En marge du festival "Kondensé" organisé du 4 au 11 juillet dans le cadre du Fonds citoyen franco-allemand par l'Ambassade de France et le "Goethe Institut", l’Université nationale d’architecture et de construction d’Arménie (l'UNACA) réunissait architectes, urbanistes, institutionnels et universitaires arméniens et français pour une journée d’étude et d'échanges sur le devenir de Kond, quartier historique mais menacé d'Erevan, le dernier qui subsiste encore dans la capitale.
Texte et photos: Olivier Merlet
Kondensé d'histoire
Perché sur un coteau rocailleux séparant les gorges de Hrazdan du centre-ville d'Erevan, le petit quartier populaire de Kond, la "longue colline" en arménien, fait sinuer ses ruelles pentues et tordues et ses passages incertains. Il faut savoir le dénicher, et pour cause, cerné d'une muraille bétonnée de promotions immobilières verticales et sans âme qui le dissimulent et l'étouffent inexorablement. Comme pour mieux le faire oublier. Coincée entre deux immeubles de la rue Saryan ou Leo, une volée de marches dérobée, vétuste, étroite et inégale grimpe l'on ne sait trop où. C'est une ascension à reculons dans le temps, un village dans la ville que l'on découvre enfin avec ses maisons basses faites de bric et de broc, rafistolées, intriquées, on ne sait plus très bien où s'arrête l'une et où commence la prochaine, un labyrinthe de ruelles juste assez larges pour se croiser, des portes en bois d'un autre âge…
C'est en fait un trésor d'architecture et d'histoire qui se dissimule à l'ombre des venelles décrépies et dans les arrière-cours de ces masures en péril. Les plus anciennes datent du XVIIe siècle, du moins en partie devrait-on dire : bien souvent, il n'en reste qu'un mur de briques et d'argile, typique de l'époque, sur lequel d'autres générations de "Kondetsis", leurs habitants, ont accroché les leurs, patchworks de pierres, de bois… de tôles et de parpaings. L'un d'eux nous ouvre sa porte et m'invite à prendre le café. Au milieu d'une large cour carrée, des assiettes sèchent sur la margelle en pierre d'une fontaine-lavoir. Des colombes s'ébrouent derrière le grillage d'un pigeonnier rustique. En passant la tête à travers le mur fendu de la cuisine, je découvre une coupole, unique rescapée de la mosquée Thapha Bashi construite en 1687. On se demande comment elle tient encore. Classée monument historique, elle témoigne de l'architecture du Khanat d'Irevan alors sous domination perse. Son dôme principal s'est effondré il y a plus de trente ans…
Cachez cette misère que je ne saurais voir !
Mais derrière les murs il y a aussi des hommes. Alors que l'originalité du quartier attire souvent les curieux, les Kondetsis sont fatigués de la précarité de leurs conditions de vie et d'habitat. Humidité, insalubrité, manque de services appropriés et mauvais état des 3 seules rues carrossables qui y mènent, ils se sentent ignorés et abandonnés par les pouvoirs publics. Dans les années 90, Karen Demirchyan, Président de l'Assemblée Nationale tragiquement disparu et originaire de Kond avait voulu mettre en lumière les conditions socio-économiques du quartier, espérant une réaction des autorités municipales. En vain.
Sur ces 22 hectares, on recense entre 8 et 11000 habitants, on ne sait pas de trop, pour 850 parcelles, des "unités de propriétés" comme on les appelle ici. 500 officielles et 350 non enregistrées ou dont les titres ont été perdus… Pas facile dans ces conditions de faire valoir ses droits à un relogement équivalent, convenable et décent ou à des indemnités que l'on voudrait conséquentes d'autant que le prix du terrain juste en contrebas -nous sommes encore en plein centre-ville- atteint des sommets. Si certains des habitants envisagent leur relocalisation dans d'autres arrondissements, nombreux sont ceux qui restent très attachés au quartier et ne voudraient le quitter à aucun prix. Comme partout finalement quand il est question de réhabilitation urbaine. "Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de quitter Kond mais nous y sommes restés." Ils y ont toutes leurs racines depuis des générations, leurs habitudes, une vie communautaire s'est mise en place avec ses épiceries, ses petits coins de rencontre. Ils se réunissent d'ailleurs tous les vendredi pour évoquer leurs problèmes.
L'enclavement de Kond, sa physionomie et sa typologie complexe freinent les plans de réhabilitation. Depuis la soviétisation de l'Arménie dans les années 1920, plusieurs projets ont été pressentis, aucun n'a jamais finalement abouti, leur réalisation se heurtant à chaque fois a des problèmes différents. En 1925, déjà, Alexander Tamanyan, célèbre architecte concepteur d'Erevan tel que nous le connaissons aujourd'hui avait proposé d'inscrire Kond à son programme de reconstruction. Plus récemment encore, celui d'Arshavir Aghekyan en 1984 n'est jamais sorti des cartons.
Regards croisés et perspectives
Coordonnée par Suzanne Monnot, architecte française chargée de recherche et Maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon (ENSAL) en collaboration avec Emma Harutyunyan, Professeur de théorie et d'histoire de l'architecture à l'UNACA, la journée d'étude intitulée "Regards croisés – projets et perspectives pour Kond" a permis de faire un bilan sur ces questions et d'imaginer ce que pourrait être son futur.
En mars dernier, un concours international a été lancé pour la "réhabilitation et la régénération du quartier de Kond". Ses prérequis, fruit d'une réflexion conjointe d'universitaires et de sociologues, ne portaient pas seulement sur les questions d'architecture et de préservation des lieux mais aussi sur celles concernant leur faisabilité, les conditions de relogement des habitants et l'intérêt économique susceptible d'être généré. Une requalification de l'existant accompagnée de la nécessité d'une amélioration des infrastructures et notamment de la voirie qui devrait au moins permettre le croisement de deux véhicules ainsi qu'un accès facilites aux services d'incendie ou d'urgence. Sur les 46 projets reçus, 16 ont été retenus en vue des sélections finales par un jury composé de professionnels mais également de 4 représentants des habitants de Kond.
Davit Tshgnavoryan, conseiller municipal de la capitale, semble résolu et déterminé. Sa vision laisse peu de place au romantisme : "Kond, à l'image de ses murs, est une matière organique : si l'on y touche, il va se désorganiser. Le préserver, ça veut dire ne pas y toucher. Les habitants savent que le projet va être réalisé, on doit trouver des compromis, voire les arracher douloureusement, on ne peut pas tout garder. Trouver le juste équilibre entre l'attractivité de Kond et ce qui peut être réellement envisagé. Ils vivent dans un monde perdu. Les investisseurs sont là ils doivent s'y retrouver."
Kond survit, résiste, pour combien de temps encore ? Son paysage urbain de valeur historique et son environnement deviennent peu à peu méconnaissables, son identité même est en danger. L'inaction de ces dernières décennies a laissé la part belle aux promoteurs et spéculateurs fonciers qui finiront par la faire disparaitre totalement si rien n'est décidé rapidement, perdue à jamais sans laisser de trace. En attendant que les projets deviennent réalité, l'initiative franco-allemande de ce festival "Kondensé", "Kondensiarte Diversität" en allemand, aura permis d'attirer l'attention sur ce quartier oublié et gagnera à être pérennisée par les institutions et associations locales.