Tueurs d’animaux : comment la maltraitance animale est devenue un grave problème en Arménie

Société
16.04.2020

On peut juger de la grandeur d'une nation par la façon dont les animaux y sont traités (Mahatma Gandhi)

Le chien de rue de la capitale arménienne sur la photo ci-dessus est gentiment appelé juste Toutou. En février dernier, l’animal a eu le malheur de tomber sur un automobiliste qui, pour une raison quelconque, a décidé de l'écraser... Par miracle, notre ami à quatre pattes n’a pas subi de blessures graves, il s’est échappé avec des contusions et une grande frayeur.

Par Emil Babayan

L'incident s'est produit devant les fondateurs du Cupid Shelter, une petite initiative privée dont le but principal est de sauver des animaux qui se retrouvent en danger. « C’est arrivé sous nos yeux ; le conducteur a vu le chien traverser la rue, mais au lieu de ralentir, il a augmenté sa vitesse et a roulé sur l’animal. Le chien s'est enfui, on le cherchait. Nous l’avons trouvé dans la rue Abovian ; il est resté blotti près du trottoir, il tremblait et avait une respiration sifflante. Nous avons pensé que c'était une fracture et l'avons emmené chez le vétérinaire. Dieu merci, il s’était juste fait mal, rien de plus », – a dit au Courrier d'Erevan Mouchegh, l'un des fondateurs de Cupid Shelter, une association créée par deux personnes seulement – Mouchegh et sa sœur Arminé. Originaires de Syrie, ils ne sont pas indifférents à nos amis les animaux, chiens et chats. 

« Il y a actuellement environ 50 animaux hébergés par notre centre. Pour l’instant, nous n’avons pas de ressources suffisantes pour faire plus, nous faisons tout avec nos propres moyens. Nous avons quelques petits abris dans différents quartiers de la ville, ce qui permet de garder les animaux dispersés. Nous les nourrissons, les soignons et assurons leur traitement si nécessaire », – dit Mouchegh, avant de commencer à évoquer avec enthousiasme différentes histoires d’animaux qu’ils ont sauvés. Il est clairement fier d'aider les animaux en danger.


Mouchegh

Frère et sœur ont vraiment de quoi être fiers, d'autant qu'en Arménie, assez rares sont ceux qui sont prêts à aider nos amis à quatre pattes. Plus souvent, on peut rencontrer soit des personnes totalement indifférentes, soit celles qui se feront un plaisir de donner un coup de pied à un animal, de lui jeter une pierre, de le blesser... Des histoires de violence envers les animaux apparaissent régulièrement dans les médias arméniens. Par exemple, cet incident de l'année dernière à Etchmiadzine a eu une grande résonance : le chien était allongé sur le bord de la route et dormait. Un chauffeur de passage, ayant vu l'animal, a délibérément pris un petit virage, écrasé le chien et continué sa route.

Toujours à Etchmiadzine, l'été dernier, des chiens ont été massivement abattus, les cadavres laissés dans les rues. L'un des « divertissements » ici est la pratique consistant à attacher les chiens aux voitures en mouvement ; un autre incident de ce type s'est produit tout récemment, en mars. L'animal a eu de la chance, l'incident a été filmé, et les gens sont venus à sa rescousse. Selon les réseaux sociaux, le maltraiteur est un ancien policier.

À Abovyan, des habitants ont tué un chien et ses chiots, et étaient tellement fiers d’eux-mêmes qu’ils se sont montrés devant la caméra. Au moment de la rédaction du présent article, des informations ont été reçues selon lesquelles une chienne croisée, mère de sept chiots, a été abattue à Armavir : elle est en train de mourir. À Erevan, des chiots sont déjà abattus à mort par des enfants, tandis que d'autres enfants tuent des chats en portant des gants médicaux.


Arminé

Cette liste peut être allongée autant que possible, ce qui est révélateur d’une chose :  en Arménie, la cruauté envers les animaux ressemble à une sorte de sport... En moyenne, 2 à 3 animaux mutilés sont amenés aux cliniques vétérinaires d'Erevan sur une base hebdomadaire (données de VetLine), et un animal maltraité est amené dans différents refuges pour chiens chaque semaine (DinGo, Pawsitive, etc.). Et on ne peut que supposer le nombre d’animaux qui n’ont pas eu cette chance et qui n'ont pas survécu jusqu’à la clinique. Beaucoup d’entre eux meurent dans les rues des mains de l’homme dans l’indifférence la plus totale.

Malgré la nouvelles législation, la police est réticente de remplir ses obligations

La cruauté envers les animaux est devenue si répandue dans le pays qu’elle a dû être criminalisée – auparavant, la violence n'était sanctionnée que par une amende administrative. Le bloc au pouvoir « Mon pas » et le parti d'opposition « Arménie prospère » se disputaient la suprématie de la résolution du problème. Les premiers ont proposé d'adopter tout un ensemble de lois, tandis que l'opposition penchait pour compléter le Code pénal par un article approprié. Au terme de la bataille législative, la victoire a été remportée par la version simplifiée de la loi de l’ « Arménie prospère ». Ainsi, depuis octobre dernier, le meurtre d’un animal est puni d’une amende pouvant aller jusqu'à 300 mille drams (€550) ou une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à un an, et pour les cas aggravés - 550 mille drams ou trois ans maximum. Mais avouons-le, cela n'a toujours pas résolu le problème.

« Il n’y a pas de différence de fond – même après l'adoption des amendements au Code pénal, la maltraitance des animaux continue comme avant », – dit Mouchegh. – « Cependant, on ne pouvait pas s'attendre à ce que la loi règle tout rapidement, non. Mais la démarche est juste ; il y a au moins une possibilité de traduire l'auteur de ces actes en justice maintenant. Si la violence ne peut pas être prévenue, elle doit au moins être punie ».

La cruauté envers les animaux est devenue si répandue dans le pays qu’elle a dû être criminalisée – auparavant, la violence n'était sanctionnée que par une amende administrative.

Mais là aussi, la situation laisse beaucoup à désirer : la police est particulièrement réticente à prendre de telles affaires en charge. Cupid Shelter a récemment été confronté à un cas absolument flagrant : la nuit, des inconnus se sont introduits sur le territoire clôturé et privé du refuge, ont poignardé un chien et empoisonné deux autres animaux. Les propriétaires ont appelé la police sans tarder mais les gardiens de la paix ont résisté de toutes les manières possibles et n'ont pas voulu mettre en œuvre la procédure ; ils ont dû leur « demander » de le faire. Mais, comme l’affirme Mouchegh, même après avoir engagé l’action en justice, personne ne mène de véritable enquête.

« La réaction du public à l’égard de tels phénomènes est généralement assez atone. Les autorités ne sont pas non plus très inquiètes à ce sujet - elles ont criminalisé la violence contre les animaux et c'est tout. La députée Naira Zohrabian est la seule à aborder régulièrement le sujet de la maltraitance animale. Elle est active. Sinon, à part les protecteurs des animaux, peu de gens s'en soucient », - souligne Mouchegh.

"Nous avons fait une chose importante en adoptant une loi criminalisant la maltraitance animale mais nous ne pouvons pas dire que le problème a été ainsi résolu"

Naira Zohrabian représente l’ « Arménie prospère », et c'est elle qui a été à l'origine de l'adoption des amendements susmentionnés au Code pénal. C’était son idée. La parlementaire partage l'inquiétude de Mouchegh sur la situation des droits des animaux en Arménie. Le récent tortionnaire d’animaux qui a attaché le chien à la voiture et l'a traîné dans la rue a été arrêté en grande partie grâce à l'intervention de la députée - elle a écrit sur le crime sur sa page Facebook et l'a qualifié de « bâtard », demandant au chef de la police de lutter contre l'anarchie. Zohrabian est souvent critiquée pour sa position sévère à l’égard des bourreaux d'animaux, mais n'a pas l'intention de renoncer à ses positions.


Naira Zohrabian

« Je dis toujours qui si une personne est capable de torturer, de tuer, de mutiler un animal, alors pour moi c’est un tueur potentiel et un tortureur d’enfants. Je ne les considère pas comme étant humains : je suis désolée mais je n’ai pas l’intention d’abandonner mes idées. Nous avons fait une chose importante en adoptant une loi criminalisant la maltraitance animale mais nous ne pouvons pas dire que le problème a été ainsi résolu, ça non. Il y a encore des personnes dans notre société qui n'ont pas compris ce qui se passe. Mais certaines de ces personnes qui ont, disons, des tendances malsaines envers les animaux, ont déjà au moins peur de les montrer », – a déclaré Mme Zohrabian dans une conversation avec Le Courrier d’Erevan.

Les amendements au Code pénal proposés par Zohrabian et sa fraction ont reçu l'approbation des protecteurs des animaux et même le soutien de l'étranger : la Fondation Brigitte Bardot qui lutte contre toute forme de souffrance animale en France et à l’étranger, a salué la criminalisation de la maltraitance des animaux en Arménie et s'est déclarée prête à contribuer à l'élaboration de la législation pertinente.

Mais en même temps, il y a beaucoup de gens insatisfaits en Arménie, selon Mme Zohrabian : « Certaines personnes m'écrivent, se plaignant de ne plus pouvoir tuer les chiens en paix », dit la députée, perplexe.

Zohrabian nous a confié qu'un autre projet de loi sur le traitement responsable des animaux sera bientôt soumis au Parlement. La parlementaire l’appelle la « deuxième étape » de la solution du problème. « Nous avons encore beaucoup à faire - résoudre le problème des refuges pour chiens, remettre en place le « Centre de stérilisation des animaux errants » qui ne peut pas faire face à la charge par manque de ressources, etc. Nous avons besoin de fonds pour tout ça, et nous nous efforçons, entre autres, d’attirer les organismes donateurs étrangers. Mais nous y arriverons », – assure-t-elle.

Le « Centre de stérilisation des animaux errants » est un organisme sans but lucratif créé par la municipalité d’Erevan en 2018 qui a pour objet la capture des animaux errants, leur stérilisation et le dépistage de maladies. Si le chien va bien et n'est pas agressif, on lui met un badge jaune à l’oreille et on le relâche. Preuve que les services vétérinaires municipaux l'ont vacciné et qu’il est considéré comme inoffensif. Si l’animal est dangereux pour une raison ou une autre, il est euthanasié. Mais le Centre a beaucoup de problèmes - manque d'argent, de personnes, de ressources. La situation est aggravée par le fait que le nombre de chiens errants dans la capitale augmente, la question commence à prendre une teinte politique et devient l'objet de spéculations.  Dans ce contexte, le « problème des chiens » est principalement abordé par les partisans des autorités pré-révolutionnaires de l'Arménie.

Une histoire étrange

Tout a commencé par une histoire assez étrange liée au zoo d'Erevan : il a été rapporté que dans la nuit du 31 octobre au 1er Novembre 2019, une meute de chiens affamés et maléfiques (ce qui, en fait, n’existe pas dans la ville) s'est infiltrée dans le zoo, a tué trois kangourous et en a mangé deux. Un jour plus tard, l'attaque se serait reproduite - cette fois, des chiens malfaisants et affamés ont tué trois mouflons. Mais les attaques ont soudainement cessé dès que le directeur du zoo d'Erevan a démissionné. Et la meute s'est en quelque sorte « évaporée » et n'a jamais attaqué personne d'autre...

Cette fausse évidence a été utilisée pour des intrigues internes du Parc zoologique d'Erevan, une organisation à but non lucratif, subordonnée à la municipalité. Mais l'appât s'est avéré si délicieux qu'il a pris racine en tant que facteur politique – on a commencé à effrayer les gens avec des chiens maléfiques pour démontrer l'incapacité des autorités de la capitale à assurer la sécurité de ses habitants. Durant l'hiver 2020, seuls les fainéants ne discutaient pas du « problème ». Facebook était rempli de nombreux messages alarmistes sur l'augmentation folle du nombre de soi-disant cas où des chiens attaquaient des gens. Diverses vidéos (comme celle-ci) ont été citées comme preuves, alors même qu’il n’y avait dans ce cas-là pas eu d’attaque. Il y a eu également des manipulations avec les statistiques.

« Si l’on compare cette situation avec celle d’il y a environ dix ans, le progrès est évident. Nul ne peut le nier. Mais il n'y a pas non plus de quoi se contenter : les droits des animaux ne sont pas protégés en Arménie. La responsabilité pénale pour la violence faite à leur encontre est un début important et nécessaire.  Par exemple, dans le passé, dans différentes parties du pays les autorités locales elles-mêmes avaient l’habitude de tuer les animaux. C'est ainsi qu'ils « résolvaient le problème » mais maintenant il leur est expressément interdit de le faire. Par conséquent, elles recherchent des méthodes alternatives, s'intéressent au programme de stérilisation des animaux et ainsi de suite »

Selon les données officielles, en 2018, à Erevan, 1403 personnes seraient devenues « victimes » des chiens. Attaques ou morsures - les statistiques sont muettes. Fin 2019, il y avait 1781 cas de ce type - cette différence est utilisée comme preuve de l'augmentation de l'agressivité chez les chiens, ce qui est une spéculation évidente. Si en 2018, il y avait 10-12 mille chiens errants à Erevan, en 2019 ils étaient déjà 20 mille, soit presque deux fois plus. Cela a été facilité par les problèmes du « Centre de stérilisation des animaux errants » (il a été quasi paralysé pendant la majeure partie de l'année dernière), ainsi que par la crise de l’élimination de déchets à Erevan, qui est devenue le fléau de la capitale pendant la période été-automne 2019 : l'abondance de déchets - la nourriture pour les chiens, y compris les animaux des territoires adjacents à Erevan.

Cependant, si le niveau d'agressivité des chiens était au moins maintenu au même niveau, s’ils doublaient en nombre, le nombre de morsures ne serait pas de 1781, mais deux fois plus élevé que l'année dernière - environ 2800.

D'autre part, la fondatrice de l'ONG DinGo Armenia et membre du Conseil municipal d’Erevan Ovsanna Hovsepian doute que les données du « Centre de stérilisation des animaux errants » concernant le nombre de chiens soient correctes. « En réalité, personne ne les a comptés. Auparavant, pendant des années ces chiffres étaient littéralement sortis de nulle part, selon des estimations très approximatives.  Aujourd’hui, à Erevan, selon mes estimations, il y a environ 6 000 chiens sans abri », dit Hovsepian. Quant au nombre croissant de morsures, l’interlocutrice du Courrier d’Erevan note que la plupart d’entre elles ne proviennent pas d'animaux errants, mais de chiens domestiques qui ont des propriétaires.


Hovsanna

Cependant, dans les médias, personne n'est entré dans de tels détails, le « problème des chiens » a rapidement été attribué à l'impuissance des autorités, à l'incapacité de résoudre les problèmes de la ville. Tout est clair avec la politique mais il est à noter que cette pression a conduit à une agression encore plus grande contre les animaux (et non l'inverse). Ces derniers mois, les médias ont fait grand état de meurtres de chiens.

Quelle est la solution ?

La situation actuelle peut être réglée par le travail conjoint de l'État et du secteur privé - des personnes qui ne sont pas indifférentes au sort de milliers d'animaux. Mais entre-temps il y a beaucoup à faire dans ce sens. « Si l’on compare cette situation avec celle d’il y a environ dix ans, le progrès est évident. Nul ne peut le nier. Mais il n'y a pas non plus de quoi se contenter : les droits des animaux ne sont pas protégés en Arménie. La responsabilité pénale pour la violence faite à leur encontre est un début important et nécessaire.  Par exemple, dans le passé, dans différentes parties du pays les autorités locales elles-mêmes avaient l’habitude de tuer les animaux. C'est ainsi qu'ils « résolvaient le problème » mais maintenant il leur est expressément interdit de le faire. Par conséquent, elles recherchent des méthodes alternatives, s'intéressent au programme de stérilisation des animaux et ainsi de suite », a déclaré Ovsanna Hovsepian.

D'une manière ou d'une autre, la situation des animaux en Arménie laisse beaucoup à désirer pour l'instant. Mais il y a des conditions préalables pour que cela s’améliore : les autorités continuent à travailler pour protéger les droits des chiens et des chats, y compris quand ils sont à la rue.

Sur le plan social, la criminalisation n'a pas beaucoup changé jusqu'à présent, mais cela prend du temps, estime la fondatrice du DinGo Armenia.  Au moins après l'adoption de la loi, des affaires pénales ont déjà été engagées. Le propriétaire d'un complexe de restaurants à Dilijan, qui a brutalement tué un chien devant des visiteurs, en est un exemple. « C’est mon chien à moi, je l’ai tué…et alors ? C’est quoi le problème ? » – a déclaré l’homme à la police. Maintenant, il est sur le banc des accusés.

« Il faut éduquer les gens, leur apprendre, beaucoup de gens n'ont pas la moindre idée de ce qu'est un chien. Disons qu'un aboiement amical peut être pris pour une agression. Ils peuvent donner un coup de pied à l’animal, puis se demander pourquoi ce même animal fait preuve d'une attitude hostile envers les gens. C’est inadmissible car nous coexistons tous dans un même monde et cette cohabitation doit être correctement organisée », – résume la défenseure des animaux.

D'une manière ou d'une autre, la situation des animaux en Arménie laisse beaucoup à désirer pour l'instant. Mais il y a des conditions préalables pour que cela s’améliore : les autorités continuent à travailler pour protéger les droits des chiens et des chats, y compris quand ils sont à la rue. Des gens comme Ovsanna, Mouchegh, Arminé et leurs semblables les aident : ils sont peu nombreux, mais ils sont gentils et déterminés. Frère et sœur ne vont pas reculer devant les difficultés rencontrées, ils vont investir dans un mois ou deux un terrain encore plus grand, toujours avec leur argent, et y installer un refuge normal et plus puissant pour les animaux.

« Nous aurions besoin de l’aide de l’État, elle n’est pas encore évidente », avoue Mouchegh.

Mais ils ne vont pas abandonner, quelle que soit la décision des autorités. Car lorsque vous savez que des vies ont été sauvées grâce à vous, il y a peu de choses qui peuvent vous faire dévier de votre voie, surtout si ces vies appartiennent à des créatures innocentes et sans défense. Que des ordures sans limite essaient de tuer...

P.S. Le Code pénal est bien sûr une chose indispensable. Mais parfois il semble complètement inutile. Après tout, qui a besoin d'un article du Code pénal sur la cruauté envers les animaux, si dans les actions de ces deux bourreaux d’animaux « aucune infraction n’a été constatée », selon la conclusion de l'enquête menée sur le cas du petit Toutou.