Véritable sanctuaire arménien du savoir, le Matenadaran abrite l’une des plus riches collections de manuscrits anciens au monde. Sur lesquels veille le directeur scientifique de ce musée-institut, phare du pays.
Par Anna Aznaour (La Gazette Drouot)
Un livre est quelqu’un », écrivait Victor Hugo dans ses Proses philosophiques. Au Matenadaran -Institut Machtots de recherche sur les manuscrits anciens, ils sont plus de vingt mille. Certains arrachés des flammes, d’autres transportés en lieu et place du pain par des paysannes illettrées, fuyant les persécutions d’envahisseurs étrangers. Comme l’Homéliaire de Mouch du XIIIe siècle, ouvrage de 28 kilos et de 601 pages en parchemin, que cet institut expose au public. Trônant en majesté sur une haute colline de la capitale arménienne, le vénérable sanctuaire du savoir national est une ode à l’âme de son peuple, assoiffée de connaissance. Préserver la sienne, coûte que coûte, est une question de survie identitaire dans la contrée où naquit officiellement, en l’an 301, le premier État chrétien au monde. Dès lors, sans cesse envahie et inexorablement amputée de ses territoires ancestraux, l’Arménie s’attachera à son unique allié fidèle : son alphabet singulier. Créé en 405 par le moine Mesrop Machtots, les 36 lettres – elles s’élèvent à 39 depuis – seront l’assurance-vie du patrimoine national. Et les premiers livres – traductions enluminées de la Bible et des Évangiles –, les outils d’alphabétisation du peuple en sa langue natale. Devenu un institut de recherche en 1959, le Matenadaran, dont le nom signifie « bibliothèque », accomplit depuis un colossal travail scientifique, qui lui a valu l’inscription au registre international « Mémoire du monde » de l’Unesco, en 1997. Le professeur Karen Matevosyan, son directeur scientifique, lève un coin de voile sur les activités d’études et de conservation des trésors rescapés.
Depuis 1959, votre institut a publié plus de 200 volumes d’ouvrages scientifiques sur les manuscrits détenus par le Matenadaran. Quels sont les travaux que vous menez actuellement ?
Notre plus grand défi est le catalogage détaillé de chaque pièce de notre vaste collection. À ce jour, dix volumes d’inventaire englobant les écrits du Ve au XIIe siècle sont déjà parus, et la publication de vingt autres volumes est prévue dans les prochaines décennies. Actuellement, ce travail est réalisé par nos cent vingt chercheurs dont chacun a une spécialisation très ciblée : linguiste, historien, musicien, critique d’art, restaurateur, etc. Dans cette équipe multidisciplinaire, nous comptons même un médecin chercheur – Armen Sahakyan – qui réhabilite les recettes médicinales des manuscrits. Il faut savoir que répertorier une pièce relève du travail de détective.
Pourriez-vous donner un exemple concret de ce travail de référencement ?
Cela dépend du type d’ouvrage. Si trois mille de nos manuscrits sont en grec, latin, hébreu, syriaque, arabe, persan, tout le reste, soit dix-sept mille, sont en grabar (arménien ancien). C’est pourquoi le travail d’un linguiste capable de déchiffrer chacun de ces objets uniques est indispensable. Ensuite, c’est sa thématique – religieuse, artistique, scientifique, médicale, littéraire ou musicale – qui aiguille le choix des autres experts. Ils doivent être des spécialistes de la discipline dont traite le manuscrit, car chaque détail, même le plus infime, a une importance capitale dans l’interprétation. Sans parler de l’authentification de l’auteur du manuscrit, de la période et de l’endroit de sa réalisation, de ses commanditaires, etc.
En tant qu’historien, spécialiste du Moyen Âge et auteur de vingt ouvrages sur le sujet, comment expliquez-vous la grande variété stylistique des manuscrits enluminés arméniens de cette période ?
La réponse est à chercher du côté de l’évolution géopolitique de l’Arménie de cette époque, qui a contribué à la renaissance, au XIIIe siècle, de l’art de l’enluminure arménienne, ses débuts remontant au Ve siècle. Cet âge d’or a vu fleurir un grand nombre d’artistes très talentueux en Arménie, dont Toros Roslin est l’un des plus illustres. Mais aussi au royaume arménien de Cilicie, où Sargis Pitsak était l’un des chefs de file au début du XIVe siècle. Sans oublier Grigor Tsaxkox en Artsakh, nom arménien du Haut-Karabakh, ou Margaré à Ani, capitale de l’Arménie au Xe siècle, surnommée la « ville aux mille et une églises ». Entre le XIVe siècle et le XVIe siècle, c’est l’école du Vaspourakan qui se distingue par son style de miniatures très particulier, bien que simple par rapport à celui de Cilicie, aux dessins extrêmement élaborés et généreusement dorés. L’explication en est très simple : Vaspourakan était une principauté nettement moins aisée que le royaume de Cilicie, et ses commanditaires étaient des membres des couches populaires, et non des nobles fortunés.
Pourquoi les miniatures arméniennes de Cilicie semblent-elles également plus universelles ?
Sans doute parce qu’elles marient avec succès l’art byzantin à l’art islamique. N’oublions pas que ce royaume avait comme voisins aussi bien des pays latins que des pays musulmans, dont la Syrie. Cette proximité n’a pas manqué d’influencer l’art des scribes arméniens, comme l’attestent les décorations ornementales des pages de ces manuscrits.
Seul 1 % de votre dépôt est présenté au public dans les salles d’exposition du Matenadaran. Les chercheurs extérieurs à votre institution peuvent-ils consulter les manuscrits ?
Tout chercheur peut en faire la demande un mois à l’avance, en spécifiant l’objet de sa recherche. En raison de la grande fragilité de nos pièces, nous mettons souvent, à disposition des postulants, uniquement les versions numérisées des manuscrits, qu’ils peuvent consulter sur place. Quant au public, lors des expositions thématiques temporaires qui nécessitent la présentation d’ouvrages susceptibles de se détériorer au contact de la lumière, notre équipe d’artistes réalise des copies identiques afin de satisfaire l’intérêt des visiteurs. Notre institution étant financée à plus de 80 % par l’État, nous n’avons pas les moyens d’acquérir des manuscrits anciens dans les ventes aux enchères ou auprès de collectionneurs. Heureusement, certains de ces derniers nous ont fait don d’un millier de pièces très rares qui font l’objet d’études et de publications, en langue arménienne généralement. Bien que l’intérêt et la demande pour les manuscrits arméniens soient importants en raison de leur rareté et de leur qualité, la publication en langue étrangère de nos ouvrages à plus large échelle ne fait, pour le moment, pas partie des priorités budgétaires de l’Arménie.
Pourtant, les scribes arméniens avaient l’habitude de rapporter toutes ces informations à la fin de l’ouvrage dans le chapitre « Mémorial » ?
Absolument. Mais tous nos manuscrits ne sont pas intacts. D’où l’importance d’une analyse minutieuse, sachant que la plupart des monastères arméniens, dès le Ve siècle, ont été des centres de recherche scientifique et artistique. Leur vocation principale : la traduction des textes et l’écriture ou la copie des manuscrits, aussi bien religieux que scientifiques, littéraires ou musicaux. En raison de l’histoire mouvementée de l’Arménie, beaucoup de ces précieux travaux ont été détruits, pillés ou perdus. Cependant, parmi nos trésors survivants, nous avons la chance de compter les traductions en arménien de la Chronique d’Eusèbe de Césarée et Sur la nature de Zénon de Kition, dont les œuvres originales ont disparu à jamais.