée. Visiblement, elle n'est pas aussi bien équipée que ce que l'on veut nous faire croire, notre défense aérienne est défectueuse, et on nous demande de venir contribuer de notre poche. Où va l'argent public ? "? Ce n'est pas passé sans mal cette mesure du "Hazar plus". Aujourd'hui, plus personne ne la remet en cause, mais au début, ça n'a pas été évident.
Malgré tout, c'est vrai, la société arménienne a toujours été moralement très mobilisée autour de son armée. C'est une institution qui dans les sondages depuis deux décennies au moins récolte des taux d'adhésion et de popularité parmi les plus hauts.
Et même bien avant, dans les années 90, on sentait, malgré les circonstances terribles, "de froid et de ténèbres", toute la population faire bloc derrière son armée et la soutenir sans condition.
À cette époque, on était en pleine guerre, c'est normal, mais ça n'a pas disparu au cours des années 2000. Comme je vous le disais, il y a eu une grosse propagande, notamment après le départ de Levon Ter Petrossian, pour maintenir la société extrêmement mobilisée. Mais l'écart déjà se creusait entre la rhétorique et les faits. L'évitement du service militaire par exemple, est une réalité, un problème très ancien. Oui, c'est une société qui "aime" son armée, qui "aime" ses soldats, pour laquelle il est quasiment sacrilège de ne pas dire :"oui, l'armée c'est sacré" mais est-ce qu'être soldat, çà, c'est sacré ou pas ? Ce n'est pas si évident que cela…
Cela semble encore pire aujourd'hui : j'ai dernièrement rencontré une dame dont le fils de18 ans venait d'être appelé sous les drapeaux et elle me disait : je ne veux pas qu'il parte à l'armée. Est-ce que l'armée va me rendre mon fils ?
C'est une vraie question. Tout le monde a peur que quelque chose reprenne, la situation n'est pas stabilisée, il va y avoir des victimes, on ne saura pas quand et où, ça peut être n'importe où sur la ligne de contact. C'est une situation super anxiogène. D'un côté on soutient l'armée et de l'autre on aimerait bien que le fiston n'aille pas le faire le service, vous comprenez. C'est la responsabilité… Si la paix avait été faite il y a longtemps, on ne se poserait plus ces questions-là. [NDLR : le 16 novembre, peu de temps après cette interview, les forces armées azerbaidjanaises lançaient une offensive dans l'est de l'Arménie]
Effectivement, ce n'est pas une affaire récente, les 5+2, la rétrocession des territoires… C'était ce qu'il fallait faire ?
Oui, sauf quand c'est le calcul des leaders. Aujourd’hui, Serge Sargsyan s’en défend [NDLR : 3e président], mais dans les faits, aucun chef d’Etat de l’Arménie de Kocharyan [NDLR : 2e président] à Pashinyan n’a clairement démontré une volonté de faire des concessions pour régler le conflit. En somme, ils ont parié sur la guerre -plus ou moins contenue- plutôt que sur la paix.
On a en face un pays 4 fois plus peuplé, qui possède des hydrocarbures et qui réarme depuis 30 ans, tout le monde le savait. Comment les dirigeants arméniens ont-ils pu laisser croire à leur population qu'il y avait une supériorité militaire possible ? En supposant que c'était de bonne foi de leur part, que nous reste-t-il comme hypothèse ? Des erreurs de calcul tout du long.
De Nikol Pashinyan ?
Pashinyan a plutôt hérité de l'erreur de calcul global, même si d'autres lui sont imputables, et pas des légères, telles qu’un soi-disant dividende de la communauté internationale pour les nouveaux démocrates arméniens concernant la question du Karabakh. Sur le long terme, l'erreur a consisté à penser que l’Azerbaïdjan et les partenaires étrangers finiraient par accepter la demande des Arméniens concernant le Karabakh. Et le jour où les compromis viendraient, ils émaneraient de quelque chose de substantiel pour les Arméniens du Karabakh. Mais je répète : à supposer que l'erreur était de bonne foi, ce dont je doute. Au moins pour Kocharyan.
Dans le cas contraire, ça voudrait dire quoi ?
Qu'il y avait un intérêt à rester dans le statu quo ou pour le moins une vision à courte vue : "je vais rester au pouvoir pendant 10 ans, ça fonctionne, il y a des rentrées d'argent pour moi et pour mes proches, je prends ce que je peux et après moi le déluge". Ceci étant, c'est difficile de se mettre dans la tête des dirigeants.
Les combats de la dernière guerre ont opposé aux forces azerbaidjanaises la seule armée du Karabakh appuyée des conscrits arméniens, pour beaucoup très peu expérimentés. L'armée nationale arménienne et surtout son fameux 5e corps commande par le Major Andranik Piloyan n'est jamais intervenu, pourquoi, que s'est-il passé ?
Je ne sais pas. Est-ce l'un des nombreux effets de la désorganisation et du dysfonctionnement du processus de mobilisation, comme on l'a tous remarqué ? Est-ce une histoire de logistique ? Ou bien, fallait-il, pour la forme, que ce soit l'armée du Karabakh et non pas celle d'Arménie qui soit mobilisée… Je ne peux pas vous le dire, ni non plus si ça a été fait de manière intentionnelle ou pas, pour ne pas avoir à demander à la Russie d'intervenir officiellement. Parce qu'ils savaient pertinemment que de toutes façons la Russie n'interviendrait pas.
Quels sont les dysfonctionnements dont vous parlez ?
Les listes de conscription, commençons par le plus basique, listes incomplètes ou pas à jour, ce qui peut s'expliquer notamment par des années de corruption pour l'évitement au service. Après, c'est l'histoire de la poule et de l'œuf. Beaucoup de gens se sont portés volontaires et donc un certain nombre de leurs points de rassemblement, type associations de vétérans ou autres, se sont trouvés très vite débordés ou à organiser leurs propres bataillons pour partir en ordre de marche.
Mais il y a eu un appel aux volontaires.
Oui, mais plus tard, le 25 octobre, au moment où le dysfonctionnement est devenu tellement flagrant, que la mobilisation ne fonctionnait pas, que Pashinyan s'est livré à son exercice préféré sur sa page Facebook en publiant un "live" appelant tout le monde à se mobiliser.
Il y a pourtant énormément de gens qui attendaient leur ordre de mobilisation, le bardât prêt, et qui l'ont attendu plusieurs semaines. Certains ont pris l'initiative d'y aller et d'autres ont continué à attendre. Je ne suis pas dans les arcanes du ministère de la défense, je ne sais pas ce qui s'est passé de l'intérieur. On ne peut que constater. On a besoin d'une commission d'enquête pour pouvoir faire la lumière sur tout cela, sur pourquoi ça a déraillé à ce point-là.
Je reviens sur la "Vision" dont nous parlions tout à l'heure. Ce sont 2 documents, formulés par le Ministre de la défense de l’époque, Davit Tonoyan, parus en juin 2018 pour le premier, le deuxième, juste avant les échauffourées de 2020. C'est une sorte de bilan d'étape à mi-parcours, un document qui expose ce que devaient devenir les forces armées. L'idée que les officiers et les sous-officiers devaient avoir beaucoup plus de latitude dans leur prise de décision et pas devoir attendre en permanence l'ordre du supérieur. Qu'on devait développer chez eux le sens de la mission et pas seulement celui du devoir.
Par ailleurs, la majorité des officiers hauts-gradés sont de la génération de la première guerre, il n'y a pas assez de jeunes sous-officiers et officiers qui arrivent aujourd'hui pour venir les remplacer. La carrière militaire n'est pas attrayante, d'autant plus au regard des salaires que l'on peut espérer dans le privé et notamment dans les secteurs porteurs. Les plus brillants ne font pas le choix de l'armée. C'est resté une vision.
Réduction des effectifs, 3x5000 hommes, armée de métier, conscription, entrainement régulier des réservistes, guerre hybride… Prônez-vous un schéma a l'israélienne ?
Ça ressemble à toute armée moderne, non ? Israël a peut-être été pionnier de ce modèle mais on le retrouve aussi dans l'armée canadienne, en Nouvelle-Zélande, en Finlande ou en Suisse. C'est la définition d'une armée moderne dont de nombreux facteurs se prêtent particulièrement à être adaptés aux conditions spécifiques de l’Arménie. Chaque modèle doit de toutes façons être adapté à la population et aux conditions locales. La mobilisation régulière des réservistes par exemple, c'est quelque chose qui pourrait permettre notamment de désengorger le poids extrêmement prépondérant de la capitale dans la structure militaire. En y adaptant le modèle canadien, un modèle où l'armée de métier est soutenue par une réserve territorialisée et sur la base du volontariat, on peut créer du lien très fort entre la réserve et les communautés locales.
Encore une fois, tout cela demande à être développé, affiné et chiffré. L'entraînement des réservistes est à revoir, c'est une nécessité, il était très, très mal organisé jusqu'à présent. Les réservistes n'étaient pas appelés, ou peu, pour 3 jours ou une semaine, de temps en temps, alors qu'ils étaient censés l'être beaucoup plus souvent et participer régulièrement à de vrais exercices. Leur plus forte implication est nécessaire. Il faut évidemment faire en sorte qu'ils ne perdent pas leur emploi lorsqu'ils sont appelés, et qu'ils bénéficient aussi d'un certain nombre de compensations, que le modèle soit attrayant en somme. Enfin, il faudrait aussi que les femmes participent davantage et différemment. Elles ne sont pas assez nombreuses et sans doute trop cantonnées à certaines tâches, trop séparées. Mais tout doucement, ça change.
Cette réforme doit avant tout être adaptée aux envies et aux besoins de la société arménienne d'aujourd'hui. Je vais dire quelque chose de très trivial mais qui à mon avis est à prendre en compte : oui l'armée est aimée mais il faut que l'armée, la réserve, le service, et ce qui est proposé comme carrière professionnelle aux militaires de carrière colle aussi à la société d'aujourd'hui. Cette dernière a bien changée depuis 20 - 25 ans, pas l'armée.
Que faudrait-il, justement, pour qu'elle corresponde aux attentes de la société ?
Difficile de répondre d'emblée, mais les militaires et le ministère de la défense devraient absolument se poser cette question pour générer une véritable appétence par rapport au service militaire et à la réserve. Ce qu'ils ne font pas.
Le modèle actuel est très figé, passéiste. C'est le grand bloc russe, spécialiste de la guerre d'usure, ce qui ne correspond pas à notre terrain. On y a perdu ce que nous savions très bien faire, c'est-à-dire des petites bandes, la guerre de guérilla, on savait très bien faire tout cela. C'est un peu revenu d'actualité avec la fin de la guerre, parce que justement, l'armée classique, la mobilisation, ont mal fonctionné. Certaines catégories dans la société arménienne, en particulier des groupes de vétérans des guerres précédentes, ont constaté les problèmes depuis longtemps et se mobilisent de plus en plus pour proposer des palliatifs.
Il ne faudrait toutefois pas y perdre l'autorité de l'État, il y a une juste mesure à tenir. Il n'y a jamais eu en Arménie le problème de bandes armées incontrôlables et il ne faudrait pas que ça le devienne. Je pense que l'État en est parfaitement conscient d'ailleurs. Quand on remet à plat, il ne faut pas non plus perdre les acquis, même minces, de l'étatisation. En somme, ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et c’est valable pour une série d’acquis gagnée durant cette période si difficile dont on entend souvent dire que nous avons perdu 30 ans.
Est-ce que des réformes telles qu'on en parle, peuvent être encouragées par l'opinion publique, ou au contraire, représente-t-elle un obstacle ? Veut-elle une armée qui défende sa frontière sur 1300 km ou plutôt ce que vous proposez aujourd'hui ?
Je distinguerais deux choses fondamentales : le but des réformes que nous proposons n'est pas d'affaiblir l'armée, bien au contraire, mais la question n'est pas non plus de se laisser aller à trop suivre l'opinion publique, vu notamment la légèreté, la superficialité et la fâcheuse tendance au populisme du gouvernement présent. Le résultat pourrait être catastrophique, il faut y faire très attention.
Je préconise que les experts qui se penchent sur la question de la réforme de l'armée prennent en compte des enquêtes de type sociologique pour savoir où en est la société dans son ensemble. Par rapport à son armée en général, pas seulement à Erevan, dans toutes les régions du pays. Comment elle se voit s'engager dans l'armée, qu'est-ce qu'elle attend d'elle, qu'est-ce qu'elle est prête à lui donner ? Et cætera. Pas pour nourrir la page Facebook du premier ministre mais pour que ça serve de matériau, entre autres, à l'affinement des réformes qui peuvent être en cours aujourd'hui. On n'en sortirait pas avec une armée affaiblie, loin de là, mais avec une armée différente, pas moins à même de protéger ses frontières.
On a vu d'ailleurs qu'elle ne l'était pas dans son état et dans la situation actuels. On sait qu'une réforme est en cours, c'est bien qu'il y a un constat partagé d'ineffectivité. Est-ce qu'elle répond de manière ciblée aux besoins de l'Arménie d'aujourd'hui, ou, est-on de nouveau dans le calque d'un modèle qui va nous être soufflé par la Russie ? Un modèle russe au rabais, qui plus est, parce qu'il est évident que les Russes ne vont pas nous donner le must de ce qu'ils savent faire. C'est plutôt là-dessus que je serais vigilante. Il faut un modèle ciblé par rapport à nos besoins et à ce qu'on sait faire, et à ce que la société veut, également, parce qu'on ne pourra pas faire sans elle.
Vous parliez de Russie et d'alliances, l'Arménie est en ce moment à la tête du CSTO (Organisation de Traité de Sécurité Collective), alliance au sein de laquelle les autres pays ne sont pas franchement pro-arméniens…
C'est clair. Quelles sont nos alternatives exactement ? On en parle dans le Livre, est-ce que l'Otan est une alternative ? Non. Est-ce qu'on peut se dégager d'une alliance très poussée avec la Russie ? Non, absolument pas. Alors puisqu'on ne peut pas changer d'alliance, est-ce qu'on peut améliorer les relations avec nos deux voisins de manière à neutraliser les menaces de sécurité qu'ils représentent ? Oui, on peut, et on doit le faire.
Comment ?
En allant discuter avec eux, première chose. Et de toute évidence, il y aura des points sur lesquels on aura des intérêts convergents à sécuriser ou à gérer, au moins des choses modestes comme une source d'eau, un pâturage… S'il y a un pâturage à partager ou un point d'eau à gérer pour que les deux populations locales puissent en bénéficier, il faut pouvoir travailler là-dessus ensemble. Ce sont des choses qui intéressent les deux parties. Des petites choses, ça devrait commencer par des petites choses. L'important c'est de commencer, de pouvoir expérimenter, même à un niveau très local. Ça initierait certainement des formes de coopération, au lieu de rester dans ce mode "chiens de faïence" ou l'on attend le premier incident pour pouvoir se tirer dessus. Étant donné l'historique de nos relations, il vaut sans doute mieux ne pas démarrer par le plus haut niveau officiel, et visible, mais à des échelons plus en retrait, plus discrets. Ensuite, il y a un autre travail à faire avec la Russie et en triangulation - Karabakh, Russie, Azerbaïdjan -, c'est faire en sorte que les forces de maintien de la paix russes ne servent pas qu'à enregistrer les doléances des uns et des autres mais que l'on puisse se mettre d'accord sur une manière de fonctionner, dans la configuration qui existe aujourd'hui. Que lorsque survient un accident, ces forces de maintien de la paix ne soient pas uniquement sur un mode pompier, mais sur un mode de prévention de la future crise.